Par Maram Humaid
Maram Humaid raconte une journée et une nuit d’horreur, alors que Gaza oscillait entre la vie et la mort et qu’Israël récupérait quatre captifs.
Deir el-Balah, Gaza – La journée d’hier était tout sauf ordinaire. La guerre a retrouvé sa brutalité et son intensité et le monde a sombré dans le chaos, englouti par les flammes, les bombardements et les tirs d’artillerie.
La nuit précédente, des tirs d’artillerie incessants se sont poursuivis dans le centre de Gaza, de l’est de Bureij et Deir el-Balah jusqu’à Maghazi.
Vers 11 heures, je prenais mon petit-déjeuner avec mes enfants avant de me rendre à l’hôpital des martyrs d’Al-Aqsa pour travailler sur mes reportages lorsque tout a soudain basculé.
Les bombardements d’artillerie se sont intensifiés, les avions de guerre ont envahi le ciel et les frappes aériennes ont ébranlé notre maison ; ils tiraient sur les maisons de Deir el-Balah, autour de nous.
Le grondement des chars d’assaut s’accompagnait d’un pilonnage incessant et de bruits d’hélicoptères, de quadcoptères et de drones en vol stationnaire.
La peur nous a saisis. Faut-il fuir ou se terrer chez soi ?
Les informations disaient qu’il se passait quelque chose à Nuseirat, mais les bombardements étaient partout autour de nous. Puis, un coup massif a frappé une maison juste à côté de l’hôpital Al-Aqsa. Nous avons ensuite appris que l’armée israélienne avait ordonné l’évacuation de l’hôpital.
C’était complètement fou. À ce moment-là, j’ai remercié Dieu de ne pas avoir été à l’hôpital, mais je pouvais sentir la terreur qui y régnait très certainement.
L’hôpital, débordant de familles déplacées et de tentes de fortune pour les médias, était le seul établissement médical dans le centre de Gaza, traitant un nombre inimaginable de victimes.
Quel sort attendait ces personnes ?
En quelques instants, des centaines de personnes déplacées ont commencé à fuir l’hôpital, paniquées, le visage marqué par la peur, errant sans but dans les rues de Deir el-Balah.
Au milieu du chaos, des cris et des hurlements emplissaient l’air, avec une question générale : « Où allons-nous maintenant ? »
La réalité est sombre, des rapports contradictoires brouillent la situation. Certains font état d’une incursion terrestre à Nuseirat, d’autres affirment qu’une unité spécialisée a pris d’assaut une maison près du marché de Nuseirat. Les tirs d’obus, les fusillades et les bombardements aériens et d’artillerie frénétiques se sont poursuivis.
Dans notre maison, au milieu d’un sentiment d’alarme palpable, les nerfs étaient à vif tandis que nous essayions de comprendre l’assaut des événements. J’essayais de joindre mes collègues journalistes qui avaient évacué l’hôpital, mais en vain.
À un moment donné, j’ai compris qu’ils risquaient de lancer une opération terrestre, alors j’ai commencé à mettre des objets de première nécessité dans un sac.
Mon frère, qui était parti pour l’Égypte deux mois auparavant, a appelé, interrompant le chaos. Sa voix était empreinte d’inquiétude lorsqu’il s’est enquis de notre sécurité, nous déconseillant de partir car les rues étaient pleines de personnes déplacées et de bombes.
Le barrage incessant de bombes et de coups de feu a duré environ deux heures. Puis les médias israéliens ont annoncé que ces attaques étaient dû à une opération militaire visant à récupérer quatre Israéliens faits prisonniers le 7 octobre.
Il y a eu des moments de silence et d’hésitation lorsque la situation s’est calmée et que les bombardements et les tirs se sont tus. Puis nous avons commencé à voir des scènes de morts et de blessés arrivant dans les hôpitaux.
Des personnes rapportaient sur les victimes tombées lors des bombardements du marché et des maisons. Des morceaux de corps d’enfants démembrés et des corps de personnes gisant le long de la route empruntée par les chars pour quitter la zone. La terreur, le chaos et les pertes massives infligées par Israël pour libérer ses captifs…
Au départ, les chiffres officiels faisaient état de 50 morts civils dans l’opération, puis ils ont grimpé progressivement à 226, puis à 274, comme l’a confirmé le Government Media Office.
Les questions angoissantes ont commencé : le sang palestinien est-il à ce point sans importance ? Plus de 200 morts en moins de deux heures pour récupérer seulement quatre prisonniers israéliens ?
Mon cœur s’est alourdi. La frustration et une profonde tristesse m’ont saisie alors que je regardais les tragédies de ceux qui avaient survécu à l’épreuve, aux prises avec les séquelles de leur traumatisme.
Les communications étaient coupées. Je ne pouvais pas joindre plusieurs parents et amis déplacés de Rafah à Nuseirat. Mon mari a reçu un appel lui annonçant que la femme et le cousin de son oncle avaient été tués.
Mes efforts pour prendre des nouvelles de mes amis sont restés sans réponse jusqu’à ce que, quelques heures plus tard, je tombe sur leurs messages sur les réseaux sociaux, détaillant les horreurs qu’ils ont endurées.
Chaque survivant raconte comment il a miraculeusement échappé à la mort. Mon amie Nour, enseignante à l’UNRWA et mère de trois enfants, a partagé sur X : « Je n’arrive pas à croire ce que j’ai vécu aujourd’hui. À 11 heures, nous étions à côté de la tente, Yamen et moi, et soudain l’hélicoptère Apache était au-dessus de nos têtes et a commencé à tirer des bombes et des balles sur les gens dans la mer et les tentes… Nous avons commencé à courir… comme si c’était le jour du Jugement dernier. »
Islam, mon amie qui suit les nouvelles de sa famille depuis la Malaisie, a été informée de ce qui s’est passé par sa sœur. Elle a écrit sur X : « Ma sœur … a décrit la scène … ‘Comme le jour de la résurrection, les gens courent et pleurent dans les rues et ne savent pas où courir pour survivre … Bombardement aérien, terrestre et maritime de partout … Dieu nous suffit, et Il est le meilleur soutien, Ô puissant des cieux, venge-nous et guéris nos blessures’ ».
L’histoire est la même pour nous tous. Nous sommes témoins de ce qui s’est passé : le chaos, l’enfer, les cris, la terreur, les bombardements incessants, les coups de feu, l’exode et la mort à chaque coin de rue.
Au milieu de ces pensées, j’ai été interrompue par ma fille Baniyas, qui a vécu chaque moment les larmes aux yeux, demandant sans cesse : « Maman, vont-ils atteindre Deir el-Balah ? Est-ce que ces bruits sont loin ? »
Je ne peux qu’essayer de la rassurer : « N’aie pas peur. La peur fait partie de nous ; que nous réserve l’avenir ? »
L’aspect le plus pénible d’un massacre peut être sa représentation dans les médias. Des images de captifs israéliens libérés ont circulé, des déclarations ont salué le succès d’Israël dans la récupération de quatre personnes – mais qu’en est-il des 274 personnes tuées ?
Sommes-nous de simples numéros ? Notre sang est-il si facilement ignoré ? Nos souffrances sont-elles ignorées ? Les vies des captifs israéliens sont-elles jugées plus précieuses que les nôtres ?
Pourquoi le monde ne nous voit-il pas ? Pourquoi le monde ne ressent-il rien ?
Nous avons été victimes à maintes reprises de la guerre, et deux fois plus de la négligence, de l’oppression et de l’indifférence.
Il y a deux jours à peine, on annonçait que le dock flottant des États-Unis serait réparé, que son aide si minime serait rétablie. Pourtant, ses camions ont été utilisés pour perpétrer un massacre à Nuseirat afin de libérer des Israéliens.
Par quel raisonnement le monde autorise-t-il cela ?
Y a-t-il un effort concerté pour nous éradiquer ? Nous n’avons jamais fait confiance au rôle des États-Unis et nous ne le ferons jamais. Mais jusqu’à quel point peuvent-ils être aussi inhumains ?
Nous sommes confrontés à la faim, aux bombardements et à la guerre quotidienne, et les camions d’aide qui empruntent un couloir destiné à nous aider sont utilisés pour nous tendre des embuscades afin de sauver des captifs israéliens.
Le monde se précipite pour protéger Israël, pour se retourner contre nous, pour conspirer à nos dépens. Notre sang, notre douleur, nos tragédies – tout le monde danse dessus.
Nous sommes qualifiés de terroristes à chaque instant, tandis qu’ils assassinent sans entrave.
Gaza n’oubliera pas et ne pardonnera pas.
Les mots, les rapports et les statistiques sont futiles. Il ne sert à rien de parler.
Chaque soir, après chaque massacre, je me retire sur mon matelas dans notre maison surpeuplée de personnes déplacées. Je serre mon fils contre moi et j’implore Dieu de nous envelopper de sa miséricorde, de nous épargner de nouveaux chagrins.
Nous nous lamentons, Seigneur, de la trahison du monde, du silence de nos frères et des pressions exercées par nos alliés contre nous.
Nous ne pardonnerons pas, nous n’oublierons pas.
Auteur : Maram Humaid
* Maram Humaid est journaliste et traductrice à Gaza. Elle couvre les histoires humaines, la vie sous le blocus, les évènements dans la jeunesse et les dernières nouvelles.Son compte Twitter :@maramgaza.
9 juin 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine