Génocide à Gaza : des médecins risquent leur vie pour remplir leur devoir

Intervention sur un enfant blessé dans un bombardement israélien - Photo : via Prensa Latina

Par Mat Nashed

Des médecins palestiniens et étrangers travaillent dans des conditions épouvantables pour sauver le plus de vies possible à Gaza.

Izedine Lulu était assiégé dans l’hôpital al-Shifa de Gaza lorsqu’il a appris qu’Israël avait bombardé la maison de sa famille en novembre.

Ses frères, ses sœurs et son père avaient tous été tués.

Cet infirmier de 21 ans n’a pas pu aller à la recherche de leurs corps car l’hôpital al-Shifa était encerclé par les chars et les tireurs d’élite israéliens. Il ne pouvait que s’occuper de ses patients, vivants ou morts.

« Huit patients [de l’unité de soins intensifs] sont morts sous mes yeux », a déclaré Lulu à Al Jazeera. « C’est la première fois que j’ai été obligé d’enterrer des gens dans l’enceinte de l’hôpital.

« Les médecins à Gaza ne reçoivent aucun soutien, mais je pense qu’il est de notre devoir de continuer à travailler. »

« Nous devons rester dans les hôpitaux », a déclaré Lulu, qui travaille désormais à l’hôpital al-Ahli.

Le retour à la maison

Lulu fait partie des centaines de médecins palestiniens et étrangers piégés dans une zone de guerre depuis qu’Israël a pris le contrôle du point de passage de Rafah entre Gaza et l’Égypte au début du mois, qui était le seul moyen de sortir de l’enclave assiégée.

Urgences hôpital Al-Shifa – Une mère avec son bébé – Photo : capture vidéo

Des volontaires étrangers sont venus à Gaza pour aider les civils victimes de ce que les experts des Nations Unies appellent un génocide. De nombreux volontaires occidentaux ont récemment été évacués par leurs ambassades après la fin de leur mission, mais les volontaires qui devaient les remplacer n’ont pas pu entrer dans la bande de Gaza.

La perte de personnel médical étranger a encore aggravé le dysfonctionnement des quelques hôpitaux encore debout dans la bande de Gaza qui sont tous confrontés à des pénuries catastrophiques de médicaments et de fournitures médicales de première nécessité pour traiter les victimes de plus en plus nombreuses.

Israël a tué ou blessé 100 000 personnes – hommes, femmes et enfants – à la suite de l’attaque menée par le Hamas contre le sud d’Israël le 7 octobre, au cours de laquelle 1 139 personnes ont été tuées et 250 ont été faites prisonnières.

Depuis, Israël a complètement détruit 23 des 36 hôpitaux et tué 493 personnels de santé, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le ministère de la santé de Gaza, respectivement. L’OMS a également déclaré qu’il y avait un « démantèlement systématique des soins de santé » à Gaza du fait de l’agression israélienne.

L’ampleur du danger a poussé beaucoup de professionnels de santé qualifiés à fuir Gaza, et des médecins sont venus de l’étranger pour aider ceux qui étaient restés sur place.

Mosab Nasser, qui a quitté Gaza il y a près de 30 ans pour étudier la médecine, fait partie de ceux qui sont revenus.

Il est revenu en avril en tant que PDG de Fajr Scientific, une organisation à but non lucratif qui envoie des chirurgiens bénévoles dans les zones de conflit.

Nasser et son équipe de 17 chirurgiens travaillaient à l’hôpital européen de Gaza, à Khan Younis, où ils ont vu des corps horriblement déchirés de victimes des frappes.

« Nous avons vu des mères, des pères et des enfants avec des os et des crânes brisés », a déclaré Nasser à Al Jazeera. « Dans certains cas, on ne peut même pas savoir si la victime est un homme ou une femme tellement son corps est écrasé et explosé ».

Après qu’Israël a saisi et fermé le point de passage entre Gaza et l’Égypte, Nasser et son équipe sont restés bloqués sur place pendant plusieurs jours.

La plupart des membres de son équipe – des ressortissants des États-Unis et du Royaume-Uni – ont finalement réussi à quitter le pays par le point de passage de Karem Abu Salam (Kerem Shalom) de Gaza, après s’être coordonnés avec leurs ambassades. En tant que citoyen américain, Nasser est également parti.

Toutefois, deux membres de son équipe, un médecin égyptien et un médecin omanais, se trouvent toujours à Gaza car leurs pays n’ont pas été en mesure d’assurer leur évacuation. Ils attendent maintenant que l’OMS organise leur départ.

Avec le départ de la plus grande partie de l’équipe, l’hôpital européen n’a pratiquement plus de chirurgiens. Selon Nasser, la plupart des professionnels de la santé palestiniens qualifiés ont fui vers la zone côtière d’al-Mawasi après qu’Israël a commencé son opération militaire à Rafah, une ville située à la frontière égyptienne, où 1,4 million de Palestiniens de toute la bande de Gaza ont cherché refuge.

Selon Nasser, l’hôpital sera vite submergé de blessés si Israël étend ses opérations. Le seul autre grand hôpital de Khan Younis était l’hôpital Nasser, qui est hors service depuis qu’Israël l’a attaqué en février.

En avril, un charnier de plus de 300 corps y a été découvert. Des hommes, des femmes, des enfants et des membres du personnel médical figuraient parmi les victimes, dont certaines ont été retrouvées nues, les mains attachées.

« Il va nous être difficile de laisser les habitants de Gaza et le personnel [de l’hôpital palestinien] affronter seuls la crise », a déclaré Nasser, quelques jours avant l’évacuation.

Beaucoup d’enfants perdent la vue

Mohammed Tawfeeq, un chirurgien ophtalmologiste égyptien qui participe à une autre mission bénévole à Gaza, est toujours bloqué à l’hôpital européen.

D’un ton contenu, il évoque les innombrables enfants qui ont perdu la vue à la suite de blessures de guerre. « Environ 50 % de nos patients sont des enfants », a-t-il déclaré à Al Jazeera.

Contrairement aux autres hôpitaux de Gaza, l’hôpital européen, où travaillent des volontaires étrangers, dispose d’une alimentation électrique relativement stable. Il reçoit aussi davantage de médicaments, notamment des anesthésiques.

Cependant, le personnel est surchargé.

Tawfeeq voit environ 80 patients par jour et ne sait pas comment l’hôpital s’en sortira après son départ. Il craint que l’hôpital ne soit obligé de compter sur du personnel soignant insuffisamment formé et mal équipé pour effectuer des opérations chirurgicales compliquées.

Lulu est confronté à ce dilemme. Il en était à sa cinquième année d’études de médecine avant la guerre, mais aujourd’hui, il soigne, dans le nord de la bande de Gaza, des blessures par balle et par bombe sans disposer des fournitures médicales nécessaires.

Il a expliqué à Al Jazeera qu’il avait récemment dû opérer un garçon dont le visage avait été défiguré par une explosion. L’hôpital n’avait ni électricité ni anesthésiant.

« Le garçon a pleuré pendant les trois heures que j’ai passées à essayer de restructurer son visage », raconte Lulu. « Nous devions utiliser la lumière de nos téléphones pour voir ce que nous faisions ».

Les attaques d’hôpitaux

Les médecins étrangers se sentent « relativement en sécurité » depuis que l’OMS a communiqué les coordonnées de l’hôpital européen à l’armée israélienne. Mais ce n’est pas le cas des médecins palestiniens…

Depuis le 7 octobre, l’armée israélienne a mené plus de 400 attaques contre des établissements et du personnel de santé palestiniens à Gaza. En outre, environ 118 médecins ont disparu dans le labyrinthe obscur des centres de détention d’Israël, selon l’OMS.

Deema Estez, 21 ans, étudiante en médecine, se souvient, avec une tristesse mêlée de résignation, d’un jeune garçon avec une hémorragie cérébrale, qui est arrivé à l’hôpital où elle faisait du bénévolat. Il n’y avait aucun médecin pour le prendre en charge à son arrivée.

Il a été contraint d’attendre des heures avec sa mère et son père, jusqu’à ce que quelqu’un soit disponible. Mme Estez a appris plus tard qu’il était décédé.

Elle a également évoqué les innombrables fois où elle a amputé des membres d’enfants, leur enlevant parfois « plus de la moitié de leur corps ».

Malgré le traumatisme et le danger, Mme Estez refuse de quitter Gaza, pour l’instant.

L’assassinat et l’arrestation de médecins entraînent une grave pénurie de personnel médical, et les étudiants en médecine comme Estez doivent combler le vide.

Elle a rejoint une équipe médicale dans le nord de Gaza pendant le Ramadan, après avoir convaincu ses parents qu’il était de son devoir d’y aller. Mme Estez affirme que la peur de mourir tenaille ses collègues pendant qu’ils tentent de sauver des vies.

« La semaine dernière encore, l’artillerie israélienne tirait près de l’entrée de l’hôpital », a-t-elle déclaré à Al Jazeera.

Israël a récemment attaqué un hôpital voisin, al-Awda, dans le camp de Jabalia. Selon l’agence de presse palestinienne Wafa, les troupes israéliennes auraient encerclé l’établissement et empêché les ambulances de partir.

Mme Estez ajoute que si Israël tue d’autres médecins, il alourdira le fardeau qui pèse sur le secteur de la santé déjà fort dégradé de Gaza.

« Pour l’instant, je vais rester et aider mon peuple », a-t-elle déclaré. « Je sais que c’est dangereux. À tout moment, nous pouvons être pris pour cible ».

23 mai 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet