Par Richard Falk
L’article ci-dessous est un ensemble très modifié de réponses aux questions posées à Richard Falk par Mohamed Elmenshawy, journaliste à Al Jazeera Arabic de Washington le 10/01/2024). La question 9 ci-dessous a été ajoutée pour traiter de la partialité des médias occidentaux illustrée par des articles d’opinion publiés le 17/01/2024.
1. Comment interpréter l’allégation de l’Afrique du Sud selon laquelle les opérations militaires d’Israël à Gaza violent les obligations du pays en vertu de la Convention des Nations Unies sur le génocide et que ses actions constituent un génocide ?
Les opérations militaires d’Israël durent plus de trois mois, mais pratiquement dès leur début, les observateurs objectifs se sont sentis confrontés à un « cas d’école » de génocide, car l’assaut militaire visait systématiquement et ouvertement à rendre Gaza inhabitable et à infliger de graves souffrances à des civils innocents, en violation flagrante des règles fondamentales du droit international.
C’est en ces termes extrémistes que les principaux dirigeants politiques et militaires d’Israël ont proclamé une telle campagne militaire et que confirment constamment dans la pratique les tactiques sadiques utilisées par les forces armées israéliennes. Ne pas tenir compte de ces propos officiels qui en appellent à transformer Gaza en un « parking » ou de « vider Gaza de tous les Palestiniens » ou encore d’imposer le choix de « partir ou mourir » révèle un mépris stupéfiant de l’interdiction pénale du crime de génocide. Israël néglige le fait qu’il est partie à la Convention sur le Génocide, dont l’engagement est le respect de cette limitation inconditionnelle du comportement des états, ce qui signifie que ni l’auto-défense ni l’anti-terrorisme ne peuvent constituer une base juridiquement crédible au comportement d’Israël à l’égard de Gaza depuis le 7 octobre.
En outre, Israël déforme les faits et les preuves comme lors de sa présentation devant la CIJ, en soutenant que c’est l’attaque du Hamas qui a été le véritable cas de génocide et que c’est Israël qui se défend contre un adversaire génocidaire.
2. Que se passera-t-il si l’Afrique du Sud gagne à la CIJ ?
On ne peut savoir comment Israël et les États-Unis, et d’autres pays réagiraient, mais on peut offrir un avis éclairé qui repose sur les allégations israéliennes contre l’Afrique du Sud, affirmant que le simple fait d’introduire une procédure juridique prétendant qu’un génocide à Gaza est une réalité constitue une accusation de crime rituel contre le peuple juif, et sur le discours laïc plus mesuré du Département d’État états-unien selon lequel l’initiative sud-africaine est « sans valeur » car elle n’a en fait pas de fondement juridique acceptable. Il est probable que les EU utilisent, si nécessaire, leur véto au Conseil de Sécurité et ne tiennent compte d’aucune résolution de l’Assemblée Générale qui appellerait à se conformer aux mesures conservatoires que la CIJ pourrait décréter, comme ils sont autorisés à le faire conformément à l’article 41(1) des statuts régissant son fonctionnement.
Si effectivement cette attitude équivoque ou provocante de non-respect se manifeste, d’importantes protestations soutenues auront probablement lieu partout dans le monde, y compris en Amérique du Nord et les pays européens qui ont apporté à Israël un soutien à des degrés divers et ont initialement accordé une approbation sans réserve à la réponse d’Israël à l’attaque du Hamas du 7 octobre. La montée de l’opposition au comportement israélien à Gaza présente de graves menaces de déstabilisation aux conséquences politiques négatives dans certains pays, caractérisées par l’étiquetage « état paria » d’Israël répandu dans certains environnements et par une escalade spectaculaire de la nature et du degré de militantisme d’initiatives de solidarité au niveau mondial allant jusqu’au boycott culturel et sportif, et à des appels à un embargo de la vente d’armes et de sanctions internationales.
Le militantisme de la société civile peut s’avérer un levier capable de transformer l’approche discursive au conflit sous-jacent de nombreux pays du Sud, y compris d’Israël et de ses soutiens gouvernementaux. C’est ce qui s’est produit en Afrique du Sud à la surprise de beaucoup, bien que dans des circonstances très différentes.
3. Que se passera-t-il si l’Afrique du Sud perd à la CIJ ?
Israël jubilerait sans aucun doute et célébrerait une victoire juridique en humiliant ceux qui critiquent les méthodes utilisées dans ses Opérations Épées de Fer en les qualifiant d’antisémites hystériques. Cette défaite inciterait également Israël et les EU à se sentir justifiés de ne pas suivre l’opinion majoritaire mondiale favorable à un cessez-le-feu rapide.
Ceux qui soutiennent l’initiative sud-africaine réagiraient probablement avec un mélange de désarroi déroutant et de franche colère face à ce résultat décevant à la CIJ. Comment la plus haute cour au monde a-t-elle pu examiner des preuves si accablantes si bien présentées devant la Cour par l’équipe d’avocats d’Afrique du Sud, et statuer de manière perverse et non professionnelle. A supposer même une réaction partagée à une décision majoritaire dans laquelle l’Occident globalisé soutiendrait Israël et rejetterait les points de vues de ceux adoptant les perspectives du Sud globalisé, le prestige de la Cour en tant que tribunal de justice méritant le plus grand respect des états membres de l’ONU serait considérablement amoindri, temporairement au moins.
Il y a un juste milieu basé sur un argument juridictionnel légaliste et hautement technique avancé par Israël à l’audience de la CIJ selon lequel toute action de la Cour serait prématurée car il n’a pas été établi qu’un ‘litige’ préexistait entre les parties avant le dépôt de la demande auprès de la Cour. Cet argument a été réfuté par l’équipe sud-africaine aux audiences à la CIJ de janvier, mais il pourrait libérer la Cour de l’obligation de résoudre le dilemme embarrassant au cœur de la requête de l’Afrique du Sud en faveur de Mesures Conservatoires, qui oppose la légalité à l’opportunisme politique.
A certains égards, le résultat le plus significatif d’une décision négative ou même d’un contournement technique serait une déception générale qui induirait probablement une réaction dans l’opinion publique mondiale concluant que la Cour Mondiale est déconnectée du sens de l’histoire, et à la lumière de ceci, un accroissement spectaculaire des initiatives de solidarité mondiales sur le modèle BDS se produira, manifestant la monté d’un militantisme transnational.
La croyance que seules les actions de la société civile sont porteuses d’un espoir de pouvoir mettre fin à cette terrible catastrophe humanitaire telle qu’elle se déroule à Gaza et dans laquelle la primauté de la géopolitique ignore le droit et la moralité lorsque des intérêts stratégiques sont en jeu, ira croissant.
D’une certaine façon, que la requête de l’Afrique du Sud adressée à la Cour pour qu’elle émette des Mesures Conservatoires afin d’arrêter le génocide soit couronnée de succès ou échoue pourrait ne pas faire de grande différence dans l’immédiat quant à l’impact substantiel de sa décision. Si la Cour statue en faveur de la requête de l’Afrique du Sud Israël refusera très certainement de s’exécuter ce qui engendrera la colère de la société civile et des actions coercitives en réaction au refus d’obtempérer d’Israël.
Alors que si la requête était rejetée, une réaction populiste de colère favoriserait aussi un accroissement de l’engagement de la société civile et augmenterait l’hostilité existante envers Israël dans de nombreuses régions du monde. Dans ce deuxième scénario une partie de la frustration serait dirigée contre la CIJ considérée comme institution déficiente ou politisée, tandis que si une décision positive était ignorée, la frustration s’exprimerait majoritairement en tant que colère envers Israël et les États-Unis. En d’autres termes, que la décision soit positive ou négative, la mise en œuvre des normes de la Convention sur le Génocide est soumise à une nullité formelle due à ce qui afflige tout le système de l’ONU en termes d’exécution, à savoir la primauté du géopolitique déterminant la présence ou l’absence d’une volonté politique suffisante de la part des acteurs ayant les capacités requises pour assurer l’exécution des décisions judiciaires qui font autorité.
L’éventualité d’une obstruction géopolitique en réaction à l’initiative de l’Afrique du Sud voue à l’échec une exécution disciplinée d’une injonction de la CIJ au cas où cette dernière répondrait favorablement à la requête en faveur de Mesures Conservatoires pour mettre fin aux violences israéliennes jusqu’à ce que soit prise une décision sur le fond à savoir l’accusation de crime de génocide.
4. Benjamin Netanyahou a déclaré que l’armée israélienne est l’«armée la plus morale au monde », êtes-vous d’accord avec lui ? Pourquoi ?
Ça n’a jamais été autre chose qu’une prétention très exagérée de la redoutable Hasbara d’Israël, ou autrement dit, le message véhiculé par sa machine de propagande d’état et répété dans tout l’Occident par les groupes de soutien d’Israël. Le Rapport Goldstone d’une mission d’enquête sur le terrain du Conseil des Droits Humains de l’ONU entreprise après l’attaque massive terrestre, maritime et aérienne de 2008-09 contre la population de Gaza pratiquement sans défense contient des preuves tangibles d’une série de crimes de guerre relatifs aux méthodes et armement d’Israël.
Il convient d’avoir conscience qu’Israël a une obligation spéciale à Gaza de protéger la population civile, accentuée par son statut de puissance occupante, et est ainsi soumis aux contraintes légales présentes dans la 4ième Convention de Genève régissant l’Occupation belligérante. Il ne faut pas oublier que des années avant l’affrontement actuel, même des visiteurs conservateurs internationaux, comme par exemple, David Cameron, qualifiaient Gaza de « plus grande prison à ciel ouvert au monde ». Il n’est guère surprenant que des personnes chassées de leur foyer et patrie il y a des décennies, à qui on a ensuite refusé un droit de retour et que l’on a finalement ‘emprisonnées’ pour aucun délit, et qui furent soumises à ce qu’un éminent conseiller gouvernemental a appelé ‘un régime de subsistance’, risqueraient tout à un moment donné pour briser les barreaux de leur prison, ce que Norman Finkelstein a appelé « une révolte d’esclaves. »
D’un point de vue juridique et moral, dans la mesure où des sources indépendantes le confirment, l’attaque du Hamas le 7 octobre comprenait des crimes de guerre, et une prise d’otages illégale et devrait être désavoué, bien que faisant partie d’un acte légitime de résistance contre une occupation oppressive et prolongée.
D’un point de vue moins légaliste et plus stratégique, Israël a depuis 1967 utilisé Gaza comme zone de combat expérimentale précieuse où il pouvait démontrer l’efficacité de ses capacités de lutte contre le terrorisme, servant d’avertissement à ses ennemis, et d’argument de vente destiné à d’autre gouvernements très utile pour gagner de nouveaux clients à sa solide industrie de l’armement, incluant les innovations en matière de tactiques, d’armes et d’entraînement. Il voulait aussi montrer aux pays hostiles voisins qu’il riposterait aux provocations avec une force disproportionnée. Il a théorisé une telle approche par la Doctrine Dahiya dans les années 1980, raisonnement qui justifiait la destruction d’un quartier pauvre à Beyrouth sud connu pour être un bastion du Hezbollah bénéficiant d’un soutien populaire.
C’est cette Doctrine Dahiya, sous une forme géométriquement amplifiée, qui sous-tend la justification sécuritaire de la réponse effroyable d’Israël à l’attaque du 7 octobre, et dans la mesure où la réponse d’Israël est considérée par un nombre croissant d’observateurs comme étant un génocide, les tentatives de persister à décrire les forces armées israéliennes comme « les plus morales au monde » sont du domaine de la caricature. La moralité ne fait pas bon ménage avec les affirmations officielles de dirigeants politiques et commandants militaires selon lesquelles les Palestiniens en tant que peuple sont des sous-humains et méritent d’être traités comme tels. L’ensemble du mouvement international visant à protéger les droits humains a pour fondement l’égalité des êtres humains, et l’universalité du droit à la dignité humaine.
5. Dans quelle mesure la guerre contre Gaza affecte-t-elle le respect et le prestige du droit international ?
La réponse, à court terme, pourtant insuffisante, sera grandement influencée par la façon dont la CIJ traitera la requête pour des Mesures Conservatoires de l’Afrique du Sud, et si les états du monde, notamment Israël, et l’ONU, manifestent du mépris ou du respect pour le verdict. II faut aussi prendre en considération à quel point la société civile est favorablement impressionnée par la réaction de la CIJ à la requête de l’Afrique du Sud, y compris la rapidité avec laquelle elle y répond.
Un verdict positif aura des effets rédempteurs sur la perception de la rue du droit international partout dans le monde, et aura un effet persuasif pour soutenir la vision que même quand les états refusent d’obtempérer et que l’ONU est impuissante à agir, le droit international peut être utile aux défenseurs de la justice par la légalité.
Si nous élargissons l’angle de vue au-delà de l’appréciation de la violence de la campagne d’Israël à Gaza, il devient évident qu’Israël a longtemps ouvertement violé le droit humanitaire international pendant la période d’occupation de Gaza qui a débuté avec sa victoire dans la guerre de 1967. Parmi les nombreuses politiques illégales, qui peuvent être retenues à charge contre Israël pendant cette période où il avait les obligations supplémentaires liées au fait qu’il était la puissance occupante par rapport à la Palestine occupée, les plus flagrantes sont les punitions collectives, l’installation de colonies juives en territoire occupé, les revendications de souveraineté sur toute la ville de Jérusalem, l’appropriation de l’eau et d’autres ressources en Cisjordanie, le refus de se retirer des territoires occupés pendant la guerre de 1967 ou de s’acquitter de bonne foi des tâches principales telles que stipulées dans la 4ième Convention de Genève de protéger le peuple palestinien soumis à son autorité administrative en tant que puissance occupante.
Israël a aussi refusé de tenir compte de l’Avis Consultatif quasi unanime de la CIJ de 2004 contestant la construction d’un mur de séparation sur le territoire palestinien occupé. De manière générale, Israël a défié le droit international à chaque fois que s’y conformer aurait sérieusement interféré avec ses politiques nationales et ses priorités stratégiques en ce qui concerne le peuple palestinien. En même temps, Israël invoque le droit international à chaque fois qu’il pourrait être utilisé pour justifier ses actions ou doléances envers la résistance palestinienne. Sa ligne de défense pitoyable lors des audiences du 11 janvier à la CIJ sur l’initiative de l’Afrique du Sud cherchait à inverser les faits et preuves en s’attribuant le rôle de victime du crime de génocide par le Hamas plutôt que celui de coupable.
Par le biais de ces manipulations, le droit international est réduit à une guerre juridique éhontée, c’est-à-dire que le droit international devient un instrument de politique dans la boite à outils au service d’un comportement nationaliste partisan, fondamentalement un mode de propagande pour renforcer les arguments juridiques égoïstes soutenant les prétentions nationales et dénonçant le comportement des adversaires.
Ce type de manipulations sape les idéaux du droit en tant qu’ensemble de contraintes qui reposent sur l’autorité formelle de réglementer le comportement de tous les états souverains de façon à assurer des bénéfices réciproques par le biais de la paix et la justice.
C’est ce type de cadre juridique pour intervention que la Charte des Nations Unies a offert de manière ambigüe au monde en 1945. Les tensions géopolitiques survenues dans les années suivantes ont rendu l’ONU globalement impuissante à mettre en œuvre ces objectifs centraux de prévention des guerres, et ont souvent marginalisé l’ONU dans des contextes de guerre et de paix.
6. Israël n’est pas un État membre de la Cour pénale internationale ? Son dirigeant pourrait-il être poursuivi sous sa juridiction ?
En théorie, la CPI est compétente pour poursuivre un dirigeant d’un État souverain si le crime international présumé a été commis sur le territoire d’une partie au statut de Rome régissant ses activités. En pratique, cependant, une telle procédure exigerait que la CPI obtienne le contrôle physique de l’individu et cela dépendrait normalement de la coopération volontaire de l’État national des personnes accusées appartenant à un État qui n’est pas partie.
Les États qui sont parties de la CPI et qui régissent le fonctionnement de la Cour pénale internationale ont l’obligation, en vertu d’un traité, de coopérer avec la CPI, y compris pendant la phase d’enquête et toute phase d’arrestation qui en découle dans le cadre d’une procédure judiciaire. La ou les personnes accusées doivent également être présentes dans la salle d’audience dans le cas improbable où des poursuites seraient engagées.
Israël n’a pas besoin d’être partie au statut de Rome régissant l’autorité de la CPI si le tribunal estime qu’il dispose d’une autorité légale valide pour procéder à une enquête et à une éventuelle mise en accusation des dirigeants politiques et militaires israéliens accusés d’être responsables de crimes dans les territoires palestiniens occupés, ce qui inclurait Gaza.
Après divers retards, la CPI a officiellement décidé en 2021, au sein d’une chambre composée de trois juges, qu’elle pouvait examiner les allégations palestiniennes de crimes israéliens commis sur le territoire de la Palestine occupée après 2014. La Palestine est devenue un membre sans droit de vote de l’ONU en 2012 et, sur la base de cette qualification d’ « État », elle est devenue partie au cadre conventionnel de la CPI tel qu’il est défini dans le Statut de Rome.
L’actuel procureur de la CPI, Karim Khan, n’a guère montré d’intérêt pour la procédure autorisée. Cette paresse contraste fortement avec l’empressement manifesté à l’égard des allégations contre Poutine pour les crimes commis en Ukraine dans le cadre de l’agression présumée de 2022.
7. Quel est l’objectif de l’Afrique du Sud dans une telle affaire ?
Il est toujours difficile de dépeindre les motifs d’une initiative juridique controversée de ce type et, dans ce cas, les objectifs sont peut-être moins clairs que les motivations. L’Afrique du Sud post-apartheid a associé la lutte des Palestiniens pour les droits de l’homme fondamentaux à sa propre lutte contre le régime d’apartheid. Nelson Mandela a prononcé une phrase célèbre : « Notre liberté ne sera pas complète tant que les Palestiniens ne seront pas libres ».
Dans un certain sens, le génocide devrait être considéré comme l’aboutissement de l’apartheid. C’est la caractéristique presque invariable des étapes finales d’un projet colonial de colonisation, ce qui est probablement la meilleure façon de comprendre ce qui se passe à Gaza et d’apprécier les mauvais souvenirs que des développements analogues ont générés en Afrique du Sud.
L’Afrique du Sud peut également être motivée par le souvenir du rôle joué par les gouvernements de l’Occident à l’échelle mondiale par rapport à sa propre lutte antérieure, qui est restée longtemps insensible au régime raciste oppressif parce qu’elle était stratégiquement liée à l’Afrique du Sud de l’apartheid à l’époque de la guerre froide. La Palestine a été victimisée et Israël a été protégé et soutenu par l’engagement américain en faveur de ses intérêts stratégiques au Moyen-Orient, renforcé par le lobbying national pro-israélien et l’influence des donateurs sur la politique gouvernementale et les présentations dans les médias.
Beaucoup de ceux qui travaillent sur l’initiative sud-africaine ou qui ont soutenu ses efforts pour faire appel à la CIJ afin d’arrêter le génocide de Gaza ont été cités comme ayant déclaré : « Je n’ai jamais été aussi fier d’être sud-africain ou de notre gouvernement ».
8. Le secrétaire d’État américain Antony Blinken a dénoncé la saisine de la Cour internationale de justice (CIJ) par Israël pour génocide présumé lors de la guerre de Gaza, qualifiant cette plainte de « sans fondement »
Comme nous l’avons suggéré dans des réponses précédentes, la primauté de la géopolitique dans la politique étrangère des États-Unis conduit à la subordination du droit international chaque fois que le respect de celui-ci entre en conflit avec les intérêts stratégiques. Qualifier l’initiative sud-africaine de « sans fondement » à la lumière des pratiques génocidaires, des politiques et du langage exterministe des principaux dirigeants israéliens, copieusement documentés, défie la réalité telle qu’elle est incarnée dans les dispositions de la Convention sur le génocide, qui appelle les parties à prévenir et à punir la commission d’un génocide par d’autres, ainsi qu’à s’abstenir elles-mêmes d’un tel comportement.
Ne pas exclure le « génocide » de la géopolitique est, à mon avis, un signe de décadence nationale à un moment où le bien public mondial a désespérément besoin d’expressions de respect pour tous les peuples qui partagent notre planète.
Il y a deux points à observer : (1) le contraste entre les allégations passionnées des États-Unis concernant les violations commises par leurs adversaires, la Chine et la Russie, et leur soutien inconditionnel aux amis et alliés internationaux accusés est une démonstration stupéfiante d’une gestion irresponsable de l’État ; (2) l’hypocrisie morale associée à ce double standard effronté sape gravement l’autorité du droit international en traitant les égaux de manière inégale et opportuniste.
Les États-Unis paient un lourd tribut à leur réputation, tant sur le plan national qu’international, en s’opposant, aux côtés d’Israël, à l’initiative sud-africaine, qui bénéficie d’un soutien dans le monde entier, parce qu’elle vise à mettre un terme à un génocide transparent et en cours.
Cette initiative par le biais de la CIJ n’a été entreprise qu’après que plusieurs tentatives au sein du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations unies ont été bloquées, diluées ou sont restées lettre morte, principalement en raison de l’influence exercée par les États-Unis au nom d’Israël. Elle met en lumière l’importance des crimes de complicité dans l’horrible épreuve infligée à la population civile de la Palestine occupée.
9. Quelle est l’importance de la partialité des grands médias aux États-Unis ? Par rapport à la perception du génocide à Gaza ? Et aux revendications de démocratie libérale, qui incluent l’indépendance des médias, devenue cruciale dans l’évaluation de la politique étrangère américaine ?
J’ai trouvé choquant que le NY Times ait publié le 17 janvier pas moins de trois articles d’opinion rédigés par des auteurs juifs, sans qu’il y ait une seule voix palestinienne ou une voix critique fondée sur des principes. Daniel Levy, ancien négociateur de paix israélien, a pourtant critiqué pendant de nombreuses années ce que j’appellerais l’approche sioniste maximaliste visant à mettre un terme à la lutte entre Israël et la Palestine pour le territoire et le statut d’État. Dans son dernier article, Levy n’utilise pas le mot « génocide », mais il déclare que la solution des deux États, longtemps rejetée par les dirigeants israéliens mais aujourd’hui encore adoptée par la politique américaine, est morte.
Levy suggère fortement que les États-Unis renoncent à cette diplomatie de paix zombie et adoptent une approche plus réaliste qui limite ses objectifs à la défense de la protection des droits de l’homme des Palestiniens pour tous ceux qui vivent sous une version israélienne d’un seul État « du fleuve à la mer ». Levy note à juste titre l’importance du « rejet catégorique par Israël de la création d’un État palestinien » en se référant aux lignes directrices de Netanyahu avant le 7 octobre, qui exposent son point de vue selon lequel « le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur toutes les parties de la Terre d’Israël ».
Il s’agit là d’un type typique de perspective de paix qui se situerait dans la zone de confort de nombreux sionistes libéraux, mais ce n’est guère une approche de la paix et de la justice basée sur les lignes directrices de l’ONU, les points de vue des défenseurs palestiniens, même modérés, d’un compromis politique, ou même d’une tentative d’attribution de droits conformément au droit international.
L’article de Levy était une expression raisonnable d’une opinion, mais juxtaposé aux articles voisins de Bret Stephens et de Thomas Friedman, il a contribué à mon impression de partialité extrême. L’article de Stephens était si extrême, à mon avis, qu’il ne pouvait être publié sur une plateforme médiatique responsable. Je soupçonne qu’il aurait été sommairement rejeté s’il avait été soumis par une personne n’ayant aucun lien avec le journal plutôt que par l’un de ses rédacteurs d’opinion habituels.
Son titre annonce avec précision son message essentiel : « L’accusation de génocide contre Israël est une obscénité morale ». La prose vitriolée de M. Stephens vise l’initiative sud-africaine auprès de la Cour internationale de justice, qui reposait sur une argumentation juridique scrupuleuse exposée dans un rapport de 94 pages soigneusement rédigé à l’appui de la demande de mesures provisoires visant à mettre un terme au « génocide » en cours jusqu’à ce que le tribunal se prononce sur les allégations sur le fond. L’article de Stephens a eu l’audace de normaliser le langage déshumanisant utilisé par les dirigeants israéliens pour décrire la férocité de leur violence à Gaza.
Stephens semble prêt à soutenir la position selon laquelle la prétendue barbarie de l’attaque du Hamas du 7 octobre a permis à Israël de s’engager dans n’importe quelle violence pour servir sa sécurité sans avoir à se soumettre à un examen juridique. À ce stade, Israël a tué au moins 23 000 Palestiniens [au 17 janvier 2023 – NdT], pour la plupart des civils innocents et maltraités depuis longtemps, ce qui, selon Stephens, n’est pas un génocide mais un effet secondaire de la guerre et de l’autodéfense.
En effet, l’article poursuit en affirmant que les mauvais traitements infligés par la Chine aux Ouïghours, les « champs de la mort » au Cambodge ou les conditions de vie dans les goulags soviétiques constituaient de véritables génocides et sont restés impunis, alors qu’Israël est malicieusement accusé de génocide, uniquement parce que les auteurs de ces actes sont juifs. Il s’agit d’une argumentation honteuse, présentée sur un ton de supériorité morale et d’indifférence juridique.
Il y a beaucoup de place pour le débat autour de ces événements, mais qualifier le recours à la principale instance judiciaire de tradition juridique conservatrice d’ « obscénité morale » est en soi une « obscénité morale ». Cela va au-delà des filtres éditoriaux responsables, qui seraient certainement présents si un auteur palestinien écrivait de manière plus plausible que la défense par Israël de son comportement devant cette même cour était « une obscénité morale ».
Le troisième article d’opinion a été rédigé par son pontificateur en chef, Thomas Friedman. Il a rapporté une interview d’Antony Blinken réalisée la veille au Forum économique mondial de Davos. L’article était plus civilisé que celui de Stephens, mais tout aussi provocateur et, comme toujours, imbu de sa personne. Friedman a commencé par contextualiser le comportement des Israéliens comme étant en partie l’expression d’un traumatisme induit par l’attaque du Hamas, sans un mot de sympathie pour un accès de résistance palestinienne après 50 ans d’occupation abusive et 15 ans d’un blocus total punitif.
Blinken a été présenté comme un représentant infatigable du gouvernement américain faisant de son mieux sur le plan diplomatique pour limiter les tactiques israéliennes et déclarant qu’il avait le cœur brisé par l’épreuve tragique vécue par les Palestiniens. Aucune référence n’a été faite aux offres antérieures de Blinken concernant la participation directe de l’armée américaine à la riposte israélienne, et pas un mot n’a été prononcé pour critiquer les déclarations déshumanisantes, les tactiques ou les objectifs évidents de nettoyage ethnique d’Israël.
Pendant la majeure partie des plus de 100 jours de violence israélienne, il a semblé tout à fait à l’aise dans son rôle de complice en chef du génocide israélien en cours. Un tel rôle implique une responsabilité légale pour des crimes de complicité graves et continus, et non la célébration d’un homme accomplissant un devoir professionnel qui lui a apporté un grand chagrin. Il est éclairant de comprendre que ralentir la vitesse d’un génocide, même si l’on admet une telle intention, reste un génocide.
Ce qui rend cette démonstration de partialité des médias particulièrement troublante, c’est le refus de considérer que la plupart des non-Occidentaux n’ont guère de doute sur la nature de la culpabilité d’Israël dans la perpétration de ce « crime des crimes ». Cette perception n’a rien à voir avec le fait qu’Israël est un État juif, et tout à voir avec la clarté absolue des intentions officielles d’Israël et la nature visible de sa tactique qui entre dans son quatrième mois.
Un autre fait accablant est qu’il s’agit du génocide le plus transparent de toute l’histoire de l’humanité, puisque la télévision met son déroulement quotidien sous les yeux de la quasi-totalité du monde. L’horreur des génocides précédents, y compris l’Holocauste, a été largement révélée après coup, et même alors, elle a été largement comprise par le biais de l’abstraction et des statistiques, ainsi que des récits sinistres racontés par les survivants ou des recherches effectuées longtemps après les faits, et plus tard par le biais de films et de livres.
Auteur : Richard Falk
* Richard Falk est professeur émérite, détenteur de la chaire Albert G Milbank de droit international à l’université de Princeton et chercheur à Orfalea Center of Global Studies.Il a aussi été rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme palestiniens. Pour consulter son blog et son compte Twitter
17 janvier 2024 – RichardFalk.org – Traduction : Chronique de Palestine – MJB – Lotfallah