Par Vidya Krishnan
La guerre d’Israël contre Gaza a révélé la véritable nature des médias occidentaux et leurs objectifs.
Si vous avez suivi les médias occidentaux pour essayer de comprendre le sens des images et des récits déchirants provenant de Gaza depuis le 7 octobre, vous ne pouvez qu’être déçu.
Depuis le début de la dernière agression israélienne contre l’enclave palestinienne assiégée – dont tout montre qu’il s’agit de l’un des efforts de nettoyage ethnique les plus foudroyants de l’histoire humaine – les médias occidentaux ont à plusieurs reprises publié des affirmations sans fondement, relayé une seule version de l’histoire et traité les violences de manière sélective, afin de justifier les violations du droit international commises par Israël et le soustraire à un examen attentif.
Les journalistes occidentaux ont donc trahi le code de déontologie, qu’ils doivent normalement respecter, dans leur couverture du comportement d’Israël à l’égard des Palestiniens.
Rien de tout cela n’est nouveau. Cela fait plus de 75 ans que la coupable complaisance des journalistes occidentaux aide Israël à justifier son occupation des Palestiniens et sa violence à leur égard.
Le 6 août 2022, plus d’un an avant l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre, le New York Times a enterré l’annonce de la mort de six enfants palestiniens dans son article sur une « flambée » des « combats entre Israël et Gaza », ce qui constitue un manquement particulièrement flagrant aux bonnes pratiques journalistiques.
Les journalistes ont relégué dans le deuxième paragraphe de l’article l’annonce que six enfants figuraient parmi les victimes des frappes israéliennes dans le camp de réfugiés de Jabalia à Gaza, ajoutant dans la même phrase qu’ « Israël a déclaré que certains décès de civils étaient dus au fait que des militants avaient caché des armes dans des zones résidentielles » et que « dans au moins un cas, une roquette palestinienne perdue a tué des civils, dont des enfants, dans le nord de la bande de Gaza ».
Dans les écoles de journalisme, ce type de reportage est qualifié d'”étouffant”. Et, en plus, il s’est avéré que l’information était fausse. Dix jours plus tard, l’armée israélienne a finalement admis qu’elle était à l’origine des frappes qui ont tué ces enfants à Jabalia.
Le New York Times n’a pas rapporté cette information avec autant d’empressement.
Qui étaient les 49 Palestiniens tués par les Israéliens dans l’attaque sur Gaza en août 2022 ?
Je pourrais dire que ce n’est pas professionnel – ce qui serait vrai puisque la couverture de ce conflit par les médias occidentaux correspond clairement à un choix idéologique dans lequel la vérification rigoureuse des faits n’a aucune place.
Mais cette analyse occulterait un problème plus profond au sein du journalisme occidental : l’imprégnation coloniale.
Le reportage sur les conflits est l’un des domaines thématiques des plus grandes salles de rédaction où la discrimination de type colonial est la plus forte. Même dans les salles de rédaction où règne la diversité raciale, il peut être difficile de rendre compte des conflits.
Mais les médias qui se targuent de fournir des informations exactes sur les conflits doivent être tenus pour responsables des erreurs flagrantes qui passent leurs filtres éditoriaux ; d’autant plus que, en multipliant les erreurs, les journalistes occidentaux ne se contentent pas de rendre compte du conflit en Palestine, ils l’ « influencent ».
Je ne mâcherai pas mes mots : nous sommes en face d’un cas d’école de journalisme colonial. C’est un journalisme réalisé par des professionnels issus de pays colonisateurs, qui sont fiers de leurs conquêtes impériales et ont une haute opinion d’eux-mêmes.
Leur sentiment de supériorité a été nourri par des siècles d’accumulation prédatrice de richesses, de connaissances et de privilèges. Ces journalistes semblent convaincus que leurs pays ont combattu et vaincu des ennemis particulièrement barbares et violents tout au long de leur histoire, qu’ils ont stoppé la progression du mal, protégé la civilisation et sauvé l’humanité.
C’est l’idéologie régnante en Occident et, par extension, également dans le journalisme occidental.
Cependant, le récit dominant n’a souvent que peu de rapports avec la réalité – c’est simplement l’histoire des vainqueurs.
Et aujourd’hui, les médias occidentaux relatent les événements tragiques de Gaza du point de vue des vainqueurs, comme ils l’ont fait d’innombrables fois auparavant dans leur couverture des conflits, des crises et de la souffrance des nations qui se libèrent du joug colonial.
J’ai remarqué ce biais dans la couverture des maladies tropicales par des journalistes qui savent que ni eux, ni les leurs, ne souffriront jamais de la malaria, la dengue ou l’Ebola.
Je l’ai vu après le génocide des Rohingyas, lorsqu’on a demandé aux survivantes du génocide si elles avaient été « maintenues par cinq hommes ou sept » lors d’un viol collectif.
Le journalisme occidental est, dans son essence même, le journalisme du vainqueur – il ne s’interroge jamais sur l’authenticité des annonces officielles, il ne fait pas l’effort de les mettre dans le bon ordre, ni de les replacer dans leur contexte, il ne tente jamais de mettre le pouvoir en face de la vérité, ni de montrer les agressions, les violences et les excès continuels des « vainqueurs » de l’histoire.
Et lorsqu’il s’agit de la Palestine, les reportages portent sur une occupation dont ces reporters n’auront jamais à souffrir et dont ils ne savent rien, n’ayant jamais vécu sous occupation.
On a affaire à un journalisme voyeuriste immoral et indécent.
Dans le journalisme du colonisateur, la langue devient une arme pour chosifier les colonisés.
Dans « Les damnés de la terre », où il analyse les effets déshumanisants de la colonisation, le philosophe Frantz Fanon écrit que les médias n’aborde la souffrance des Algériens (pendant la conquête impériale de la France) que sous la forme de statistiques portant sur des « masses hystériques » et des « enfants qui semblent n’appartenir à personne ».
Moyen-Orient : une guerre sans pitié contre la liberté de la presse
Le livre a été écrit en 1961, mais ses conclusions s’appliquent parfaitement à la couverture médiatique occidentale de la souffrance palestinienne aujourd’hui.
Cette utilisation déshumanisante du langage a été particulièrement visible dans le décompte des morts. Début novembre, le Times de Londres notait : « Les Israéliens ont marqué un mois depuis que le Hamas a tué 1 400 personnes et en a enlevé 240, déclenchant une guerre dans laquelle 10 300 Palestiniens auraient trouvé la mort ».
Dans les nouvelles occidentales, les Israéliens meurent à la voix active – le Hamas les a « tués » ou « assassinés » – tandis que les Palestiniens meurent à la voix passive. Ils « se déshydratent à mort alors que l’eau potable vient à manquer », comme l’a dit le Guardian, comme s’il ne s’agissait pas d’un crime contre l’humanité volontaire mais d’une catastrophe naturelle.
Selon la machine de propagande occidentale, Israël a le droit de détruire Gaza, la Cisjordanie, Jérusalem-Est, l’Iran, le Liban, le Yémen et tout autre pays de la région pour assurer la sécurité des Israéliens.
Il peut tuer presque tous les musulmans, les juifs qui demandent un cessez-le-feu, le personnel de l’ONU et les médecins de Médecins sans frontières (MSF), les journalistes, les ambulanciers et même des bébés lorsqu’il s’agit de cibler le Hamas.
Pourtant, rares sont les organes de presse qui s’intéressent à ce que cela signifie pour Israël et pour le monde, si le seul moyen pour lui de se sentir en sécurité est de faire pleuvoir la mort et la misère sur des millions de personnes.
Aucun d’eux – car il y a désormais un « nous » et un « eux », un monde divisé entre colonisés et colonisateurs – ne s’est jamais vraiment demandé si une victoire obtenue aux dépens de la vie de milliers d’enfants innocents pouvait être considérée comme une victoire.
Avec cette propagande de guerre, les journalistes occidentaux occultent la véritable situation historique à laquelle nous sommes confrontés : Israël, soutenu par l’armée la plus puissante du monde, fait la guerre à un peuple apatride vivant sous son occupation et élimine des hommes, des femmes et des enfants innocents par milliers.
Une situation historique dans laquelle les gouvernements occidentaux autorisent ce carnage tout en faisant la leçon au monde sur leurs valeurs supérieures, leur moralité et leur amour de la démocratie.
Toute personne vivant dans le monde post-colonial sait que leurs discours sur la morale, l’amour de la démocratie, le grand professionnalisme de leurs journalistes et l’honnêteté de leurs politiciens ne sont qu’une vaste escroquerie.
À cette heure sombre, alors que la guerre fait rage, que des enfants meurent de faim et qu’Israël est jugé par la CIJ pour « génocide plausible », il est crucial de dire et redire que les journalistes occidentaux ont beaucoup de sang sur les mains.
En parfaite coordination avec leurs puissants gouvernements, ils ont disqualifié et phagocyté des institutions internationales telles que les Nations unies, donné aux récits israéliens d’ « autodéfense » un vernis de respectabilité et réduit à néant les récits et les points de vue palestiniens.
Les quelques Palestiniens qui ont eu droit à une tribune – au nom de l’ « équilibre » et du bon journalisme – ont été dissuadés de parler des décennies d’oppression, d’occupation et d’abus qu’ils ont subis aux mains d’Israël.
Ils ont simplement été autorisés à pleurer leurs proches décédés et à implorer davantage d’aide pour nourrir leurs enfants affamés – après avoir dûment condamné le Hamas, bien entendu.
Peut-être que cette guerre a achevé de décrédibiliser le journalisme occidental.
En regardant la guerre d’Israël contre Gaza sur les réseaux sociaux et en voyant ce qui se passe de leurs propres yeux à travers les rapports et les témoignages des Palestiniens eux-mêmes, de plus en plus de personnes dans le monde se rendent comptent que les médias occidentaux ne sont qu’un prolongement du pouvoir colonial, de son langage et de ses idéologies.
Ces jours-ci, on critique de plus en plus l’échec des dirigeants occidentaux, mais on ne parle pas assez de l’échec de l’intelligentsia occidentale, et en particulier de ceux qui dirigent les organes de presse les plus influents de l’Occident.
Ce n’est pas seulement le libéralisme occidental et l’ordre fondé sur des règles qui ont été réduits à néant par la guerre d’Israël contre Gaza, mais aussi la légitimité du journalisme occidental.
Dans leur couverture de la guerre de Gaza, les médias occidentaux ont clairement démontré qu’ils considèrent comme acceptable, et même inévitable, d’assassiner en masse, de réduire à la famine et à la misère des populations entières, sans aucune limite, du moment que cette sauvagerie est déchainée par leurs alliés.
Ils ont montré que les reportages des conflits qui sortent des salles de rédaction occidentales, ne sont rien d’autre qu’une autre forme de violence coloniale – une violence qui s’opère non pas à travers les bombes et les drones, mais à travers les mots.
En ce moment de barbarie insoutenable, les journalistes de couleur comme moi sont frappés de plein fouet par l’amoralité monumentale des salles de rédaction que l’on nous demande d’admirer.
Le moins que les journalistes occidentaux puissent faire en ce moment, c’est d’utiliser le grand pouvoir dont ils disposent pour exiger un cessez-le-feu permanent et nous épargner un nouvel épisode du journalisme colonial.
Auteur : Vidya Krishnan
* Vidya Krishnan est une journaliste d'investigation qui écrit sur la justice sociale. Son premier livre, Phantom Plague, a été publié en 2021.
2 février 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet