Génocide de Gaza : l’imagerie coloniale a besoin de scènes de reddition

26 mars 2025 - Malgré les bombardements incessants d'Israël, les Palestiniens descendent dans les rues de Beit Lahiya pour manifester, appelant à la fin du génocide et des meurtres d'enfants commis par les forces coloniales israéliennes, à l'ouverture des points de passage et à la fin du siège d'Israël sur la bande de Gaza. D'autres manifestations ont également eu lieu à Jabalia et à Beit Hanoun, également situées dans le nord de la bande de Gaza - Photo : Yousef Zaanoun / Activestills

Par Abdaljawad Omar

Les manifestations à Gaza appelant au départ du Hamas sont alimentées par un désir de certitude : si le Hamas capitule, le génocide d’Israël simplement cesserait… La tragédie, c’est que ces appels ne seront pas entendus ou, pire encore, alimenteront davantage la machine de guerre.

Le 18 mars, les avions de combat israéliens ont repris leur bombardement féroce de Gaza, tuant plus de 800 Palestiniens en quelques jours.

Après neuf jours de reprise des attaques sur Gaza, les manifestants de Beit Lahia sont descendus dans la rue. Brandissant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « Non au génocide », certains d’entre eux ont également pointé du doigt les factions armées palestiniennes, en particulier le Hamas.

Dans les médias israéliens, ces images ont été immédiatement exploitées et réinterprétées : la preuve, selon eux, que la campagne d’Israël portait ses fruits, en semant la discorde entre la population et les groupes de résistance.

Cette image de la contestation palestinienne – fragmentée, désespérée et ambiguë – est devenue un élément central de la stratégie de guerre d’Israël. Elle soutient un double discours : l’attaque militaire est nécessaire et les Palestiniens eux-mêmes en sont venus à reconnaître que la violence est de leur fait.

La guerre à Gaza n’est plus seulement une campagne de destruction ; c’est une opération psychologique, visant à produire l’image de la reddition, des Palestiniens revendiquant la responsabilité de leur mort.

Cette image remplit également une autre fonction : elle légitime la consolidation interne du pouvoir en Israël. Les gros titres en Israël parlent désormais d’un gouvernement qui se reconfigure, poursuivant une double stratégie : le réaménagement de son architecture institutionnelle et la poursuite de sa guerre perpétuelle.

Ces objectifs ne sont pas distincts ; ils se soutiennent mutuellement. La campagne génocidaire à Gaza n’est pas seulement un exercice militaire : elle présente la possibilité d’un nettoyage ethnique, garantit un environnement régional instable et ouvre la voie à une confrontation avec l’Iran.

Sur le plan intérieur, le projet de la droite, marqué par des réformes judiciaires et le redécoupage des frontières civiles, repose sur le maintien de l’état d’urgence. La guerre, à son tour, est justifiée par la nécessité d’une cohésion nationale, un récit d’unité forgé sous le siège, et les signes de capitulation palestinienne ne font que servir ce récit plus large de la droite.

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Ensemble, ces dynamiques forment une boucle fermée : auto-renforcée et interdépendante. Aujourd’hui, voici les gros titres en Israël : le limogeage du chef du Shin Bet Ronen Bar (pas encore effectif), le licenciement du procureur général de l’État (pas encore effectif), et l’adoption d’un projet de loi de refonte judiciaire qui devrait entrer en vigueur lors de la prochaine Knesset.

Tout cela se produit alors qu’Israël est censé être engagé dans une guerre d’expansion en Syrie et au Liban, une guerre visant à mettre fin de manière décisive à la question palestinienne, une guerre visant à s’affirmer comme la seule puissance hégémonique au Moyen-Orient. Un coup d’État à l’intérieur du pays et une guerre sans fin.

Et pourtant, même ces protestations, bien que fragiles et fracturées, ne parviennent pas à réhabiliter la figure de l’innocence dans l’imaginaire israélien.

Les manifestants de Beit Lahia qui appellent à la fin de la guerre, qui dénoncent le génocide et le Hamas, ne sont pas perçus comme des voix extérieures au domaine de la culpabilité, comme des personnes aspirant à une vie sans la menace de la mort. Leur apparition n’interrompt pas le récit de la culpabilité collective palestinienne qu’Israël a soigneusement entretenu pendant cette guerre ; au contraire, il le recode.

Dans le discours israélien, ils ne sont pas présentés comme des victimes mais comme des collaborateurs potentiels – des Palestiniens prêts à trahir les leurs, à confesser l’erreur de la résistance, à s’agenouiller devant le pouvoir.

Le spectacle de la capitulation devient la preuve ultime de la culpabilité : non pas la culpabilité d’avoir combattu, mais la culpabilité d’avoir toujours refusé de se soumettre.

De cette manière, même la dissidence est instrumentalisée. Elle n’interrompt pas la guerre ; elle en réaffirme la logique. Elle rend la violence non seulement justifiée mais nécessaire, confirmant que la reddition est possible, que la fragmentation est réelle et que la domination peut encore être perfectionnée.

Dissidence palestinienne

Depuis le déclenchement des violences entre organisations armées à Gaza en 2007, la société palestinienne, tant à Gaza qu’en Cisjordanie, a connu une profonde division interne, alimentée par la présence de deux factions politiques concurrentes, chacune proposant une position distincte vis-à-vis de la condition coloniale :

  • La première, dirigée par Mahmoud Abbas et l’Autorité palestinienne, prône la coopération, la collaboration et l’accommodement, une stratégie fondée sur la négociation, la construction de l’État et la coopération en matière de répression.
  • La seconde, incarnée par le Hamas et d’autres factions de la résistance, insiste sur la confrontation, la résistance et le défi, considérant la lutte contre la structure coloniale comme une lutte existentielle.

Ce schisme n’est pas simplement institutionnel ; il a pénétré le tissu même de la vie politique palestinienne, structurant les affects, le discours et les conditions dans lesquelles la dissidence, la survie et l’espoir sont négociés.

Ce schisme allait jouer un rôle dominant dans le discours politique palestinien à la suite de l’opération Plomb durci, polarisant progressivement le débat intellectuel et public autour de trois binômes interdépendants : victoire et défaite, responsabilité et abandon, résistance et survie.

Ce discours n’était toutefois pas entièrement interne. Il a également été façonné, voire activement orchestré, par une guerre de l’information et une guerre psychologique soutenues, notamment par le biais des médias arabes (financés par les pays du Golfe) qui cherchaient à attribuer la responsabilité de la campagne génocidaire d’Israël à la résistance elle-même.

Dans ces récits, la « défaite » n’était pas simplement un résultat, mais une condition permanente, un horizon politique dans lequel les Palestiniens étaient censés s’installer, désarmés, désillusionnés et disciplinés.

Dans ce domaine, les voix de l’opposition organisée à Gaza pouvaient être globalement regroupées en trois catégories sociales et politiques :

  • Premièrement, les structures familiales traditionnelles (clans puissants) qui considéraient la guerre comme une opportunité d’affirmer leur contrôle interne, de rétablir leur domination et de tirer des bénéfices financiers de l’aide et des efforts de reconstruction.
  • Deuxièmement, la large base sociale des partisans du Fatah, en particulier ceux alignés sur Mahmoud Abbas ou Mohammad Dahlan, qui cherchaient à exploiter la situation pour affaiblir le Hamas en faisant circuler des arguments et des récits qui attribuaient la responsabilité de la dévastation à la résistance. Leur objectif était d’affaiblir politiquement le Hamas tout en se positionnant pour une éventuelle gouvernance dans un scénario d’après-guerre.
  • Le troisième était le désir désespéré partagé par de nombreux Palestiniens ordinaires de mettre fin au génocide, de faire cesser la violence, de faire tout ce qui pourrait freiner la volonté implacable d’Israël de commettre des monstruosités.

Le désir de voir la guerre prendre fin – et ce, immédiatement – est devenu la marque de ce qui a été, à bien des égards, une campagne psychologique largement efficace où la dissidence organisée de la part du Fatah s’allie volontairement ou involontairement à la guerre de l’information et de la psychologie israéliennes.

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Au cœur de cet effort se trouve l’attribution du blâme, une sorte de discours d’auto-flagellation qui fait peser le poids de la responsabilité sur les épaules de la résistance.

Dans ce cadre, le génocide n’est pas le crime de l’auteur, mais la conséquence de la défiance palestinienne. Le récit demande aux Palestiniens d’intérioriser la culpabilité non pas pour leur soumission, mais pour avoir osé résister.

Mais au-delà de la construction discursive, son efficacité tient également à l’enjeu : la position insupportable d’être tenu en joue et sommé de supporter. Telle a été la condition de Gaza : un endroit où la survie est toujours négociée, où le prix de la parole est la mort, et où les déclarations de renoncement à soi-même ne sont ni nouvelles, ni toujours volontaires. Elles sont produites sous le siège, sous les bombardements et sous la longue ombre d’un colonisateur qui exige la soumission comme prix de la respiration.

De plus, le bombardement incessant de Gaza et la destruction massive de son environnement bâti ont produit une réalité radicalement modifiée. Cette nouvelle réalité est double :

  • Premièrement, elle entraîne un affaiblissement sévère des structures de gouvernance et de la capacité des autorités palestiniennes à fournir des services de base ou à gérer la société, en particulier dans les domaines de la prévention de la criminalité et de la maîtrise des représailles personnelles.
  • Deuxièmement, elle a créé un sentiment de vide politique et administratif, encore exacerbé par les assassinats ciblés de responsables gouvernementaux par Israël après sa dénonciation de l’accord de cessez-le-feu.

L’érosion de la présence institutionnelle, tant physique que symbolique, a laissé derrière elle non seulement une crise de la prestation de services, mais aussi une rupture dans l’idée même d’ordre – un environnement dans lequel l’autorité est de plus en plus fragile et dans lequel des formes alternatives de contrôle et de pouvoir informel commencent à s’affirmer en l’absence d’infrastructure étatique, faisant de Gaza un terrain possible d’achat de loyautés et d’allégeance politique par des forces également hostiles au Hamas ou à la résistance au sens large.

Cela est en partie dû à l’épuisement des économies et des actifs des gens, ainsi qu’à la destruction des moyens de subsistance. Mais le fait que Gaza ne soit plus la même qu’avant la guerre, en raison des changements démographiques et spatiaux qui se sont produits depuis le déclenchement de la violence, est peut-être plus important.

Ces changements dans la capacité financière de la population, les déplacements mêmes et la composition spatiale signifient que la politique locale à Gaza ne peut plus être lue sous le même angle qu’auparavant.

La guerre a non seulement déplacé des personnes physiquement, mais elle a également désorienté les tissus sociaux et les solidarités de quartier qui sous-tendaient autrefois la vie politique. Les zones qui étaient autrefois identifiables par leurs tendances politiques – qu’elles soient favorables au Hamas, au Fatah ou à d’autres formations – sont désormais dispersées, leurs populations fragmentées et délocalisées, parfois à plusieurs reprises.

Les familles de Beit Hanoun se trouvent maintenant à Rafah, celles de Shuja’iyya sont dans des écoles transformées en abris à Deir al-Balah. Dans de telles conditions, l’idée même d’une « base locale » fixe perd de sa cohérence.

Les affiliations politiques sont mises à rude épreuve par les urgences de la survie, et les logiques de représentation sont fracturées par l’effondrement de l’espace lui-même. On ne peut pas parler de politique locale au passé, mais seulement dans un temps de suspension – de communautés maintenues en transit, forcées de reconstituer des positions politiques sous le siège, le chagrin et l’épuisement.

Ce qui émerge n’est pas seulement une crise de gouvernance ou de résistance, mais une crise du politique lui-même. Il n’est de bon augure pour aucun analyste de dire par exemple que Beit Lahia, où se sont déroulées certaines de ces petites manifestations, était autrefois un bastion du Fatah ou du Hamas.

Cela dit, ce qui relève du miracle, c’est qu’après dix-sept mois de guerre, la société palestinienne continue de faire preuve d’une profonde solidarité interne. Malgré l’ampleur inimaginable des destructions, la fragmentation de l’espace et l’érosion de la gouvernance institutionnelle, les gens trouvent encore des moyens de partager, de faire circuler les ressources, d’être ensemble.

L’idée de communauté n’a pas disparu ; elle persiste, obstinément, alors même que les pressions de la guerre poussent de plus en plus les individus à rechercher leur salut personnel ou familial.

Dans un contexte de fragmentation, de dépossession et de violence incessante, la persistance de la vie communautaire n’est pas simplement un vestige du passé, c’est une forme active de résistance, un refus de laisser la guerre atomiser complètement le tissu social.

Le désir de certitude

La guerre est souvent décrite comme un tourbillon, un effondrement du passé, du présent et du futur en un seul moment indiscernable. Elle suspend la chronologie, fragmente la cohérence et inaugure la primauté de la désorientation, du désordre et de l’incertitude.

En temps de guerre, le temps cesse de s’écouler ; il implose. Le sens devient erratique et les structures qui jadis ancraient la vie – rituel, routine, mémoire, anticipation – sont consumées dans l’immédiateté de la survie.

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Pour de nombreux Palestiniens, la certitude, même si elle est celle de la défaite, ou de la reddition, est souhaitée.

Ces manifestations sont un appel à la certitude, à l’ordre, à la cohérence, à tout ce qui pourrait stabiliser un monde qui s’enfonce dans l’ambiguïté, en particulier l’insupportable incertitude de savoir si l’on va vivre ou mourir, si les amis et les proches vont passer la nuit.

Ce ne sont pas de simples gestes politiques, mais des appels existentiels : des tentatives pour réaffirmer la lisibilité face au chaos, pour saisir des fragments de sens lorsque le sens lui-même est assiégé.

Et pourtant, ce sont aussi des performances d’action, des actes visant à affirmer une certaine forme de contrôle, même lorsque ce contrôle renforce par inadvertance la machine même du massacre qu’ils cherchent à arrêter.

C’est aussi la tragédie de la vie sous le monstrueux. Une vie dans laquelle l’Autre est omniprésent, hantant chaque souffle comme un ange de la mort – pourtant le seul visage auquel vous pouvez crier, objecter ou plaider est le visage qui reflète le vôtre, marqué par le même langage, les mêmes traits.

La machine d’extermination a toujours prospéré sur de tels arrangements : elle fabrique les conditions de la nécrose, du fratricide, de l’intériorisation du blâme. Elle le fait en étant partout, tout en restant à l’extérieur, à la fois présente et absente.

Elle rend la victime complice non pas des actes, mais du désespoir, transformant la résistance en auto-flagellation et le chagrin en auto-reproche. Pourtant, les cris, même de reddition, resteront tragiquement inaudibles ou, pire encore, ne feront qu’alimenter davantage la machine de guerre.

27 mars 2025 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine

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