Par Tareq S. Hajjaj
Le ramadan est arrivé, et le nord de Gaza est frappé par la famine. « Les gens jeûnent sans se promettre de rompre le jeûne, et le monde regarde sans rien faire », explique Ghazi Oweis, un réfugié du nord de la bande de Gaza, à Mondoweiss.
Cette année, personne à Gaza ne pourra observer les rituels et les traditions associés au mois sacré du Ramadan. Personne ne pourra se promener dans les rues illuminées par les lumières et les lanternes du Ramadan, ni profiter de la myriade de décorations qui ornent généralement les maisons et les espaces publics de Gaza.
Il n’y aura pas de marchés débordant de nourriture ni de vendeurs ambulants s’empressant de vendre leurs marchandises, ni de foules de personnes faisant leurs courses tard dans la nuit jusqu’à l’heure du suhur, le repas habituel de l’aube avant le début du jeûne de la journée.
Dans la rue al-Rimal de la ville de Gaza, la première nuit du ramadan est généralement pleine de vie, des milliers de personnes déambulentdans les rues pour faire leurs achats et se préparer aux nombreux repas de l’iftar à venir. Cette rue est désormais vide, ses bâtiments ont été rasés et réduits à l’état de ruines, son asphalte a été arraché et il ne reste plus que de la terre.
Au lieu de cela, les habitants du nord de Gaza accueillent le mois sacré avec des estomacs perpétuellement vides, incapables de rompre un jeûne qui dure depuis des mois.
Lina Oweis, 24 ans, est mère de trois enfants. L’aîné a dix ans, le cadet deux ans et demi. Elle ne cesse de vouloir convaincre sa sœur aînée Dina, 32 ans, elle-même mère de cinq enfants du quartier d’al-Sha’af dans la ville de Gaza, de fuir « volontairement » vers le sud pour pouvoir trouver de quoi manger. Leurs enfants meurent de malnutrition et leurs époux sont incapables de trouver de la nourriture pour eux.
« Si rien ne change, le ramadan nous frappera durement cette année », explique Lina à Mondoweiss. « C’est pourquoi j’essaie de convaincre qui que ce soit de m’accompagner dans le sud. Si je parviens à convaincre ma sœur, nous partirons. »
Mais Dina refuse de partir après avoir tenu si longtemps dans la ville de Gaza, témoin de la plus grande campagne de bombardements urbains du XXIe siècle. Dina a vu des jeunes hommes arrêtés aux postes de contrôle et tués à bout portant. Elle a vu des femmes séparées de leurs maris et forcées de marcher vers le sud.
Elle a vu tout cela et a tenu bon, et elle ne laissera pas les Israéliens les chasser du nord par la faim.
Lorsqu’elles parlent à des parents qui ont fui vers le sud, elles apprennent que de la nourriture est disponible à Rafah – pas vraiment en abondance, mais au moins il y en a assez pour maintenir les gens en vie. Dina et Lina veulent toutes deux sauver leurs enfants, mais seule l’une d’entre elles ira jusqu’à s’aventurer dans l’inconnu. L’autre se dit que quoi qu’il arrive, ce ne sera pas pire que ce qu’elle a déjà vu.
À l’arrivée du ramadan, alors que les deux sœurs sont toujours dans le nord, peu de choses ont changé pour elles. Elles prenaient déjà plus qu’un repas par jour, mais l’ont décalé pour le faire coïncider avec l’iftar, au coucher du soleil.
Pour la première rupture du jeûne du Ramadan, Lina a préparé la zalabia, une friandise typique qui n’est guère plus qu’une pâte à pain frite trempée dans du sucre. Elle l’a choisie comme repas principal parce que son mari n’a pu leur procurer que les ingrédients minimum : un sac de farine et quelques bouteilles d’huile de cuisine, prises dans l’un des rares camions d’aide qui ont réussi à arriver dans le nord de Gaza.
« J’ai préparé la zalabia pour le suhur et l’iftar », explique Lina à Mondoweiss. « Traditionnellement, nous saupoudrons du sucre pour rendre le pain appétissant pour les enfants, mais il n’y a pas de sucre, alors je n’ai pas pu le faire pour eux. Ils mangent le pain nature ».
« Cette période de l’année est censée être la plus douce et la plus belle », explique Lina. « Mon père avait pour coutume d’inviter mes six sœurs avec leurs maris et nous prenions l’iftar ensemble. Et nous mangions tous sans craindre de manquer de nourriture ou de ne rien trouver le lendemain. »
« Aujourd’hui, la seule chose qui préoccupe tout le monde, à chaque instant, c’est de savoir comment nous allons assurer notre prochain repas », explique Lina. « Mes enfants pleuraient pendant le ramadan parce que je ne leur achetais pas de jouet, et maintenant ils pleurent parce qu’ils ont faim. Hier, je suis entrée dans la maison de ma voisine et j’ai vu deux de ses enfants allongés sur le sol, ce qui était étrange parce qu’il faisait froid. Et je les ai vus gémir. Ils ne pleuraient même pas, ils gémissaient simplement. Quand j’ai demandé à leur mère ce qu’ils avaient, elle m’a répondu qu’ils n’avaient pas mangé depuis deux jours ».
Lina explique que sa maison a été partiellement détruite pendant la campagne de bombardements, et que plusieurs pièces se sont effondrées sur elles-mêmes, mais que le reste de la maison est resté debout.
Tous les autres bâtiments de son quartier ont été décimés, et la nuit, l’obscurité est partout. Il ne reste que peu de personnes dans le quartier, et Lina raconte que pendant les pires jours des bombardements, les obus d’artillerie ont causé presque autant de dégâts que les frappes aériennes. Il semblait que tous les bâtiments du nord de Gaza avaient été détruits par les obus.
« Mais rien de tout cela ne nous a fait peur. Nous avons résisté à tout cela », affirme Lina. « Nous allions d’un endroit à l’autre pour échapper aux bombardements. Mais cela ne nous incitait pas à partir, et nous étions toujours déterminés à retourner chez nous, même s’il ne restait que des décombres. »
« J’avais l’impression que mes deux enfants mouraient lentement sous mes yeux. Pour moi, risquer la mort vaut mieux que de voir mon enfant vivre cela. Donc, si nous n’arrivons pas à trouver de quoi manger, je prendrai ma famille et je partirai, et nous rejoindrons nos proches dans le sud ».
Mais la perspective de fuir à Rafah est tout aussi décourageante, surtout sachant la forte probabilité d’une prochaine invasion terrestre israélienne du district le plus au sud de la bande de Gaza. Lina ne sait que trop bien à quoi ressemble une invasion terrestre israélienne, et elle ne souhaite pas être témoin de la sauvagerie qu’elle a vue lors de la précédente invasion du nord.
Les gens ont été laissés à l’abandon
Ghazi Oweis, le père de Lina et Dina, est assis devant sa tente dans la ville de Rafah, où lui et le reste de la famille ont trouvé refuge. Il vient de rompre le jeûne avec sa famille de onze personnes. Tous ont été entassés dans une seule tente. Oweis raconte à Mondoweiss qu’il a l’impression d’avoir été amputé d’une partie de lui-même.
« Ma famille a été déchirée », déplore-t-il. « Quatre de mes filles sont encore dans la ville de Gaza, et seulement deux ont fui vers le sud avec leurs maris. »
Il dit aussi que les fêtes du Ramadan lui manquent. Il regrette le qatayef, la friandise traditionnelle du Ramadan composée de crêpes de semoule farcies de noix ou de fromage doux et trempées dans du sirop de sucre. « J’avais l’habitude de nourrir un grand nombre de personnes. Il y avait toujours du café et des sucreries à portée de main », dit-il dans un sourire. « Aujourd’hui, notre famille se contente de quelques boîtes de viande, de houmous et de pain. »
« Pendant le ramadan, c’est la faim que nous ressentons le plus. Mais c’est là le cœur du ramadan : se sentir solidaire de ceux qui n’ont pas assez à manger », réfléchit-il. « Nous n’avons pas beaucoup de choix ici dans le sud, mais c’est suffisant pour nous maintenir en vie. » Contrairement à ce qui se passe dans le nord, où ses filles ne peuvent pas trouver un repas équivalent.
Devant sa tente à Tal al-Sultan, à la frontière, Ghazi montre l’Égypte. « C’est la frontière. Si les centaines de camions qui attendent de livrer de la nourriture étaient autorisés à entrer tous en même temps, cela ne prendrait pas plus d’une heure », dit-il. « Mais il y a ceux qui prétendent vouloir nous aider, mais qui attendent que nous mourions pendant qu’ils déblatèrent. »
« La vérité ne peut plus être cachée. Et cette vérité, c’est que les gens ont été laissés à l’abandon », ajoute M. Ghazi. « Même pendant le mois sacré du Ramadan, le mois de la miséricorde. Les gens jeûnent sans en voir la fin, et le monde regarde sans rien faire. »
Auteur : Tareq S. Hajjaj
* Tareq S. Hajjaj est un auteur et un membre de l'Union des écrivains palestiniens. Il a étudié la littérature anglaise à l'université Al-Azhar de Gaza. Il a débuté sa carrière dans le journalisme en 2015 en travaillant comme journaliste/traducteur au journal local Donia al-Watan, puis en écrivant en arabe et en anglais pour des organes internationaux tels que Elbadi, MEE et Al Monitor. Aujourd'hui, il écrit pour We Are Not Numbers et Mondoweiss.Son compte Twitter.
13 mars 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine