Par Yasmeen Taha
Le 27 avril 2023, j’étais à bord d’un bus qui va de Naplouse à mon village natal. Près du village de Haris, au checkpoint d’Ariel, comme l’appelle l’occupation, se trouve la colonie israélienne d’Ariel.
Cette colonie a été créée en 1978 sur des terres appartenant aux villes de Salfit, Iskaka, Mareda et Kifl Hares. Elle a été établie au nord de la ville de Salfit à la veille de la signature des Accords de Camp David avec l’Égypte. Elle couvrait initialement une superficie de 500 dunams (50 hectares), et en 2017, elle comptait environ 19 626 colons.
Je vis un homme très grand, seul et couvert de sang. Il était pieds nus et gisait près de sa voiture accidentée, qui semblait-il, s’était écrasée sur le bas-côté de la route. Des soldats lourdement armés l’entouraient.
Des hommes qui avaient assisté à la scène criaient, « les criminels ont déchargé quarante balles sur son corps, sans raison. »
J’ai senti mon cœur se déchirer, mais je n’ai pas pu voir qui c’était parce que le bus est passé rapidement à côté de la scène.
Ce que j’ai compris c’est que le jeune homme avait perdu le contrôle de son véhicule près d’un poste de contrôle militaire et s’était écrasé sur le bord de la route causant des dégâts importants à l’avant de la voiture.
J’appris ultérieurement que lorsque l’homme a essayé de sortir de la voiture, un soldat l’a attaqué au lieu de lui venir en aide.
Le jeune homme, qui souffrait, a repoussé le soldat et c’est alors que d’autres soldats ont vidé leur chargeur sur lui, et l’ont abattu. Il est mort sur le coup.
Les soldats ont ensuite emmené son corps dans ce qui est dénommé le Cimetière des Numéros, où chaque martyr se voit attribuer un numéro et est placé dans un réfrigérateur portant ce numéro le temps de purger le reste de sa peine de prison.
Une âme pure
Lorsque je suis arrivée à la maison, j’ai remarqué que les gens étaient tristes et en colère. Plusieurs de mes proches sanglotaient . Il y avait une femme que je ne connaissais pas et dont les traits m’étaient inconnus. Elle hurlait.
« Que s’est-il passé ? Dites-moi « que s’est-il passé ? » l’implorai-je.
Un peu plus tard, je compris que l’homme qui avait été tué au checkpoint était mon cousin, Ahmad, du village voisin. Il avait 39 ans, et deux enfants de moins de 10 ans. Il aimait tant sa famille et faisait ce qu’il pouvait pour leur apporter tout ce dont elle avait besoin.
En fait, je n’ai jamais vu un père aimer ses enfants autant que lui.
Il aidait toujours les gens qui venaient dans sa petite agence de tourisme pour organiser leurs voyages. Il prenait aussi des photos pour les évènements officiels. Je suis allée le voir quand j’ai eu mes 18 ans pour prendre les photos conformes à ce dont j’avais besoin pour m’inscrire comme nouvelle étudiante à l’université Al Najah.
Je venais d’obtenir mon diplôme de fin d’études secondaires, et il m’a accueillie en me disant « mabrook » (mot palestinien qui signifie félicitations) avec un grand sourire.
Il m’a dit : « Je veux t’offrir ces photos en guise de petit cadeau ». J’ai été très touchée par cette délicate attention.
Je revois encore ce large sourire avec lequel il accueillait tous ceux qui traversaient la rue pour franchir la porte de sa petite agence. C’était une âme pure qui n’a jamais fait de mal à personne. C’était un bon père qui faisait tout ce qu’il pouvait pour offrir à ses enfants une vie heureuse.
Ahmad a étudié la comptabilité et a toujours été honnête et respectueux des principes dans sa vie professionnelle. Il vivait dans une petite maison au centre du village.
Son père est mort lorsqu’il était très jeune. Il n’a compté que sur lui-même dès le plus jeune âge et n’a dépendu de personne d’autre que lui-même et sa mère pour bâtir sa vie et poursuivre ses études.
Sa mère est toujours en vie. Il écrivait de la poésie et des nouvelles. J’espère qu’il est mieux là où il se trouve maintenant, sans souffrance ni sentiment de culpabilité.
Du choc à la perte de connaissance
Quand j’ai appris que c’était mon cousin qui avait été tué, j’ai senti mon cœur se briser, mais d’une manière totalement différente de ce que j’avais connu auparavant.
Souvent j’avais réconforté des amis et des parents dont des êtres chers avaient été tués par les occupants. Cependant, cette fois ci je ne savais pas qui je devais réconforter en premier.
Devais-je me réconforter moi-même ? Mon oncle peut-être ? Ou bien mon père et mon grand-père ? J’ai perdu le contrôle de mon corps et me suis effondrée sur le sol sous l’effet du choc.
Je n’ai repris connaissance qu’une fois dans ma chambre, ma mère à mes côtés essayant de me faire prendre un médicament.
Plus tard, ma famille a essayé de récupérer le corps d’Hamad auprès des soldats israéliens, mais ils ont refusé de nous le rendre.
Ils ont agi ainsi pour accroitre l’angoisse de sa mère pour lui. S’ils nous avaient rendu son corps, sa mère en aurait été apaisée.
Nous avons décidé d’engager un avocat et d’intenter une action en justice pour récupérer sa dépouille. Après que l’avocat eut étudié le dossier, il nous a dit que l’affaire pourrait prendre des mois voire des années, et que tout ce que nous pouvions faire était de prier.
Après des mois passés à tenter de récupérer le corps d’Ahmad, les autorités d’occupation ont envoyé un message à la police palestinienne indiquant qu’ils allaient le remettre à sa famille.
Plusieurs jours plus tard la famille a reçu sa dépouille, et il a été inhumé lors d’une grande cérémonie funéraire. De nombreuses personnes en deuil y ont assisté en signe de respect pour ses restes maltraités retenus dans les réfrigérateurs de l’occupant.
Auteur : Yasmeen Taha
* Yasmeen Taha est professeur d'anglais et écrivain. Elle vit dans un petit village de Cisjordanie connu pour son agriculture, son artisanat de la pierre et ses olives. Elle aime la vie et aspire à poursuivre ses études en langue anglaise lorsque les circonstances le permettront.
31 juillet 2024 – We are not numbers – Traduction: Chronique de Palestine – MJB