Par Omar Ahmed
Les critiques mettent en garde contre l’utilisation à des fins militaires de la jetée construite par les États-Unis au large de la côte de Gaza. Aujourd’hui, une source de la résistance de Gaza affirme qu’il y a des indications qu’elle sera utilisée pour faciliter le déplacement forcé de Palestiniens.
En mars 2024, le président américain Joe Biden a annoncé dans son discours sur l’état de l’Union que les États-Unis construiraient une « jetée flottante » temporaire sur le littoral de Gaza pour acheminer l’aide humanitaire à la population affamée de Gaza. Il promettait alors qu’il n’y aurait pas de troupes américaines sur le terrain.
Depuis lors, cependant, des critiques ont soulevé des inquiétudes quant au fait que la jetée n’est pas seulement utilisée à des fins « humanitaires », mais qu’elle est employée pour des activités militaires qui contribuent au génocide israélien en cours dans la bande de Gaza.
Une source de renseignements au sein de la résistance à Gaza, qui a parlé à Mondoweiss sous couvert d’anonymat, affirme qu’il y a de plus en plus de signes que la jetée américaine pourrait également être utilisée pour déplacer de force des Palestiniens.
Cela constituerait une alternative au plan israélien initial consistant à forcer les Palestiniens à se réfugier dans le Sinaï, plan qui a été rejeté par l’Égypte dès le début de la guerre.
« Le projet de jetée flottante est une solution américaine au dilemme du déplacement à Gaza », a déclaré la source. « Il va au-delà de la solution israélienne consistant à déplacer les habitants de Gaza dans le Sinaï… et de la suggestion égyptienne consistant à déplacer les habitants de Gaza dans le Naqab (désert). »
Selon la source, la jetée américaine serait plutôt utilisée pour faciliter le déplacement des habitants de Gaza vers Chypre, puis vers le Liban ou l’Europe.
Ces préoccupations ont été mises en évidence après que l’armée israélienne a commis un massacre dans le camp de réfugiés de Nuseirat le week-end dernier, tuant au moins 274 Palestiniens afin de récupérer quatre captifs israéliens.
La jetée américaine a été au centre de la couverture du massacre, car de nombreuses sources d’information, des vidéos et des récits de témoins oculaires de Gaza ont indiqué que les forces américaines pourraient avoir été impliquées dans l’opération et que les camions humanitaires entrant à Nuseirat cachaient les soldats israéliens qui ont perpétré le massacre.
Des images en direct d’Al-jazeera montrent ce qui semble être un camion humanitaire traversant le camp accompagné de deux véhicules militaires blindés, tandis que d’autres vidéos ont circulé montrant des soldats israéliens utilisant un hélicoptère apparemment dans la zone de la jetée flottante américaine comme point d’évacuation, profitant ainsi des défenses aériennes américaines.
Cette allégation a été rapidement rejetée par le commandement central des États-Unis, mais des organisations palestiniennes telles que les Comités de Résistance Populaire ont déclaré qu’elles traiteraient la jetée comme une cible militaire à l’avenir.
À la suite de ces accusations et de ces menaces, le Programme alimentaire mondial [PAM] des Nations unies a suspendu les livraisons d’aide par l’embarcadère, invoquant des inquiétudes quant à la sécurité de l’équipe du PAM.
De l’humanitaire pour masquer le nettoyage ethnique ?
La source anonyme de la résistance a déclaré à Mondoweiss que « selon nos renseignements, le quai sera utilisé pour déplacer les Palestiniens vers Chypre en utilisant des navires d’évacuation, puis vers le Liban après avoir subi un processus de filtrage ».
La source a affirmé que ce plan avait déjà été discuté avec les autorités libanaises et qu’il avait été convenu avec Najib Mikati, le Premier ministre libanais, de recevoir une aide d’un milliard de dollars au Liban, versée par l’intermédiaire de l’Union européenne, ainsi que 250 millions de dollars supplémentaires à verser à ses propres sociétés.
En échange, le Liban recevrait « entre 100 000 et 200 000 résidents de Gaza par le biais de la jetée flottante via Chypre, ce qui devrait avoir lieu au cours de l’automne de cette année », a déclaré la source.
Selon la source, cet arrangement présumé s’inscrit dans le cadre d’une stratégie plus large de « cocotte-minute » appliquée à la population de Gaza, « en commençant par l’arrêt des transferts d’argent depuis le dernier Ramadan et en continuant avec le blocage total israélien actuel et la fermeture du point de passage de Rafah jusqu’à ce qu’une société américaine puisse prendre le relais, ainsi que la démoralisation de la résistance par des opérations incessantes, qui seront suivies par l’autorisation donnée à un nombre acceptable de personnes d’entrer en Égypte par le point de passage de Rafah via la société Hala Consulting and Tourism, afin d’être naturalisées conformément à la nouvelle loi sur la citoyenneté égyptienne. »
L’étape suivante de ce processus consisterait à transférer quelques centaines de milliers de Gazaouis de Gaza à Chypre. Les États-Unis utilisent déjà Chypre pour charger l’aide dite humanitaire dans des cargos et la transporter jusqu’à l’embarcadère.
« On s’attend à ce qu’ils partent pour Chypre par vagues et se mélangent à d’autres immigrants illégaux de Syrie, après quoi ils seront soit aidés à faire le voyage de migration illégale vers l’Europe – ce à quoi l’Union européenne s’oppose – soit envoyés à Tripoli pour y remplacer les réfugiés syriens, conformément aux souhaits du gouvernement libanais », a poursuivi la source.
« Ils seraient alors réinstallés dans le nord du Liban ou dans les régions sunnites du Liban, loin des zones d’influence et de contrôle du Hezbollah ».
La source souligne qu’un tel scénario n’est pas sans précédent, puisque des vagues précédentes d’immigrants palestiniens liés à l’homme fort du Fatah, Muhammad Dahlan, un rival du président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, ont été installées au Liban dans le passé.
« Auparavant, il y avait de l’animosité entre les nouvelles vagues [d’immigrants] et les anciens groupes palestiniens fidèles à la résistance », a expliqué la source. « Cela a conduit à des conflits dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban par le passé. »
Enfin, la source a également déclaré que l’atténuation de la crise syrienne et la conclusion d’un accord avec Bashar al-Asad en vue d’assouplir les mesures punitives à l’encontre des Syriens susceptibles de rentrer au pays et d’avoir fait partie de l’opposition, rendraient la perspective d’un afflux de réfugiés de Gaza plus acceptable pour le gouvernement libanais, en particulier si elle est liée à un afflux d’aide financière pour l’économie chancelante du Liban.
Notamment, plusieurs rapports ont déjà fait état d’un risque imminent d’expulsion forcée pour de nombreux réfugiés syriens, et des centaines d’entre eux ont déjà quitté le Liban, fuyant un climat d’hostilité à l’égard des réfugiés.
Mondoweiss n’a pas été en mesure de vérifier les affirmations de la source anonyme concernant ce plan potentiel.
Il convient toutefois de noter que le Liban a déjà été utilisé par le passé, à plus petite échelle, pour accueillir des exilés politiques de Palestine, comme dans le cas de la déportation de 415 Palestiniens affiliés à des organisations politiques telles que le Hamas et le Jihad islamique en 1992, lorsqu’ils ont été exilés dans un no man’s land situé entre le nord de la Palestine et le sud du Liban, appelé Marj al-Zuhur.
Une inquiétude croissante
Qu’un tel plan se concrétise ou non, différentes organisations politiques de Gaza ont exprimé leur inquiétude quant aux intentions qui se cachent derrière cette jetée, tandis que d’autres l’ont accueillie avec prudence, malgré leurs réserves.
Le Hamas a salué le projet américain et les efforts déployés pour aider les Palestiniens, mais il a également souligné que l’embarcadère ne constituerait pas une alternative fiable à l’aide apportée par les points de passage terrestres, qui sont plus efficaces.
De nombreuses organisations internationales se sont également fait l’écho de ces préoccupations, confirmant que l’aide par le biais de points de passage terrestres reste l’option la plus fiable et la plus efficace.
Le Hamas a également rejeté la présence de toute force militaire étrangère dans le cadre des opérations de la jetée.
D’autres partis politiques palestiniens, tels que le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), se sont prononcés plus fermement contre l’embarcadère, s’alarmant de son utilisation potentiellement abusive pour le déplacement forcé de Palestiniens ou pour la protection des forces israéliennes occupant Gaza.
Le FPLP a déconseillé aux Arabes, aux étrangers et aux Palestiniens de travailler sur la jetée et a affirmé que toute troupe déployée sur la jetée serait traitée comme une force d’occupation.
C’est probablement en raison de ces craintes que la jetée a déjà fait l’objet d’attaques à l’obus de mortier. Il s’agit probablement d’un message envoyé par les factions de la résistance palestinienne, selon quoi elles sont prêtes à traiter la jetée comme un objectif légitime si elle est utilisée à des fins militaires plutôt que pour acheminer de l’aide.
Depuis sa mise en service, la jetée a connu une série de difficultés et de revers. Une partie s’est détachée en raison de l’état de la mer et certains membres du personnel ont été blessés alors qu’ils l’utilisaient dans des circonstances peu claires.
La jetée a dû être retirée pour maintenance quelques semaines seulement après son déploiement et a été replacée à l’extérieur de Gaza il y a quelques jours.
Une fois qu’il sera pleinement opérationnel et qu’il fonctionnera à plein régime, le quai devrait permettre d’acheminer 150 camions par jour à Gaza. Toutefois, à l’heure où nous écrivons ces lignes, le Programme alimentaire mondial (PAM) a continué de suspendre l’acheminement de l’aide en raison des problèmes de sécurité susmentionnés auxquels sont confrontées les équipes du PAM.
Alors que les États-Unis n’ont cessé de réaffirmer leurs objectifs purement « humanitaires », les circonstances entourant la création du quai, notamment l’exclusion des Palestiniens de sa gestion, l’implication d’Israël dans sa sécurité et, maintenant, le rôle présumé des États-Unis dans le massacre de Nuseirat, ont renforcé les soupçons des Palestiniens quant aux véritables intentions qui se cachent derrière le port flottant.
Auteur : Omar Ahmed
* Omar Ahmed est titulaire d'une maîtrise en sécurité internationale et gouvernance mondiale de Birkbeck, Université de Londres. Il a voyagé dans tout le Moyen-Orient et a notamment étudié l'arabe en Égypte dans le cadre de son diplôme de premier cycle. Il s'intéresse à la politique, à l'histoire et à la religion de la région MENA. Son compte Twitter/x.
11 juin 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine