Le cadre sécularisé de la décolonisation a échoué à apporter une véritable libération (*) aux opprimés. La communauté musulmane doit proposer sa propre approche.
Des millions de non-Palestiniens ont défilé dans les rues d’Amérique, d’Europe et d’autres continents pour protester contre la guerre d’Israël contre Gaza. Des milliers d’étudiants du monde entier ont également exprimé leur colère face à l’occupation brutale et aux massacres.
Les récentes dénonciations à l’encontre de personnalités politiques lors d’événements publics aux États-Unis et dans d’autres pays témoignent également de l’ampleur du profond dégoût ressenti par le monde.
Ces voix et ces protestations contre la guerre ont certainement changé l’opinion publique mondiale, et Israël a perdu le semblant de bonne image qu’il pouvait encore avoir auparavant. Pourtant, ceux qui sont en mesure d’arrêter la tuerie à Gaza restent obstinément attachés à l’affirmation suivante : « Israël a le droit de se défendre ».
Alors, que peut-on ou doit-on faire pour provoquer un changement majeur ou une réorientation de la politique ? Que peut faire la communauté musulmane pour sa part ? Il est sans doute nécessaire de s’engager dans une action civique et de s’élever contre l’oppression… mais il s’agit de tactiques à court terme, loin d’une stratégie globale.
Ce que je propose, c’est d’examiner sérieusement une approche à long terme de la libération, fondée sur des ayaat (versets) du Coran qui nous donnent, à nous musulmans, des orientations claires.
La première orientation importante à prendre en considération est que le Coran n’approuve pas l’art de l’artiste s’il n’a pas d’incidence sur la société et les affaires communautaires. La sourate Ash-Shu’ara, dans ses versets 225 et 226, parle des poètes qui « errent dans toutes les vallées » de l’imagination et « parlent de ce qu’ils ne font pas ».
Dans le contexte actuel, l’équivalent de ces poètes ou artistes en général sont les intellectuels de la « tour d’ivoire », dont l’art et la production intellectuelle ne s’accordent pas avec la réalité et l’engagement civique.
Le Coran fait une exception et « félicite » les poètes qui croient, font de bonnes actions et traduisent ainsi leur art en actions concrètes. Ils se souviennent également de la puisance d’Allah, vivent donc avec le réel et cherchent à faire justice lorsque les opprimés sont lésés.
La deuxième orientation que nous trouvons dans le Coran est l’idée d’établir et de promouvoir l’engagement intellectuel même face à la lutte civique. Le verset 122 à la fin de la sourate Taubah (numéro 9) dit :
« Les croyants n’ont pas à se mobiliser en masse. Pourquoi ne se mobiliserait pas sr chaque fraction une compagnie, afin d’acquérir une connaissance rigoureuse de la religion et de donner l’alarme aux leurs, une fois revenus chez eux ? » (**)
Il s’agit là d’un appel évident à un double devoir de la part de la communauté musulmane, qui reflète la division du travail et de l’activité communautaires. Un département peut être chargé de préserver la paix et la justice dans le pays, et l’autre peut s’engager dans l’apprentissage et la recherche – c’est-à-dire l’écriture, la recherche et la formulation de politiques par le biais d’institutions éducatives, de groupes de réflexion et d’organisations civiles.
Ces chercheurs et universitaires conseilleraient ensuite les décideurs politiques et les législateurs pour réformer et modifier les lois soumises à l’ijtihad [effort d’interprétation du Coran et déduction du droit qui en découle] et à la siyasah [la politique et l’application de la loi, au sens large].
Alors que nous appelons les musulmans à participer à des actions directes à court terme, le Coran nous invite à financer et à soutenir les institutions universitaires et de recherche dans l’intérêt de la pérennité des musulmans. Il s’agit d’un modèle qui doit encore être mis à l’épreuve dans notre communauté mondiale moderne. Mais il existe un précédent historique.
Le grand combattant indien pour la liberté, Mawlana Mahmud Hasan, a été emprisonné à Malte par les Britanniques pendant la Première Guerre mondiale, pour avoir résisté à leur occupation en Inde. Pourtant, pendant son incarcération, il a continué à écrire des ouvrages académiques.
Après sa libération, il a poursuivi son activité révolutionnaire à l’Institut islamique de Darul Uloom Deoband, tant dans le domaine politique qu’intellectuel, les considérant comme des reflets l’un de l’autre.
Grâce à son travail, il a été honoré du titre de « Shaykh al-Hind », en reconnaissance de ses efforts incessants pour résister à l’impérialisme britannique et à l’oppression dans le sous-continent indien.
Les effets de son travail, tant dans le domaine de l’activité politique que dans celui de l’engagement intellectuel, se font encore sentir aujourd’hui à travers les institutions et les mouvements dont il faisait partie intégrante. Ses disciples ne considéraient pas l’engagement intellectuel comme totalement séparé de l’action directe pour libérer les opprimés.
Les efforts de Mawlana Mahmud Hasan s’inscrivaient dans le contexte de son époque et des circonstances uniques de l’impérialisme britannique du début du XXe siècle. Le contexte sociopolitique moderne exige de nouvelles initiatives qui soient également enracinées dans un contenu authentiquement islamique.
Le langage sécularisé de la décolonisation s’est avéré être un échec en matière de libération réelle et totale. Même si les pays colonisés se sont formellement débarrassés du joug de l’impérialisme, une grande partie du monde reste économiquement, socialement et culturellement sous l’emprise des puissances impériales.
La nécessité de formuler de nouvelles notions de souveraineté et d’articuler ce que serait une forme de justice authentiquement musulmane dans le monde moderne s’impose aujourd’hui.
Les musulmans ne doivent pas hésiter à faire preuve de créativité dans leur manière d’explorer de nouvelles possibilités de théorie politique et sociale aux niveaux local, national et international, même (et surtout) en contraste avec les notions occidentales affichées de modernité, de souveraineté et de justice.
L’activisme musulman qui reste ancré dans le cadre de l’idéologie impériale et de la théorie politique occidentales n’est pas suffisant. Nous devons articuler authentiquement notre approche sur le plan théorique et pratique.
Si les musulmans modernes doivent à nouveau prendre la tête de la communauté mondiale en résistant à l’oppression et en défendant la justice, il n’y a pas d’alternative à une double approche reconnaissant les luttes politiques et intellectuelles qui sont des conditions préalables nécessaires à la manifestation d’une véritable libération.
Notes :
(*) La théologie de la libération offre une réponse spécifique à toutes les communautés opprimées : « La théologie de la libération dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu », avait déclaré Gustavo Gutiérrez, prêtre, philosophe et théologien péruvien, et considéré comme le père de la théologie de la libération.
(**) Traduction du Coran de Jacques Berque, aux Editions Sindbad
Auteur : Shaykh M A Kholwadia
* Shaykh M A Kholwadia est le fondateur et le directeur du Darul Qasim College, un institut d'enseignement supérieur islamique situé à Chicago, dans l'Illinois. Il est un théologien de renommée internationale, un leader de la communauté musulmane et un enseignant. Il est également considéré comme une autorité dans le domaine de la philosophie islamique.
26 février 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine
Selon moi, cette approche religieuse est dangereuse car les Palestiniens ne sont pas tous musulmans. Une certaine religion utilise la bible comme cadastre et vous voyez le résultat. Si les Palestiniens musulmans font pareils avec le coran alors c’est la fragmentation individualiste de la société palestinienne comme horizon,la chasse aux chrétiens, aux laïcs..Trop guider la pensée des hommes et des femmes est nuisible à l’humanité et tenter d’enfermer l’artiste dans la tour d’ivoire des versets d’un livre, aussi beau soit-il, nous fera de la peine à tous. Que la paix guide vos pas.