Par Marwan Bishara
Rien ne m’a paru plus horrible en 2022 que l’attaque israélienne contre le cortège de funérailles de Shireen Abu Akleh.
Un évènement, qui a dépassé tous les autres en horreur l’année dernière, continue de me hanter. Un évènement particulièrement épouvantable, impardonnable et inoubliable qui a résonné dans le monde entier. Un évènement tragique, héroïque et hautement symbolique.
Médusés et atterrés, mes collègues et moi l’avons vu se dérouler en direct sur nos écrans. Trois jours seulement après avoir assassiné la journaliste d’Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, Israël a décidé de redoubler de zèle criminel. Ordre a été donné d’attaquer le cortège funéraire et de faire disparaître tous les signes identitaires palestiniens (drapeaux, bannières, slogans, ndt).
Au moment où les personnes en deuil, rassemblées pacifiquement dans la cour de l’hôpital Saint-Joseph de Jérusalem-Est occupée, ont posé le cercueil sur leurs épaules pour emmener Shireen à sa dernière demeure, les forces de sécurité israéliennes ont chargé pour empêcher le cortège de s’ébranler.
Elles ont vicieusement agressé les personnes en deuil, les frappant brutalement à coups de matraque, alors même que ceux qui portaient le cercueil ne pouvaient pas se protéger des coups.
Mais ces courageux Palestiniens sont restés debout et on fait un rempart de leurs corps au cercueil qui, ballotté dans tous les sens, menaçait de tomber par terre et d’être désacralisé. Des dizaines de milliers de Palestiniens ont rapidement rejoint le cortège, qui est devenu le plus long cortège funéraire jamais vu.
Pour eux et pour d’innombrables autres personnes dans le monde, Shireen est devenue une icône de la liberté et du martyr.
Ses funérailles ont mis en lumière ce que Shireen a passé sa vie à dénoncer, à savoir la violence, la cruauté et le sadisme de l’occupation. Si c’était elle qui avait couvert l’agression sur son cortège funéraire, elle aurait probablement manifesté moins de surprise, et son article aurait été moins dramatique et plus sobre, car elle aurait vu l’attaque pour ce qu’elle est : un acte de lâcheté.
En effet, rien ne fait plus peur au puissant État nucléaire que des Palestiniens qui s’unissent autour de leur drapeau national et scandent patriotiquement « Palestine libre ! Palestine libre ».
Si l’intention des forces de sécurité israéliennes était d’empêcher le cortège de défiler dans la rue, elles auraient pu simplement bloquer la sortie. Mais leur véritable intention était de blesser et d’humilier les Palestiniens sous les yeux des médias internationaux.
Pour montrer au monde qu’Israël peut faire ce qu’il veut, comme il le veut, quand il le veut, et pour faire comprendre à ses soutiens occidentaux, en particulier ses patrons américains, qu’ils n’ont aucun pouvoir sur l’Etat hébreu, pas même celui de l’empêcher d’assassiner une éminente journaliste américaine d’origine palestinienne.
Pourquoi ? Parce qu’Israël est tellement ivre de pouvoir qu’il en est devenu fou.
Pendant une grande partie de son histoire, Israël s’est efforcé de dissimuler sa cruauté, de cacher sa violence et de camoufler son racisme, afin de gagner la faveur des puissances occidentales libérales.
La justification de ses excès de violence était toujours la même : il s’agissait de légitime défense, Israël n’avait pas le choix. En un mot, les Israéliens sont passés maîtres dans l’art de la chutzpah (toupet, culot, ndt), l’art de faire passer le criminel qu’il est pour une victime.
Mais l’Israël d’aujourd’hui ne cache plus sa violence raciste, quels que soient ses dirigeants. Contrairement aux anciennes générations de sionistes qui se souvenaient du fascisme européen et de l’holocauste, et étaient sensibles aux pressions occidentales, cela ne gêne pas la nouvelle génération de Sabras (Juifs nés en Israël), de fanatiques religieux et de colons illégaux d’être fascistes ou de se comporter comme tels.
Les voyous de type Robocop qui ont attaqué les funérailles pacifiques de Shireen, comme ceux qui ont perquisitionné sa maison après l’avoir tuée, sont dépourvus de conscience humaine et morale. Pas plus que leurs chefs, ils n’ont eu à répondre de leurs actes de violence.
Bien loin d’être condamné pour ses méfaits comme d’autres régimes voyous, Israël est habituellement récompensé pour ses violations – plus le crime est grand, plus la récompense des États-Unis et de l’Occident en général est grande.
Même des régimes du Moyen-Orient ont rejoint le chœur des flagorneurs qui récompensent Israël pour sa violence, au prétexte qu’ « il vaut mieux se rallier à ceux qu’on ne peut pas vaincre ».
Netanyahu a été récompensé par quelque 40 milliards de dollars d’aide militaire américaine après avoir insulté et rabaissé à plusieurs reprises le président américain Barack Obama.
Le bombardement impitoyable de la bande de Gaza par Israël, l’expansion de ses colonies illégales et ses attaques contre la mosquée Al-Aqsa ont été récompensés par une plus grande normalisation avec les Arabes et une augmentation de l’aide et des investissements européens.
Ces flatteries et ces ostensibles manœuvres d’apaisement ont rendu Israël complètement fou. Tel un enfant gâté, il teste continuellement les limites, curieux de savoir quand ses protecteurs se conduiront enfin comme des adultes et mettront fin à ses crises de violence et de colère. Mais rien de tel ne se produit.
Il n’est donc pas surprenant que les Israéliens soient désormais convaincus que la violence est non seulement permise, mais qu’elle est aussi très payante.
Il n’est pas surprenant qu’ils aient élu le gouvernement le plus extrême de l’histoire de l’État après que le gouvernement soi-disant modéré a scellé l’année la plus meurtrière pour les Palestiniens de Cisjordanie depuis 2006. Et la situation ne va faire qu’empirer.
L’impunité engendre l’arrogance et l’extrémisme.
Et voilà venir à la barre les nouveaux fascistes qui méprisent les médias et se moquent de l’opinion publique internationale. Ils veulent modifier le système juridique et politique d’Israël pour mettre en place une nouvelle théocratie fasciste et exigent que la violence d’État et le racisme ne soient plus soumis à aucune restriction légale ni à aucun contrôle judiciaire.
Ce processus implique aussi de rejeter ceux de leurs compatriotes juifs qui sont trop libéraux, laïques ou homosexuels, exactement comme ils rejettent les Palestiniens, ce qui a fait dire à un journaliste israélien chevronné que, eh bien, « le sionisme, c’est du racisme ».
Sans surprise, le nouveau manifeste du nouveau gouvernement affirme que le peuple juif a un « droit exclusif et inaliénable à toutes les parties de la Terre d’Israël », c’est-à-dire à toute la Palestine historique. Sans surprise, l’étoile montante et ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, a demandé la fermeture d’Al Jazeera et l’expulsion de ses journalistes.
Lui, que l’armée israélienne a refusé d’accueillir dans ses rangs en raison de ses opinions extrêmes, lui qui a applaudi le massacre de 29 Palestiniens innocents à Hébron en 1994, qualifie Al Jazeera de « réseau de propagande antisémite et mensonger ». Cela aurait sûrement donné du grain à moudre à Shireen. Si seulement !
Auteur : Marwan Bishara
* Marwan Bishara est analyste politique à Al Jazeera. Il était auparavant professeur de relations internationales à l'Université américaine de Paris. Auteur prolifique sur la politique mondiale, il est largement considéré comme une autorité de premier plan sur le Moyen-Orient et les affaires internationales. Son compte Twitter.
30 décembre 2022 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet