Ibrahim Salem a été enlevé par les forces israéliennes d’occupation à Gaza et détenu pendant 8 mois, dont 52 jours dans le désormais tristement célèbre centre de torture de Sde Teiman. Salem raconte les tortures qu’il a subies, notamment les abus physiques, la famine et la torture par l’électricité.
Les forces israéliennes ont arrêté Ibrahim Salem, âgé de 35 ans, en décembre 2023 à l’hôpital Kamal Edwan de Jabalia, dans la bande de Gaza. Il était avec ses enfants qui se trouvaient dans l’unité de soins intensifs après qu’une frappe aérienne israélienne a visé la maison familiale, tuant une de ses sœurs et plusieurs neveux et nièces.
Après son arrestation, il est resté déshabillé pendant deux jours, placé dans un trou souterrain dans un lieu inconnu et transféré à la prison du Néguev. Après s’être plaint à ses interrogateurs des raisons de son arrestation, il a été transféré au centre de détention de Sde Teiman, où il a vécu un « cauchemar » pendant 52 jours, au cours desquels il a été soumis à la torture, à l’électrocution, aux coups, à l’humiliation et au viol.
Une photo virale de lui a été divulguée à CNN, sur laquelle il apparaît debout, les mains sur la tête, en guise de punition, après qu’il se soit interposé avec un soldat israélien pour savoir pourquoi il avait obligé un homme âgé à uriner dans ses vêtements au lieu de lui permettre d’utiliser les toilettes.
Le texte qui suit est un entretien exclusif réalisé avec Ibrahim Salem le 11 août 2024 par Yousef Aljamal, qui travaille pour le programme d’activisme palestinien de l’American Friends Service Committee.
Merci d’accepter cet entretien. Pouvez-vous vous présenter et décrire comment vous avez été arrêté ?
Je m’appelle Ibrahim Atef Salem, je suis né dans le camp de réfugiés de Jabalia en 1989. J’ai été arrêté le 11 décembre à l’hôpital Kamal Adwan.
J’avais choisi de ne pas évacuer vers le sud [après octobre 2023].
Deux jours avant mon arrestation, ma maison a été directement bombardée entre 7h30 et 8h du matin, alors que mes sœurs et mes enfants dormaient. L’une de mes sœurs, Ahlam, est tombée en martyr, et mes enfants ont été blessés.
Lorsque j’ai pu chercher mes enfants, je les ai trouvés dans un état épouvantable. Mon fils Waseem était blessé et dans le coma à cause de sa commotion cérébrale. Ma fille Nana avait de nombreuses blessures, dont une fracture complète du crâne. Bien entendu, elle était également dans le coma. Ma fille Fatima, ma femme et une autre sœur ont été blessées. J’étais avec elles à l’hôpital. Par la suite, j’ai pu enterrer ma sœur et nos proches dans la cour de l’hôpital.
Le lendemain, l’armée israélienne est venue à l’hôpital et a demandé à tous les hommes de descendre. Ils sont descendus, mais pas moi. Au bout de deux heures ou deux heures et demie, les soldats sont montés. Ils m’ont demandé ce que je faisais. Je leur ai raconté mon histoire et leur ai montré le rapport médical que j’avais. Avant que l’armée n’ordonne aux hommes de descendre, le médecin avait rédigé un rapport sur l’état de mes enfants, indiquant qu’ils n’étaient pas autorisés à bouger et qu’ils avaient besoin d’un traitement.
Le soldat a dit : « Ne bouge pas » et il a appelé un autre soldat. Quand il a lu le rapport, il a dit : « Emmène-le. » Ils m’ont emmené, je ne sais pas pourquoi, ils m’ont emmené, et c’est tout. Après cela, nous sommes descendus. J’ai marché un moment avec d’autres hommes, et un soldat nous a dit : « Arrête-toi, enleve tes vêtements et mets-les par terre. » C’était le début de l’oppression, le début de l’humiliation psychologique qui me secoue [encore aujourd’hui]… Ils nous ont fait nous déshabiller et nous ont emmenés avec eux.
Ils nous ont fait nous déshabiller et nous ont emmenés dans un endroit inconnu, où ils nous ont laissés nus pendant deux jours. Le matin, ils nous ont emmenés au camp de détention, qui faisait partie d’une caserne militaire. Nous y sommes restés dans le froid et sous la pluie, sans aucun vêtement.
Comment la torture était-elle pratiquée en prison, combien de temps durait-elle et combien d’heures pouviez-vous dormir ?
Nous ne pouvions pas dormir. Par exemple, au camp de détention de Sde Teiman, ils nous laissaient dormir à minuit et nous donnaient des couvertures inutiles qui ne réchauffaient pas nos corps. Elles étaient sales et pleines d’insectes.
À 4 heures du matin, et parfois plus tôt selon l’humeur des soldats, nous étions réveillés par des tambours, des bruits, des cris et des sauts sur les tôles, ce qui nous sortait de notre sommeil. Celui qui se réveillait en retard était puni.
Comment vous punissait-on là-bas ?
Il y avait différents types de torture. La prison elle-même est une torture, car on vous oblige à vous agenouiller de 4 heures du matin à minuit. C’est de la torture. Si vous vous asseyez sur les fesses ou sur le côté, ils vous sortent immédiatement et vous pendent. Vous devez rester à genoux. Obliger quelqu’un à rester à genoux pendant 20 heures, c’est de la torture.
Il y avait aussi de la torture psychologique : les soldats nous maudissaient et nous humiliaient, moi, ma mère et ma sœur. Ils nous ont fait maudire nos sœurs, ils nous ont fait maudire nos mères, ils nous ont fait nous maudire nous-mêmes et nos femmes.
Une fois, alors que je faisais l’objet d’un interrogatoire, l’officier m’a dit : « Ibrahim, je suis désolé, mais j’ai de mauvaises nouvelles à t’annoncer ». Je lui ai dit : « Dites-moi. » Il m’a dit que mon fils Waseem était mort. » Que Dieu ait pitié de lui [Ibrahim fond en larmes].
Une fois, pendant la torture et l’interrogatoire, un soldat m’a demandé de manière très brutale où se trouvaient mes enfants et d’où ils m’avaient emmené. Je lui ai dit que j’avais été emmené de Kamal Adwan.
Il m’a demandé ce que je faisais là-bas et j’ai répondu que j’enterrais ma sœur. Il m’a alors demandé où j’avais enterré ma sœur et je lui ai répondu que c’était à Kamal Adwan.
Il voulait connaître l’endroit exact, alors je lui ai montré où je l’avais enterrée. Il m’a ensuite montré une photo d’un bulldozer qui transportait les corps. Il s’est avéré que les bulldozers avaient creusé toute la zone et emporté les corps.
Il m’a demandé : « Combien y avait-il de corps ? ». J’ai répondu six. Il m’a alors montré une photo où l’on voyait trois corps dans la lame du bulldozer et trois autres sur le sol.
J’ai montré les corps dans le bulldozer et j’ai dit : « Ces trois-là sont ma sœur et ses deux fils. Je les ai enterrés et je les reconnais ». J’ai demandé : « Qu’attendez-vous de ces corps ? Pourquoi les avez-vous pris ? » J’ai pleuré et pleuré. Il a alors dit : « Vous êtes des bâtards et des menteurs. Comment peux-tu pleurer sur un cadavre, mais quand je t’ai dit que ton fils était mort, tu n’as pas réagi ? » J’ai répondu : « Cette dépouille a son propre caractère sacré et sa propre sainteté pour nous, ce qui signifie qu’il est interdit d’y toucher. »
De quel espace disposiez-vous pour vous déplacer en prison ?
Au Sde Teiman, il n’y a pas d’espace. Je n’avais même pas le droit d’aller aux toilettes ; les gardiens n’arrêtaient pas de refuser lorsque je le demandais. Dans le Néguev, il n’y a qu’une seule pause, et je ne pouvais bouger que pendant cette période. Je sortais à 13h30 pour la pause.
Normalement, dans la prison [des centres de détention israéliens], il y a trois pauses : une le matin, une l’après-midi et une le soir.
Nous avons eu droit à une pause d’une heure à 13h30, le moment le plus chaud et le plus mauvais de la journée, et ils ne nous ont pas permis de rester à l’abri du soleil, même si nous n’avions pas du tout l’énergie nécessaire pour marcher.
Si nous ne marchions pas, nous étions punis. Nous devions faire le tour de tout le camp de détention, d’environ un dunam (1000 mètres carrés), avec des tentes éparpillées partout. Nous avons fini par marcher dans une zone d’environ 200 mètres.
Les chambres israéliennes de torture sont un modèle qui nous menace tous
Qu’en est-il de la manière dont les gardiens de prison traitaient les prisonniers palestiniens ?
C’était horrible. À la prison du Néguev, pendant notre pause d’une heure, si les gardiens voyaient deux personnes aller aux toilettes ou faire quoi que ce soit pendant qu’ils étaient dans la tour de guet, ils urinaient dans une bouteille et la versaient sur nous. Ils nous obligeaient à nous arrêter et nous versaient de l’urine.
Ils nous disaient de nous lever et de les regarder, et dès que nous les regardions, ils versaient l’urine sur nous et nous injuriaient.
Si quelqu’un les maudissait en retour ou demandait pourquoi ils faisaient cela, ils nous punissaient en nous ordonnant de rester en position debout pendant plus de deux ou trois heures, selon la chance que nous avions.
Quelle était la qualité de la nourriture qui vous a été donnée ?
Il n’y avait presque pas de nourriture. Nous n’en avons presque jamais vu. Certains prisonniers parvenaient à obtenir de la nourriture auprès du directeur.
Nous empêchions les prisonniers qui avaient de la nourriture de s’approcher de nous parce qu’elle était souvent infecte. La nourriture contenait parfois des mégots de cigarettes. Les bols dans lesquels la nourriture était servie semblaient ne pas avoir été lavés depuis des mois.
À un moment donné, nous avons demandé à les laver nous-mêmes, mais les soldats ont refusé et nous ont engueulés.
Comment communiquiez-vous avec votre famille ? Comment avez-vous eu des nouvelles ?
Je n’avais aucun contact avec ma famille et je ne savais rien d’elle [pendant ma détention]. Lorsque j’ai été relâché et que je suis descendu du bus à Khan Younis, j’ai demandé : « Où sommes-nous ? ». Ils m’ont répondu : « Vous êtes à la frontière entre Khan Younis et Deir al-Balah, dans la région de Khan Younis ».
J’ai dit : « Je viens du nord, je n’ai rien à faire ici. Pourquoi m’avez-vous amené à Khan Younis ? » J’ai demandé si je pouvais aller au nord, et le soldat m’a répondu : « Non, il y a un poste de contrôle sur le chemin ; tu ne peux pas y aller. »
Je lui ai dit que je ne voulais pas descendre du bus ici. Comment pourrais-je voir mes enfants ? Je voulais voir mes enfants et ma maison. Le soldat à côté de moi m’a alors donné un coup de poing dans l’oreille et m’a dit : « Tu descends ici, ce n’est pas mon affaire. »
Dès que je suis descendu du bus, j’ai pu appeler ma famille et ma femme. J’ai d’abord demandé des nouvelles des enfants. Ma femme m’a dit que Waseem était sorti du coma le mois précédent, ce qui signifie qu’il était dans le coma depuis plus de six mois… J’ai remercié Dieu et lui ai demandé comment il allait. Elle m’a répondu : « Dieu merci, il va bien, mais il a besoin d’un traitement et d’une intervention chirurgicale. Nana va bien, Fatima va bien, Dieu merci, mais elles ont aussi besoin d’opérations chirurgicales ».
Je lui ai dit : « Donne-moi un de mes frères et sœurs à qui parler, n’importe lequel près de toi ». Puis j’ai demandé à mon père : « Papa, je voudrais te demander quelque chose. » Il a dit oui, et je lui ai demandé ce qu’il en était des corps de mes frères et sœurs, Ahlam et Muhammad. Il m’a répondu : « Mon fils, les soldats israéliens les ont pris à Kamal Adwan. » Je me souviens que lorsque le geôlier m’a montré les photos, le cauchemar est devenu réalité. C’était un cauchemar pour moi ; j’en étais vraiment terrifié.
Avez-vous connu des détenus et leur histoire ?
Bien sûr, j’ai fait la connaissance de quelques prisonniers. Nous avons discuté lorsque nous étions au Néguev, où nous étions emprisonnés ensemble et parlions. Dans les baraquements de Sde Teiman, nous avons appris à nous connaître, mais nous avions les yeux bandés et nous ne pouvions donc pas nous voir.
Chacun a sa propre histoire. Ma photo est devenue virale : j’ai été torturé en étant forcé de rester debout pendant six heures, les mains sur la tête, simplement parce que j’avais protesté contre un geôlier qui avait forcé un Palestinien âgé à uriner dans son pantalon. La scène capturée sur la photo n’était rien comparée aux autres punitions que nous avons subies.
L’indignation qu’elle a suscitée – bien sûr, les gens devraient être indignés – mais il y a des choses plus graves qui se sont produites. Par exemple, les insultes que nous avons subies nous ont privés de notre dignité ! Rester à genoux pendant 20 heures, n’est-ce pas une plus grande punition ? Les chocs électriques que nous avons subis, le froid qui nous a presque rendus incapables de bouger.
J’avais été interrogé peut-être 10 ou 12 fois, les mêmes questions étaient posées, les mêmes choses étaient répétées à chaque fois. Chaque fois que j’allais voir l’interrogateur, les soldats israéliens m’obligeaient à me déshabiller, puis à me rhabiller. Quand vous entrez dans la pièce, vous devez enlever vos vêtements, et quand vous revenez dans la pièce, vous devez les enlever à nouveau. N’est-ce pas insultant et honteux ?
Il y a des femmes soldats qui nous frappaient sur des parties sensibles de notre corps, et d’autres prisonniers refusent d’en parler, peut-être par honte. Un jour, un homme s’est assis à côté de moi et s’est ouvert à moi. Je lui ai demandé : « Que vous est-il arrivé ? ». Il m’a répondu : « Vous devriez plutôt me demander ce qui ne m’est pas arrivé ! Tout m’est arrivé, ils m’ont tout fait ».
Cela m’a suffi pour comprendre ce qu’il avait vécu.
Qu’est-ce qui a causé la faiblesse physique de votre corps ?
Le manque de nourriture, la torture et les coups – il y a eu beaucoup de tortures. Mes côtes sont cassées, j’ai aussi des dents cassées.
Qu’est-ce que vous croyez que nous avons mangé ? Ils ne nous apportaient même pas assez de nourriture. La nourriture qui est arrivée a été distribuée à 150 personnes dans le Néguev. Je jure devant Dieu que la portion destinée à 150 personnes ne suffirait pas à cinq personnes. Mais nous avons dû la partager entre nous.
Nous avons appris que vous avez été hospitalisé en prison. Pourquoi ?
Mes côtes se sont cassées un jour à cause des coups et de la torture. Même après que mes côtes ont été cassées, les gardiens me frappaient délibérément à cet endroit.
J’avais également subi une opération du rein avant mon arrestation, et la blessure était visible. Lorsque je me déshabillais, ils voyaient la blessure et me frappaient délibérément à cet endroit.
Un jour, ils m’ont donné un coup de bâton très fort, un coup meurtrier. J’étais épuisé, très fatigué ; je suis resté ainsi pendant deux ou trois jours, incapable de me lever ou de faire quoi que ce soit, et j’urinais du sang. Le sergent a dit à un garde que j’étais en si mauvais état que si je restais là, je pourrais mourir ou quelque chose de terrible pourrait m’arriver.
Après environ trois jours, ils ont accepté de m’emmener à la clinique. À mon arrivée, le médecin m’a dit que j’avais besoin d’une intervention chirurgicale et qu’ils allaient procéder à une procédure endoscopique pour évaluer mon état. Ils m’ont fait subir une procédure endoscopique, ou du moins c’est ainsi qu’ils l’ont appelée. Je n’en suis même pas sûr, car même le médecin me frappait et m’humiliait. Et lorsque je lui posais des questions, il ne répondait pas.
J’ai quitté l’hôpital deux jours plus tard et j’ai été emmené pour un interrogatoire. Je me suis demandé : « Qu’ai-je fait ? Je suis un civil, un barbier. Quel est mon péché ? Expliquez-moi, s’il vous plaît, pour que je puisse comprendre. Pourquoi toutes ces tortures, ces humiliations et ces coups ? Pourquoi suis-je emprisonné depuis si longtemps ? Quel est le chef d’accusation ? »
Finalement, le juge n’a trouvé aucune charge contre moi. Tous ceux qui étaient avec moi ont été accusés d’être des « combattants illégaux », mais on ne m’a jamais dit quel était mon chef d’accusation.
Ibrahim Salem vit aujourd’hui dans une tente à Khan Younis. Il souffre d’un grave syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et évite de s’approcher des clôtures. Son corps est maigre. Il a vécu un cauchemar qui a été photographié et a fait l’objet de diffusion sur les réseaux.
Les membres de sa famille qui ont survécu se sont réveillés un jour avec une photo de lui en train d’être torturé à Sde Teiman.
Ibrahim veut connaître son état de santé et savoir quelle opération les médecins israéliens ont pratiquée sur lui.
Le rêve d’Ibrahim est de retrouver sa femme et ses enfants dans le nord de Gaza.
Auteur : Yousef M. Aljamal
* Yousef M. Aljamal est un chercheur en études du Moyen-Orient et l'auteur et traducteur d'un certain nombre de livres.Il est éditeur au Palestine Chronicle, et réfugié palestinien à Gaza.Yousef est co-auteur de A Shared Struggle : Stories of Palestinian and Irish Hunger Strikers publié par An Fhuiseog (juillet 2021).Son compte Twitter.
20 août 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine