Par Jonathan Cook
Ce n’est pas un hasard si Julian Assange, le journaliste et militant de la transparence numérique qui a fondé Wikileaks afin d’aider les lanceurs d’alerte à nous informer sur ce que les gouvernements occidentaux trament réellement dans l’ombre, a passé les dix dernières années à l’ombre pour être progressivement relégué aux oubliettes.
Le traitement qu’on lui fait subir est un crime similaire à ceux révélés par Wikileaks lorsque ce dernier a publié il y a un peu plus d’une décennie des centaines de milliers de documents fuités, que nous n’étions jamais supposés voir, exposant en détails les crimes de guerre commis par les États-Unis et la Grande Bretagne en Irak et en Afghanistan.
Ces deux pays occidentaux ont tué des non combattants et pratiqué la torture, non pas, comme ils l’ont prétendu, par auto-défense ou pour promouvoir la démocratie, mais pour imposer leur contrôle sur une région stratégique et riche en ressources.
C’est l’ultime et horrible paradoxe que le sort physique et juridique d’Assange repose entre les mains de deux états qui ont le plus à perdre en lui permettant de recouvrer sa liberté et de publier d’autres vérités qu’ils veulent maintenir cachées. En requalifiant son journalisme en « espionnage » – motif de la demande d’extradition états-unienne – ils sont déterminés à ne pas laisser le génie sortir de la bouteille.
Détourner notre regard
La semaine dernière, en cassant la décision d’une juridiction inférieure qui aurait dû permettre à Julian Assange de sortir libre, la Haute Cour d’Angleterre a consenti à ce que Julian Assange reste de fait enfermé à vie. Il est en détention provisoire – sans avoir été reconnu coupable d’aucun crime – et pourtant il continuera à moisir en isolement cellulaire sans fin prévisible, voyant à peine la lumière du jour ou d’autres humains, dans la prison de haute sécurité Belmarsh aux côtés des criminels les plus dangereux de Grande Bretagne.
La décision de la Haute Cour détourne une fois de plus notre regard. Julian Assange et son « crime » supposé, à savoir la quête de la transparence et de la responsabilité, est devenu le sujet d’actualité en lieu et place des crimes qu’il a révélés, crimes perpétrés par les États-Unis pour ravager des régions entières et anéantir la vie de millions d’êtres humains.
L’objectif est d’empêcher le public de mener le débat que Julian Assange voulait initier sur les crimes d’état occidentaux par le biais de son journalisme. Au lieu de cela, l’opinion publique est détournée vers le débat que veulent ses persécuteurs : savoir s’il sera jamais possible de laisser Julian Assange sortir de prison sans risques.
Les avocats de Julian Assange sont également détournés des questions réelles. Ils vont désormais être pieds et poings liés pendant des années à devoir mener des actions en justice d’arrière-garde, pris par la recherche de subtilités juridiques, se battant pour obtenir une audience dans une quelconque cour, afin d’empêcher son extradition vers les États-Unis pour y être jugé.
C’est le processus lui-même qui a pris le dessus. Et tandis que les détails juridiques sont passés au peigne fin, la substance du procès, à savoir que ce sont les responsables états-uniens et britanniques qui devraient rendre des comptes pour les crimes de guerre qu’ils ont commis, sera éludée.
Réduit au silence pour toujours
Mais c’est plus grave que l’injustice judiciaire du procès de Julian Assange. Pas besoin , certes, de scies à métaux cette fois-ci, mais c’est un crime aussi viscéral contre le journalisme que le démembrement de l’éditorialiste du Washington Post Jamal Khashoggi par des agents saoudiens en 2018.
Et l’issue pour Julian Assange n’est que très légèrement moins prédéterminée qu’elle ne l’était pour Jamal Khashoggi quand il a pénétré dans l’ambassade saoudienne à Istanbul. L’objectif des responsables américains a toujours été de faire disparaitre à jamais Julian Assange. Peu leur importe la façon d’y parvenir.
Si la voie juridique est couronnée de succès, il finira par partir aux E.U. où il peut être enfermé pour une durée de 175 ans en isolement stricte dans une prison de sécurité maximale – c’est-à-dire jusqu’à bien après sa mort de causes naturelles. Mais il est fort probable qu’il ne survive pas si longtemps. En janvier dernier, un juge britannique a refusé d’extrader Julian Assange aux États-Unis en raison du « risque de suicide », et des experts médicaux ont prévenu que ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne réussisse.
C’est la raison pour laquelle le tribunal de district a bloqué l’extradition – pour des motifs humanitaires. Ces motifs ont été rejetés par la Haute Cour la semaine dernière parce que les États-Unis ont donné « l’assurance « que des mesures seraient mise en place pour garantir que Julian Assange ne puisse se suicider. Mais les avocats de Julian Assange ont souligné que cette assurance « ne suffisait pas à calmer les inquiétudes que suscitent sa santé mentale fragile et le risque élevé qu’il se suicide ». Ces inquiétudes auraient dû être évidentes pour les juges de la Haute Cour.
Par ailleurs, des dizaines d’anciens responsables de la CIA et de l’administration précédente ont confirmé que l’Agence prévoyait d’exécuter Julian Assange lors d’une opération extrajudiciaire en 2017. Ceci, peu de temps avant que les circonstances ne forcent les États-Unis à changer leur fusil d’épaule et à adopter l’actuel moyen traditionnel de l’extradition. Les arguments avancés maintenant quant à son bien-être par les mêmes responsables et institutions qui ont failli le tuer n’auraient jamais dû être acceptés comme étant de bonne foi.
De fait, il n’y a pas lieu de spéculer sur la mauvaise foi des Américains. Elle n’est rendue que trop évidente par la myriade de clauses suspensives dans les « assurances » qu’ils ont fournies. Ces assurances peuvent être annulées, par exemple, si les responsables états-uniens considèrent que Julian Assange n’est pas assez coopératif. Les promesses peuvent devenir lettre morte et le seront dès lors qu’elles constituent une entrave pour Washington à faire taire Assange indéfiniment.
Pris au piège dans une cage
Or si perdre la bataille pour l’extradition est un enjeu important, la procédure judiciaire elle-même l’est également. Elle pourrait achever Julian Assange bien avant qu’une décision n’intervienne, comme l’a indiqué sa fiancée Stella Moris le week-end dernier. Elle a confirmé que Julian Assange avait fait un léger AVC lors d’une audience en octobre dans le cadre de l’interminable procédure d’extradition. Il y a des signes qu’il a subi des dommages neurologiques, et il est maintenant sous traitement anti AVC afin de prévenir une récidive.
Julian Assange et ses amis pensent que c’est la tension permanente générée à la fois par son maintien à l’isolement dans la prison de Belmarsh et par la procédure judiciaire menée au-dessus de sa tête à laquelle il est à peine autorisé à participer qui a causé l’AVC .
Nils Melzer, l’expert des Nations Unies en matière de torture, a prévenu à maintes reprises que Julian Assange est soumis à une torture psychologique prolongée depuis le moment où il a cherché refuge à l’ambassade de l’Équateur à Londres, il y a neuf ans, en quête d’asile pour échapper aux tentatives de persécution des États-Unis.
La forme de torture, que M. Melzer a signalé, a été perfectionnée par les Nazis parce qu’il avait été constaté qu’elle était bien plus efficace que la torture physique pour briser les individus. Mme Moris a déclaré au Daily Mail : “[l’AVC] augmente nos craintes quant à la capacité [d’Assange] de survivre à mesure que cette longue bataille juridique se prolonge … Regardez les animaux de zoo enfermés dans une cage. Leur vie s’en trouve abrégée. C’est ce qui se produit pour Julian.”
Et cela semble, en effet, être le lot pour les fonctionnaires états-uniens qui voulaient de toute façon le faire assassiner. Quel que soit le sort de Julian Assange, l’état sécuritaire états-unien sans foi ni loi est gagnant : soit il parvient à l’enfermer pour toujours, soit il le tue tranquillement et en toute légalité, pendant que tout le monde est distrait, occupé à discuter de la personnalité d’Assange plutôt que de ce qu’il a révélé.
Prisonnier politique
En fait, à chaque rebondissement de la procédure contre Julian Assange nous nous éloignons un peu plus des réalités au cœur du procès et sommes la proie de diversions narratives.
Qui se souvient maintenant des premières audiences d’extradition, il y a près de deux ans, au cours desquelles il a été explicitement rappelé à la cour que le traité signé par la Grande Bretagne et les États-Unis, celui qui constitue la base pour l’extradition d’Assange exclue explicitement des procès politiques du genre de celui qui est actuellement intenté par les États-Unis contre Julian Assange ?
Le fait que l’objet du débat ait dévié sur la santé mentale de Julian Assange au détriment de celui de fond, à savoir le détournement du traité à des fins politiques, est une victoire pour la criminalité d’état.
Et de même, l’accent mis sur les assurances états-uniennes concernant le bien-être de Julian Assange a pour objectif d’occulter le fait que le travail d’un journaliste est traité comme un crime « d’espionnage » pour la première fois en vertu d’une législation draconienne de la Première guerre mondiale, rédigée à la hâte et discréditée, l’Espionage Act de 1917. Puisque Julian Assange est un prisonnier politique victime de persécution politique, les arguments juridiques sont apparemment impuissants à le sauver. Il n’y a qu’une campagne politique qui puisse souligner la nature fictive des accusations qui pèsent contre lui.
Les mensonges du pouvoir
Ce que Julian Assange nous a légué par le biais de Wikileaks c’est une lumière crue capable de percer à jour les mensonges du pouvoir et le pouvoir des mensonges. Il a montré que les gouvernements occidentaux revendiquant la supériorité morale, en réalité, commettaient des crimes en notre nom dans des pays lointains hors de notre vue. Il a arraché le masque qui cachait leur hypocrisie.
Il a montré que les millions de personnes qui sont descendues dans la rue dans des villes partout dans le monde en 2003 parce qu’elles savaient que les États-Unis et le Royaume Uni allaient commettre des crimes de guerre avaient raison de manifester. Mais il a aussi confirmé quelque chose de pire : que leur opposition à la guerre était traitée avec un mépris absolu.
Les États-Unis et le Royaume Uni n’ont pas pris davantage de précautions, ils n’ont pas fait preuve de plus de respect des droits humains, ils n’ont pas mis la pédale douce en Iraq à cause de ces manifestations, en raison des critiques préalables. La machine de guerre occidentale a poursuivi sur sa lancée malgré tout, broyant la vie de quiconque se trouvant pris dans sa gueule.
Maintenant que Julian Assange est sous les verrous et réduit au silence, la politique étrangère occidentale peut tranquillement revenir à l’époque où elle n’avait aucun compte à rendre, celle qui existait avant que Julian Assange n’ébranle tout le système par ses révélations. Aucun journaliste n’osera refaire ce que Julian Assange a fait – à moins qu’ils ne soient prêts à passer le restant de leur vie derrière les barreaux.
Le message qu’envoie aux autres sa maltraitance ne pourrait être plus claire ou plus glaçant : le sort réservé à Julian Assange pourrait être le vôtre.
La réalité c’est que le journalisme est déjà ébranlé par les attaques combinées contre Jamal Khashoggi et Julian Assange. Mais c’est le harcèlement de Julian Assange qui porte le plus gros coup. Il ne laisse au journalisme honnête aucun refuge, aucun sanctuaire nulle part au monde.
Auteur : Jonathan Cook
17 décembre 2021- Middle East Eye – Traduction: Chronique de Palestine – MJB