Par Mitali Nagrecha
L’indignation dans les rues a forcé le gouvernement à annoncer qu’il “réécrirait” l’article concerné du projet de loi. Ce qu’il doit faire, cependant, c’est totalement l’abandonner.
De telles vidéos non seulement exposent des actes individuels d’abus de pouvoir et comportements délicteux, ce qui est déjà suffisamment important, mais révèlent et imposent également un débat sur le racisme systémique dans la société française et les institutions de l’État. Et c’est une question qui nécessite plus d’attention – plus de témoignages, de vidéos, de responsabilité – et non pas moins.
Il y a quelques semaines à peine, ce type d’images a fait connaître à un très large public le passage à tabac brutal d’un producteur de musique, Michel Zecler, par des policiers à Paris. Ces images, publiées par Loopsider News, montrent Zecler en train de recevoir des coups de pied et de poing pendant plusieurs minutes par trois officiers dans son studio de musique. Un quatrième est ensuite vu en train de lancer une bombe lacrymogène dans le bâtiment.
Les vidéos, captées par les voisins de Zecler et prises par les caméras de surveillance du studio, montrent que Zecler a été forcé de quitter le bâtiment sous la menace d’une arme. L’incident aurait commencé par un échange verbal sur la question de savoir si le producteur de 41 ans portait un masque facial, comme l’exige la pandémie COVID-19.
Michel dit que sans ces vidéos, ses amis et sa famille auraient probablement entendu – et peut-être cru – la version policière de l’histoire : que Michel avait été celui qui avait attaqué, celui qui avait déclenché la violence. Il serait aussi probablement en prison. Mais grâce à ces vidéos, Michel est un homme libre.
Mais nouveau projet de loi sur la sécurité fait craindre que les personnes qui publient des vidéos comme celles qui ont innocenté Michel Zecler risquent à l’avenir de faire l’objet de sanctions pénales.
L’article 24 du projet de loi prévoit que la publication d’images de policiers en service dans l’intention de porter atteinte à leur “intégrité physique ou psychologique” constitue une infraction pénale, passible d’un an de prison et d’une amende de 45 000 euros.
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Les journalistes et les groupes de défense des libertés civiles se sont prononcés contre cette loi, affirmant que son caractère général et le manque de clarté de sa formulation auraient probablement un effet dissuasif sur les droits et libertés des Français.
Sur le papier, la loi semble ne s’appliquer qu’à ceux qui filment les agents avec “une intention malveillante”. Cependant, sur les lignes de front des manifestations et lors des confrontations entre les participants et la police, ce sont les policiers eux-mêmes qui détermineront les intentions de ceux qui filment, et s’ils doivent être arrêtés et inculpés.
Cela signifie que la loi permettrait aux policiers d’empêcher tout tournage de leurs actions illégales, et de criminaliser les citoyens qui veulent exposer leur violence et leurs mauvaises pratiques.
Nous ne savons pas encore comment les tribunaux interpréteraient une telle loi, ni quel type de révision le gouvernement apporterait à sa formulation pour calmer les tensions. Cependant, il est difficile d’imaginer un amendement qui répondrait de manière significative aux critiques actuelles.
Cette législation représente une menace sérieuse pour les communautés de couleur dans un pays où le racisme institutionnel est omniprésent, et le problème de la brutalité policière racialisée est toujours nié et ignoré par les élus. Les vidéos documentant les brutalités policières sont l’un des seuls outils dont disposent les Noirs et les personnes de couleur pour exposer la réalité violente du maintien de l’ordre en France.
En juin dernier, Human Rights Watch a publié un rapport exposant le problème de longue date des contrôles d’identité “abusifs et discriminatoires” visant les communautés de couleur en France. Un rapport précédent de l’Open Society Justice Initiative avait déjà révélé que les Noirs en France “avaient entre 3,3 et 11,5 fois plus de chances que les Blancs d’être contrôlés, tandis que les Arabes étaient contrôlés entre 1,8 et 14,8 fois plus que les Blancs”.
Il est clair que le problème ne concerne pas quelques mauvais éléments des forces de police, mais qu’il est systémique. Malgré les preuves accablantes de l’existence d’un problème structurel – qui trouve ses racines dans l’héritage colonial français – le ministre de l’intérieur Gérard Darmanin a affirmé en juillet que la police française n’exerçait que la “violence légitime”.
Au-delà de la négation de l’existence d’un problème, les autorités françaises travaillent activement à faire taire ceux qui tentent de dénoncer les excès et le racisme des forces de sécurité françaises.
Le gouvernement français cible depuis longtemps les journalistes qui filment les violences policières dans les “banlieues”, des banlieues où vivent de nombreuses personnes de couleur, et la nouvelle loi de sécurité est clairement destinée à lui donner plus de munitions pour entraver ces efforts journalistiques visant à exposer la vérité qui dérange.
En juin 2019, par exemple, la police française a violemment arrêté Taha Bouhafs, un reporter du site d’information Là-bas Si J’y Suis, et lui a confisqué son téléphone portable pour le “crime” d’avoir filmé des violences policières lors d’une manifestation de travailleurs sans papiers en banlieue parisienne.
Il a été accusé d’outrage à la police et de rébellion avant d’être libéré le lendemain. Et ce n’était même pas la première fois que Bouhafs faisait face à la colère des forces de sécurité françaises pour avoir tenté de dénoncer leur violence.
Sa persécution par la police française a commencé en 2018 lorsqu’une photo qu’il a prise d’un policier attaquant un manifestant a déclenché une enquête qui a révélé que le policier était Alexander Benalla – chef de cabinet adjoint du président français Macron.
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Bouhafs et de nombreux autres journalistes comme lui, qui s’efforcent de dénoncer les brutalités policières racistes en France, ont été pris pour cibles, détenus et maltraités par la police française ces dernières années. Et tout cela avec le soutien du gouvernement français.
Tout en répondant aux critiques selon lesquelles l’article 24 du nouveau projet de loi sur la sécurité empêcherait les journalistes de faire leur travail librement et en toute sécurité, par exemple, Aurore Berge, députée du parti au pouvoir, la République en mouvement (LREM), a déclaré que “tous les Français ne peuvent pas se dire journalistes”.
L’administration Macron s’est également montrée particulièrement sur la défensive face aux images affichées par des scènes de répression policière dà l’encontre de manifestations. Cette nouvelle loi est en fait probablement une mesure de représailles contre les manifestants des Gilets Jaunes qui ont causé beaucoup de maux de tête au gouvernement en postant sur les médias sociaux des vidéos de brutalité policière lors des manifestations.
Le fait que le gouvernement légifère pour limiter la sensibilisation du public et le débat public sur la répression des manifestations, est révélateur et troublant pour les mouvements de plus en plus importants en faveur de la justice raciale dans le pays.
Aujourd’hui, la France est au milieu d’un combat pour la justice raciale qui n’a que trop tardé. Les citoyens se battent pour faire de la France un pays où chacun, quelle que soit la couleur de sa peau, peut se sentir en sécurité. Le mouvement antiraciste français se renforce chaque jour un peu plus et les gens demandent à l’État de s’attaquer enfin au racisme structurel.
En juin de cette année, quelque 40 000 personnes sont descendues dans la rue pour soutenir le mouvement Black Lives Matter à Paris, et des manifestations similaires ont continué pendant des semaines dans tout le pays. Pourtant, malgré cette demande croissante de justice raciale, les politiciens français continuent d’ignorer le problème et élaborent des lois qui criminalisent non pas les policiers qui abusent des communautés de couleur, mais les victimes elles-mêmes et ceux qui tentent de les soutenir.
Documenter les violences policières est une forme de résistance. Les vidéos des brutalités policières exposent le racisme structurel dans le pays, le portent à la une des journaux nationaux et internationaux et forcent le gouvernement à s’attaquer au problème. Le nouveau projet de loi sur la sécurité montre simplement que l’État est toujours déterminé à interdire le débat sur le racisme et les demandes de justice raciale dans le pays.
C’est pourquoi les Français devraient poursuivre leurs initiatives pour convaincre le gouvernement de ne pas réviser mais d’abandonner l’article 24, et de se concentrer plutôt sur l’élaboration de lois et de politiques qui contribueraient à mettre fin au racisme systémique et à panser les blessures des communautés de couleur en France.
* Mitali Nagrecha est responsable du European Networks at Fair Trials, un réseau européen d’experts en justice pénale et en droits de l’homme qui défend le droit à un procès équitable en Europe.
15 décembre 2020 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine