Par Ghada Ageel
Ceux qui survivent aux bombardements génocidaires d’Israël ne survivront peut-être pas à la vue de la mort et de la destruction qu’ils laissent derrière eux.
Au début du mois, les forces d’occupation israéliennes se sont retirées de ma ville natale de Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza, vraisemblablement pour préparer une attaque sur la ville voisine de Rafah. Aujourd’hui, ces civils qui ont gagné à la loterie de la vie et de la mort retournent à Khan Younis sur la piste des rêves brisés.
Il s’agit d’un pèlerinage – hajj en arabe – mais d’un pèlerinage de deuil et non de foi.
Le danger rôde toujours à chaque coin de rue, mais ma cousine Ikram et son mari, Awad, se sont sentis obligés de participer au hajj et de s’aventurer dans la région d’al-Qarara, au nord de Khan Younis, pour prendre des nouvelles de Mohammad, le frère d’Awad, et de sa famille.
Ce qu’ils ont découvert dépasse l’entendement.
Mohammed, sa femme Manar et leurs sept enfants – Khaled, Qusai, Hadya, Said, Ahmad, Ibrahim et Abed, tous âgés de moins de 15 ans – avaient été brutalement tués par une frappe aérienne israélienne sur leur maison. Leur maison était en ruines et leurs corps se décomposaient, les chiens et les chats errants essayant de les ronger.
Ikram et Awad ont creusé des tombes peu profondes et les ont enterrés.
C’est la deuxième fois qu’Ikram et Awad doivent enterrer des neveux et des nièces. En octobre, ils ont dû s’occuper des corps de Tasneem, Yasmeen, Mahmoud et Ilyas, les enfants de l’autre frère d’Awad, Ibrahim, qui ont été tués avec leur mère, Nancy, par un bombardement israélien.
Cette fois, la douleur s’est avérée trop insupportable. De retour chez elle, Ikram, accablée par le chagrin, a soudainement perdu la vue. La cause de ce mal tragique reste inconnue, nous laissant tous perplexes et dévastés.
Pendant ce temps, à l’ouest de Khan Younis, qui ressemble aujourd’hui à une ville fantôme, certains membres de la famille de mon mari ont entrepris un voyage d’angoisse similaire. Leur destination : les ruines de leurs maisons, non loin de ce qui reste de l’hôpital al-Amal.
Tout le quartier, y compris les trois immeubles à plusieurs étages où vivaient mes beaux-frères et plus de 70 autres personnes, a été détruit.
Les jeunes hommes de la famille ont pris des photos et des vidéos et ont récupéré le peu qu’il restait de leur ancienne vie. Ils ont ensuite repris le chemin d’al-Mawasi, autrefois centre de vie animé sur la plage de Khan Younis, aujourd’hui transformé en camp de tentes, terrain vague du désespoir, où ils ont été déplacés au cours des quatre derniers mois.
De retour dans leurs tentes, ils ont partagé les photos et les séquence vidéo des ruines de leurs maisons avec leurs parents et leurs frères et sœurs. Pour ma belle-sœur Nima, les nouvelles et les images de sa maison étaient trop difficiles à supporter. Elle n’arrêtait pas de pleurer en regardant les images.
Le lendemain matin, Nima a été retrouvée sans réaction.
Sa famille l’a emmenée d’urgence à l’hôpital le plus proche, al-Amal, qui se traduit ironiquement par « espoir », mais il n’y avait ni hôpital ni espoir… L’un des héroïques médecins qui sont restés sur place l’a déclarée morte. Elle ne pouvait tout simplement pas supporter l’angoisse.
Accablée par le chagrin et le désespoir, Nima a été victime d’une attaque cérébrale.
Le mari de Nima, Suleiman, et ses enfants se sont efforcés d’organiser les funérailles, de laver le corps dans les règles de l’art, de trouver des matériaux pour le cercueil et de contacter Rabab, la fille aînée de Nima, qui s’est réfugiée à Rafah.
Alors qu’ils pleuraient et se lamentaient, les bombes israéliennes ont continué à tomber sur des zones résidentielles à Rafah, dans le camp de réfugiés de Nuseirat, à Deir al-Balah, dans le camp de réfugiés de Maghazi et à Beit Hanoon, faisant des centaines de victimes.
Dans le camp de réfugiés de Yibna, à Rafah, une bombe a tué des membres de la famille Abu Al Hanoud : Iman, sa mère, Ibtisam, son mari, Mohammed, et leurs quatre jeunes enfants : Taleen, Alma, Lana et Karam.
Pendant ce bombardement intensif, Suleiman a pris la décision de ne pas informer Rabab, craignant pour sa sécurité et celle de ses enfants. Ils ont enterré Nima sans elle. Le choix était dévastateur, mais les risques de se rendre à Rafah et d’en revenir étaient trop élevés. Les frappes de drones, les tirs d’obus et les bombardements de navires étaient incessants.
Le jour où elles ont enterré Nima, l’armée israélienne a bombardé le marché du camp de Maghazi, tuant 11 personnes, dont beaucoup de femmes et d’enfants.
Ce n’était pas la première fois qu’une immense douleur entraînait un décès prématuré dans la famille. En 1967, le père de Suleiman, Abdullah, a été victime d’une attaque cérébrale lorsque la dure réalité de l’occupation militaire israélienne s’est imposée.
Après avoir perdu sa maison lors de la Nakba de 1948, la terreur que l’armée israélienne a déchaînée sur la population palestinienne de Gaza en 1967 a été un nouveau choc.
Mais en fin de compte, ce qui s’est avéré trop dur à supporter, c’est l’enlèvement par les soldats israéliens de son fils, Suleiman, qui était alors âgé de 16 ans.
Ne sachant rien du sort de Suleiman et incapable d’accepter l’idée de le perdre, Abdullah a succombé au chagrin et une attaque cérébrale a ravagé son corps, le laissant paralysé. Il a enduré la misère de la vie dans le camp de Khan Younis pendant sept ans avant de décéder la semaine suivant le retour de Suleiman à Gaza.
Reconnaissant que sa femme, Nima, n’ait pas souffert aussi longtemps que son père, Suleiman a remercié Allah et a demandé à ses enfants de réciter la sourate al-Fatiha pour elle.
Nima n’est qu’une des 10 000 femmes palestiniennes qui sont mortes jusqu’à présent dans cette guerre. Elle était une excellente hôtesse et une cuisinière fantastique qui rêvait un jour de faire le pèlerinage à la Mecque, économisant méticuleusement chaque shekel disponible pour le voyage.
La mort de Nima a éteint non seulement ses rêves, mais aussi la chaleur et la générosité qui définissaient son essence, l’essence palestinienne. Elle laisse derrière elle un vide rempli uniquement de chagrin, d’amour et de perte.
Comme mes enfants, j’ai commencé à me demander qui sera là et qu’est-ce qui sera là lors de notre prochaine visite à Gaza.
Les missiles d’un drone israélien Hermes peuvent percer l’espace aérien non protégé de Gaza et détruire des vies en quelques secondes. Les missiles dits « tire et oublie » peuvent atteindre des cibles à une distance de plus de 2,5 km depuis le ciel, de sorte que lorsqu’ils sont tirés, personne au sol ne sait qu’ils arrivent.
Les civils qui vaquent à leurs occupations sont tués instantanément parce qu’il n’y a rien ni personne pour les protéger.
Aucun avion de guerre jordanien, britannique, français ou américain n’a été déployé pour défendre les 50 femmes tuées chaque jour depuis 200 jours par Israël. Mais ils se sont tous précipités pour protéger Israël des drones iraniens qui ont mis huit heures à atteindre son territoire, et dont beaucoup n’ont même pas réussi à aller aussi loin.
La seule méthode d’acheminement plus lente des frappes iraniennes aurait été de transporter les armes à dos de chameau à travers le désert.
Mais aujourd’hui, le monde s’est tourné vers l’Iran. Israël est redevenu la victime. Personne ne parle du droit à l’autodéfense des civils palestiniens qui vivent un génocide et des crimes contre l’humanité.
La politique du « tir et de l’oubli » à Gaza semble être une politique mondiale.
Mais mon cri résolu est que le monde ne doit jamais oublier. Les bonnes volontés du monde entier s’efforcent de faire en sorte que les responsables de ces crimes et ceux qui leur ont fourni des armes soient jugés et hantés par le spectre de la justice jusqu’à la fin de leurs jours.
Auteur : Ghada Ageel
* Dr. Ghada Ageel est professeure invitée au département de sciences politiques de l’université de l’Alberta (Edmonton, Canada). Chercheuse indépendante, elle participe activement à l'initiative Faculty4Palestine – Alberta.Son nouveau livre, Apartheid in Palestine: Hard Laws and Harder Experiences, est à paraître aux éditions University of Alberta Press (Canada).
23 avril 2024 – Al Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine