Tout d’abord, je voudrais remercier les organisateurs du festival du film palestinien à Lyon. Il est très encourageant de constater que l’art et la culture de Palestine sont encore et toujours célébrés. Bravo, et mes meilleurs voeux pour le plus grand succès.
Je m’appelle Ayman Qwaider, je suis né et j’ai grandi dans le camp de réfugiés de Nuserate, l’un des huit camps de réfugiés de la bande de Gaza. Plus de 1,5 million de réfugiés vivent dans ces camps. En fait, 70% de la population de Gaza est composée de réfugiés qui ont été expulsés de leurs villes, villages d’origine lors de la création d’Israël en 1948, et au lendemain de la guerre de 1967. Après 1967, Gaza ainsi que la Cisjordanie et Jérusalem-Est ont été occupés par Israël.
Avec une population de plus de deux millions d’habitants, la bande de Gaza est l’une des régions les plus densément peuplées au monde. Cinq mille personnes vivent en moyenne dans chaque kilomètre carré.
La bande de Gaza héberge majoritairement une population jeune où les enfants représentent 49% de la population.. Il y a près d’un million de personnes de moins de 18 ans dans cette petite région coupée du monde. Il faut rappeler que, bien qu’Israël n’ait pas de présence directe dans la bande de Gaza, le poids de l’occupation se fait ressentir par un «contrôle effectif» sur la bande de Gaza et ses 2 millions d’habitants. Israël contrôle les accès terrestres, aériens et maritimes.
Il y a maintenant 9 ans, à la suite de la première opération militaire menée contre la bande de Gaza, appelée «plomb durci», qui a fait des milliers de victimes palestiniennes, l’UNESCO (l’agence des Nations Unies pour laquelle j’ai travaillé) a fait une évaluation de l’impact psychologique et social de l’occupation à Gaza sur les enfants des écoles. Dans l’enquête, il y avait une question destinée aux enfants : Où vous voyez-vous dans 10 ans ? Certaines des réponses évoquaient de possibles réussites (comme joueur de football, ingénieur, médecin) mais d’autres réponses étaient très déprimantes. Certains se voyaient dans la tombe. C’était choquant même pour moi qui ai vécu toute ma vie à Gaza, de voir comment ces enfants pouvaient formuler des réponses aussi dévastatrices sur leur avenir, un avenir qu’ils craignaient de ne jamais vivre. Et c’était à peine trois ans après le début du blocus imposé en 2007.
Cette réalité déprimante est celle qui domine aujourd’hui, et des enfants de 10 ans sont nés et ont grandi dans un monde d’isolement, d’emprisonnement et de siège, de guerres répétées et de crainte incessante.
Permettez-moi de vous exposer très rapidement les dix dernières années de la vie d’une personne âgée de moins de 18 ans à Gaza. Si vous êtes sur le point d’avoir 18 ans, vous aviez 7 ans lorsque le blocus a été imposé par Israël en 2007. Cela s’est passé après le vote de vos parents aux dernières élections démocratiques organisées dans les territoires palestiniens occupés. Le résultat de cette élection est que les Palestiniens ont voté pour un parti qui ne plaît pas à certaines composantes de la communauté internationale. En 2007, la bande de Gaza s’est retrouvée bouclée, sous un blocus brutal touchant tous les aspects de la vie. La même année, la crise de l’électricité commençait à s’intensifier spécialement après le bombardement de la centrale électrique de Gaza (située à moins de 3 km de chez moi à Gaza) par l’occupant militaire. Vos nuits sont devenues sombres et vous faisiez vos devoirs à la lueur des bougies. De nombreux membres de votre famille et amis allaient perdre la vie à cause des bougies et des générateurs électriques qui provoquaient des accidents et des incendies. Deux cents quarante décès tout à fait évitables sont dus à l’utilisation de bougies et de générateurs à Gaza.
Une crise dans la production électrique allait provoquer une crise de l’eau. Les municipalités ont besoin d’électricité pour pomper et acheminer de l’eau dans les quartiers et les habitants ont besoin d’électricité pour pomper de l’eau dans les réservoirs situés sur le toit de leurs maisons. De plus, l’eau n’est pas potable car la nappe phréatique est contaminée, ce qui oblige vos parents à acheter en permanence de l’eau en bouteille. Ce sont des difficultés qui s’ajoutent à toutes les autres difficultés.
Nous sommes le samedi 27 décembre 2008, il est midi. Vous êtes sur le point de quitter votre école (c’est la première pause). L’école fonctionne selon un système de deux groupes d’élèves par jour, parfois même trois, pour accueillir le plus grand nombre d’élèves à Gaza. Vos 40 camarades de classe et vous-même êtes sur le point de quitter l’école. Soudain, la terre se met à trembler, des éclats de vitres brisées tombent sur votre tête et des bruits sourds et terribles écrasent vos jeunes oreilles. Vous regardez autour de vous et des colonnes de fumée jaillissent de tous les coins. Doit-on courir à la maison? Si tes amis, ton papa ou ta maman te rencontrent sur le chemin alors que les bombes tombent, il n’y a pas d’endroit où se cacher, pas d’abri, seulement des bruits de bombes et d’avions de combat. C’était l’opération “Plomb durci” qui s’est terminée alors que tu entrais dans ta neuvième année. Tu es traumatisé, tu retournes dans ta classe, il y a des photos de tes amis, de tes camarades de classe tués au cours de l’opération.
Qu’en est-il du traumatisme ? Le fardeau infligé par les jours et les nuits d’explosions incessantes, de scènes sanglantes, de maisons détruites, de cauchemars, de photos de parents perdus… Rien ?
Tu dois aller de l’avant ! Tu continues, tu n’as pas le choix, à la fin de la guerre, tu es à nouveau confronté à la brutalité de vivre sous blocus. Ce blocus est une mort lente. Selon un rapport récent de Save the Children, «95% des jeunes de Gaza souffrent de stress psychologique profond, pour 78% d’entre eux, la plus grande source de peur est le bruit fait par les avions de guerre».
Ce n’est pas la dernière guerre à laquelle vous assisteras. En 2012, Israël lancé une nouvelle attaque baptisée «Piliers de défense» et en 2014, il lance l’opération «Bordure protectrice». Au cours de ces deux guerres, des milliers de Palestiniens sont assassinés et blessés et beaucoup souffrent maintenant de handicaps permanents. Lors de l’opération «Bordure protectrice», qui a duré 51 jours entre le 8 juillet et le 26 août, 2 200 Palestiniens ont été assassinés, dont 535 enfants (près de 60% des enfants dans la bande de Gaza ont 12 ans ou moins).
Depuis 46 semaines les habitants de Gaza manifestent chaque vendredi pour revendiquer leur droit fondamental à la vie sans occupation, sans blocus et sans incertitude. Les manifestations pacifiques déclenchent une réplique mortelle de l’occupant israélien. Cent quatre-vingt-huit personnes ont été assassinées, dont 38 enfants, deux femmes, deux journalistes, trois ambulanciers paramédicaux et huit personnes handicapées, dont un enfant. 14 378 personnes ont été blessées, dont plus de 3 000 enfants.
Ce n’est qu’un aperçu des 12 dernières années de la vie d’une personne sur le point d’avoir aujourd’hui 18 ans à Gaza. Cela donne un rapide contexte aux peintures d’enfants que nous avons ici ce soir et à certaines des photos de Gaza. Mais cela explique aussi pourquoi nous avons lancé le “Cinéma des Enfants de Gaza”, en tant que lieu de refuge et d’espoir pour eux. Les enfants ont rarement l’occasion d’exprimer leurs réalités quotidiennes et leurs sentiments d’une manière créative, et nous avons voulu créer un tel espace malgré les conditions généralement décourageantes dans ce territoire.
L’idée a émergé comme une initiative très modeste en 2013, alors que j’habitais à Gaza. Avec des amis et des volontaires, j’ai utilisé un projecteur mobile, un écran et je suis passé d’un camp de réfugiés à l’autre, projetant des films dans des espaces ouverts et engageant ensuite les enfants dans des discussions et diverses activités. Les enfants ainsi que leurs familles ont bien accueilli l’initiative. À travers des organisations communautaires locales, nous avons commencé régulièrement à organiser des ateliers de cinéma.
L’idée était de créer un espace paisible et créatif où les enfants pourraient être des enfants – un autre monde où s’échapper, où les réalités accablantes du siège, des morts et de la guerre pourraient être temporairement, momentanément oubliées. Le résultat a été le Cinéma des Enfants de Gaza, un projet mené aujourd’hui par un important organisme d’éducation communautaire, mis en œuvre et dirigé par des volontaires. Le projet est né de la volonté de créer un refuge pour les enfants et témoigne de la magie du cinéma : comment un film peut soulager la souffrance et littéralement éclairer un des endroits les plus sombres du monde.
Depuis que j’ai quitté Gaza en 2014, j’ai décidé de continuer à soutenir le Cinéma des Enfants de Gaza afin de toucher davantage d’enfants. Nous avons pour cela commencé à nous mettre en relation avec des organisations locales en France et en Australie qui nous ont beaucoup soutenues. Nous avons organisé un certain nombre d’événements pour la collecte de fonds en célébrant l’art et la culture par des stands de nourriture, des projections de films, des concerts et une campagne de financement participatif. Ces événements ont permis de réunir les modestes sommes nécessaires au soutien de notre équipe de volontaires en Palestine. L’an passé, l’équipe de volontaires à Gaza a organisé près de 160 projections et touché ainsi plus de 1200 enfants.
Le Cinéma des Enfants de Gaza a été pour moi-même une plate-forme pour faire connaître les réalités et les histoires des enfants et des jeunes dans Gaza, de les connecter à d’autres communautés au-delà des frontières sous blocus.
Un grand merci d’avoir écouté notre histoire et pour votre si généreux soutien au Cinéma des Enfants de Gaza.
Transmis par l’auteur – Avril 2019 – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah