Par Mansoor Adayfi
Il est temps que les États-Unis publient des photos des enfants de Guantanamo, du « waterboarding » [torture par l’eau], des murs tachés de sang des cellules où les prisonniers ont été tués. Mansoor Adayfi, qui fut détenu dans la tristement célèbre prison de torture pendant 14 ans, affirme que son expérience ne ressemble en rien aux images aseptisées de Guantanamo diffusées par les États-Unis.
Cela fait 20 ans que les populations du monde entier essaient de se représenter ce que fut Guantanamo. Ce ne fut pas seulement une des plus infâmes prisons de la “guerre contre le terrorisme”, sa renommée a atteint celle d’Alcatraz et de Robben Island. Certains observateurs extérieurs y voient peut-être le symbole de la torture, des extraditions ou enlèvements secrets et de la détention illimitée sans inculpation ni procès, mais moi, j’y ai vécu pendant 14 ans. Chaque centimètre et chaque lézarde du camp s’est gravé dans mon esprit, les images de cette réalité brutale me hanteront pour toujours.
J’ai donc suivi avec intérêt la publication d’une série de photos secrètes, jamais diffusées auparavant, des premiers détenus arrivant au camp de détention.
Les images, publiées par le New York Times dimanche, montrent des hommes menottés, avec des bandeaux sur les yeux et des protections auditives, qui arrivent à Guantanamo en 2002. La plus grande partie de ce que l’on nous a fait subir là-bas a été soigneusement tenue secrète. Comme le souligne le NYT, les seules images jamais divulguées de la prison ont été mises en ligne par WikiLeaks en 2011.
Pourquoi avaient-elles été prises ? Apparemment pour donner au secrétaire à la défense Donald Rumsfeld et aux autres dirigeants de Washington un aperçu de la manière dont se passaient la détention et les interrogatoires dans la guerre contre le terrorisme. Peut-être même pour les rassurer sur le fait que les “pires des pires terroristes” étaient traités comme ils le méritaient. L’une des premières choses que j’ai faites a été de partager l’article du NYT avec un groupe WhatsApp qui réunit d’anciens prisonniers de Guantanamo, et de leur demander ce qu’ils pensaient de ces photos.
Je savais que cela pouvait être douloureux pour eux, mais j’avais besoin de savoir ce que cela leur faisait. La majorité d’entre eux ont réagi de la même manière que moi, et certains n’ont même pas pu regarder les photos, et encore moins les commenter. Le traumatisme était trop récent.
Quelles ont été leurs réactions ?
Les sentiments allaient de : “J’aurais bien voulu avoir été traité comme ça !” à “C’est une mauvaise blague ?”. Nous avons ensuite parlé de ce qui s’était réellement produit et de la façon dont cela s’était produit. Nous avons aussi imaginé ce que serait le vrai récit, s’il devait être rapporté : “Nous les avons kidnappés, brutalisés, torturés, nous avons détruit leur vie, puis nous les avons relâchés sans accusation, ni procès. Maintenant, nous allons blanchir nos crimes en utilisant des photos relativement anodines pour mentir au monde entier.”
Je connais personnellement l’histoire de chacun des hommes qui composent ce groupe de survivants, j’ai vécu, prié et souffert avec eux. Nos histoires sont imbriquées les unes dans les autres, comme les pièces d’un puzzle maudit. Pourtant, je ne me lasse jamais de les entendre. Je veux savoir comment ils s’en sortent. Je veux connaître l’impact de ces années d’abus sur la vie qu’ils essaient de mener aujourd’hui.
La réalité est amère. Techniquement, nous sommes peut-être loin des côtes cubaines, mais nous sommes encore tous emprisonnés de mille façons, visibles et invisibles. Nous vivons tous ce qu’on ne peut qu’appeler un “Guantanamo 2.0”, du fait des conditions de notre libération et des restrictions suffocantes qui nous sont imposées.
L’un de nos frères a envoyé ce message après avoir lu l’article : “Ils peuvent mentir au monde ici dans cette vie, mais dans l’au-delà nous obtiendrons justice. Là-bas, devant un tribunal divin, ils ne pourront plus mentir. Tout cela n’est pas fini.”
Sur les photos que vous voyez aujourd’hui, nous semblons être des terroristes vraiment chouchoutés. Voyez nos combinaisons orange propres et bien repassées ! On dirait qu’on a été nourris et soignés avec autant d’amour que des bébés au berceau. Oh et voyez comme nous étions libres de pratiquer notre religion, agenouillés en prière comme nous le sommes, c’est vraiment touchant !
Sauf que ceux d’entre nous qui y étaient savent bien que rien de cela n’est vrai. Nous avons tous la même expérience.
“Ils m’ont cassé les côtes, et j’ai toujours mal aujourd’hui”, dit l’un de nous. “J’ai des cicatrices sur la tête et le corps, et je ne peux pas expliquer pourquoi à mes enfants “, dit un autre.
Un autre frère ajoute : “Heureusement pour moi, je ne peux pas voir les photos, car, comme vous le savez tous, j’ai perdu la vue d’un œil à Guantanamo pendant les tortures. La vision de mon autre œil est si faible que je suis cliniquement aveugle.”
Un autre nous partage sa réflexion : “C’est une chose de détruire un homme, sa famille et son avenir… c’en est une autre de diffuser ensuite au monde des images aseptisées et trompeuses pour couvrir le mal de ce que vous avez fait.”
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Pour ma part, j’ai des questions. Des questions que j’aimerais poser aux photographes : Comment ont-ils pu supporter de regarder les atrocités commises, en restant là, debout, avec leur objectif grand angle ? Comment ont-ils pu chercher le meilleur angle pour faire des photos parfaites alors qu’on torturait des gens sous leurs yeux ? Comment peuvent-ils vivre avec eux-mêmes ?
J’appelle le public à creuser davantage et à ne pas se laisser berner par une puissante propagande. Lorsqu’une superpuissance mondiale a accès aux ressources médiatiques et a le pouvoir de contrôler l’information, il faut aller directement voir les personnes concernées et les écouter attentivement. Voyez comment toute information publique sur Guantanamo est étroitement contrôlée et censurée depuis que ses portes maudites ont été ouvertes en 2001.
L’armée américaine a examiné et approuvé chaque photo prise par des photographes triés sur le volet. Les journalistes eux-mêmes ne pouvaient pas quitter la base tant qu’ils n’avaient pas reçu l’autorisation de publier leur travail. Les prisonniers n’étaient pas les seuls à ne pas être libres sur place. Les seules images de Guantanamo diffusées dans le monde ont été contrôlées et manipulées par le gouvernement américain, désireux de blanchir ses crimes sous le refrain familier de la “lutte contre le terrorisme”.
Certaines photos ne parviendront cependant jamais sur vos écrans. Vous ne verrez jamais les images des 60 enfants détenus dans des cages, dont un bébé de trois mois. Un zoo humain d’enfants sans défenses dont ils étaient fiers. Vous ne verrez jamais la photo du prisonnier de 105 ans qui a été battu à mort avec tant de violence que le sang coulait à flot sur son vieux corps sec. Vous ne verrez pas les prisonniers nourris de force comme des oies. Vous ne les verrez pas assis nus, frigorifiés et affamés pendant des nuits entières, forcés de déféquer et de s’asseoir dans leurs propres excréments. Vous ne verrez pas les hommes qui ont été assassinés et dont les meurtres ont été maquillés en “suicides”. Vous ne verrez pas les photos des frères dont les organes ont été prélevés et dont les corps ont été vidés de l’intérieur. Vous ne verrez pas les sacs mortuaires, identifiés par un simple code-barres ISN et expédiés aux familles sans aucune explication, et encore moins de d’excuses ou de dédommagements.
Non, les Etasuniens torturent et tuent d’abord et posent les questions ensuite. D’ailleurs, ils ne prennent même pas la peine de poser des questions. Ils se contentent de publier de jolies photos pour montrer qu’ils sont humains même avec les pires barbares. La CIA a déjà détruit des milliers de photos et de vidéos qui attestent des tortures pratiquées dans ses sites secrets à travers le monde.
Je vais maintenant vous donner un aperçu de notre voyage à Guantanamo. Une étape sur la route de l’enfer. La plupart d’entre aurait voulu que l’avion s’écrase pour mourir tout de suite. Personne n’était assis dans ces avions. Nous étions bâillonnés, encapuchonnés, menottés et enchaînés au sol. On m’avait mis une pancarte autour du cou disant “BATTEZ-MOI”. Les soldats ne se sont pas fait prier et se sont ensuite photographiés avec mon corps ensanglanté.
Ils aimaient faire des photos. Ils nous ont donné des coups de bottes sur la tête. Ils se sont mis à cheval sur nous. Ils nous ont asphyxiés. Ils nous ont enlevé nos sous-vêtements et ont pris des photos en se donnant des coups de coude égrillards. Ils se sont livrés à leurs fameuses “fouilles” qui consistaient à regarder longuement et profondément à l’intérieur de nos anus. “Tu aimes ça, hein ? Tu veux que je recommence ?” Leurs rires ne cesseront jamais de résonner dans ma tête, rien ne les amusait davantage que de nous humilier.
Puis nous avons été traînés nus jusqu’à notre cage où nous avons dû attendre des heures avant de recevoir la fameuse combinaison orange. Ce fut la première étape de notre voyage. Et le voyage a été long et brutal.
Alors maintenant, nous avons une demande à faire.
Nous demandons au Pentagone de publier les photos des prisonniers qui sont morts à Guantanamo. Les enfants de Guantanamo. Le waterboarding (simulation de noyade). L’alimentation forcée. Les murs tachés de sang des cellules où les prisonniers ont été tués. Les prisonniers qui ont quitté cette maudite prison en chaise roulante parce qu’ils ont eu le dos brisé pendant les interrogatoires. Montrez les photos que vous avez de prises de nous lorsque nous étions emprisonnés nus, gelés et seuls dans nos minuscules cellules métalliques pendant des semaines et des mois !
Malgré tous ces sévices, nous, les prisonniers, avons réussi à réaliser des œuvres d’art. Nous avons peint, dessiné, écrit, fait des croquis. Au lieu de ces photographies, nous demandons au Pentagone de publier les œuvres d’art que nous avons créées pendant notre détention à Guantanamo. Depuis 2017, des avocats demandent au gouvernement américain de nous les restituer, mais il refuse. Notre art serait “une menace pour la sécurité nationale américaine”. Notre art est dangereux… parce qu’il dit la vérité.
Même après tout cela, je pense que les premières victimes du gouvernement américain sont ses citoyens. On leur ment et on les trompe. On leur raconte des histoires sur le rêve américain, la liberté, la démocratie et la justice. Ils sont manipulés et abusés par les pouvoirs qu’ils ont chargés de veiller à leurs intérêts. C’est la lente pourriture de l’Amérique qui la détruit de l’intérieur.
Tant que les autorités ne seront pas obligées de rendre des comptes, d’être transparents et de reconnaître leurs erreurs, le monde ne connaîtra jamais la vérité. Les Etasuniens ne sauront jamais ce qu’est réellement leur gouvernement, leur pays ; ils ne sauront pas qu’on leur raconte à longueur de journées des mensonges cousus de fils blancs.
Auteur : Mansoor Adayfi
23 juin 2022 – The Middle East Monitor – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet