Par Ghada Ageel
L’éducation est au cœur de l’identité palestinienne et les Palestiniens continueront de s’instruire, même si c’est au péril de leur vie.
Mon école, dans le camp de réfugiés de Khan Younis, était l’un de mes endroits préférés. J’avais des enseignants dévoués et j’aimais tellement étudier que l’enseignement est devenu ma vocation.
Mais, au-delà de la joie d’apprendre, l’école était un endroit où nous, Palestiniens, pouvions développer des liens avec des compatriotes que nous ne pouvions pas facilement rencontrer : les Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem occupées, les Palestiniens qui peuplaient notre histoire et les écrivains, poètes et intellectuels palestiniens qui décrivaient notre vie en exil.
C’est grâce à l’éducation que nous avons tissé le tissu social de notre nation.
Les Palestiniens sont réputés pour avoir l’un des taux d’alphabétisation les plus élevés au monde. Ils sont souvent considérés comme les réfugiés les plus instruits du monde. L’éducation ne fait pas seulement partie de notre histoire nationale, elle est aussi le moyen de la transmettre.
Le tawjihi annuel (examen national de fin d’études secondaires) est un moment clé dans le calendrier palestinien de la libération.
Chaque année, l’annonce des résultats du tawjihi donne lieu à d’importantes célébrations qui sont relayées dans tous les médias du pays, et qui distinguent les réalisations des élèves les plus performants.
Ce moment d’euphorie collective transcende les succès individuels et célèbre la capacité de nos élèves à persévérer et à exceller malgré les défis incessants qu’ils doivent relever.
Au cours de l’été 2024, pour la première fois depuis 1967, il n’y a pas eu d’examen de tawjihi à Gaza. Il n’y a pas eu de célébrations.
La destruction par Israël du système éducatif à Gaza a causé une douleur et un désespoir immenses chez des centaines de milliers d’enfants et d’adolescents. Pourtant, le désir d’éducation est si tenace chez les Palestiniens que, même en plein génocide, ils continuent d’apprendre.
Lorsque je pense à cet esprit indomptable, je pense à ma cousine Jihan, entrepreneuse indépendante et titulaire d’une maîtrise en diplomatie et en relations internationales. Elle vit avec ses trois filles dans une tente à al-Mawasi depuis 10 mois.
Gaza : dans leur folie génocidaire, les Israéliens appliquent tous les mots en « cide »
Son mari, un médecin, et leur fils ont disparu (assassinés ou enlevés…) dans les premiers jours du génocide perpétré par l’armée israélienne.
Réfugiées dans un camp des personnes déplacées, où elles vivaient dans des conditions déplorables sous la menace perpétuelle de la mort, elle et ses filles ont décidé d’aider les jeunes du camp à poursuivre leurs études.
Elles se sont servies d’un panneau solaire pour installer une petite station de recharge et un hotspot, où chacun peut désormais recharger son appareil et utiliser l’internet à peu de frais.
Deux de leurs visiteurs réguliers sont des membres de la famille de mon mari : Shahd, étudiante en multimédia, et son frère Bilal, étudiant en médecine. Ils étudiaient respectivement à l’université d’Al-Azhar et à l’université d’Al-Aqsa, mais l’armée israélienne les a détruites.
L’année dernière, ils ont rejoint une initiative d’apprentissage en ligne lancée par les autorités académiques de Gaza pour permettre aux 90 000 étudiants de l’université de terminer leurs études supérieures.
Shahd et Bilal m’ont dit qu’ils devaient marcher pendant des heures pour atteindre la station de recharge de Jihan et se procurer les cours. Chaque fois qu’ils quittent leur tente pour y aller, ils serrent leur famille dans leurs bras, conscients qu’ils ne reviendront peut-être pas.
Leurs parents sont inquiets, surtout pour Bilal, car les jeunes hommes sont plus souvent la cible des drones israéliens.
Pour plus de sécurité, Shahd fait parfois le voyage seule, emportant son téléphone et celui de son frère pour les recharger et télécharger les cours.
Les files d’attente sont longues car des centaines de jeunes gens attendent de pouvoir recharger un ordinateur portable ou un téléphone. Le signal Internet est faible et les téléchargements sont lents. L’ensemble du processus prend parfois une journée entière.
En tant que fille aînée, Shahd rêve d’obtenir un diplôme qui rendrait ses parents fiers d’elle et leur ferait oublier un instant la tragédie qu’ils vivent. On a récemment diagnostiqué à son père un cancer du côlon, et la famille est maintenant confrontée à une nouvelle forme de peur, du fait de l’effondrement du système de santé et du génocide en cours.
Shahd m’a dit qu’elle s’accrochait à l’espoir que, d’une manière ou d’une autre, grâce à la petite victoire que représente l’obtention d’un diplôme, elle pourrait un peu modifier cette dure réalité.
Elle est pleinement consciente des risques. « À chaque pas, je me demande si je vais revenir. Mon rêve est de terminer mon cursus, d’obtenir mon diplôme et de trouver un emploi pour aider ma famille », m’a-t-elle dit.
« J’ai vu des gens brûlés, défigurés, réduits en miettes et même abandonnés à des animaux errants. J’ai vu des parties de corps suspendues à des lignes électriques, sur des toits, dans des charrettes tirées par des animaux ou portées sur des épaules. Je prie pour que ce ne soit pas ainsi que je meure. Je veux mourir en un seul morceau, pour que ma mère puisse me dire adieu et m’enterrer dans la dignité », a-t-elle ajouté.
Les massacres d’étudiants et les bombardements d’écoles ou d’universités sont toujours et partout des tragédies. Mais en Palestine, où l’éducation est plus qu’un droit ou un rêve, ces attaques visent également notre identité nationale.
Israël en est bien conscient et la destruction du système éducatif de Gaza fait partie de sa stratégie de longue date pour effacer l’identité, l’histoire et la vie intellectuelle palestiniennes.
Ma génération a, elle aussi, subi des attaques israéliennes contre le système d’éducation, bien qu’elles aient été beaucoup moins meurtrières et destructrices.
Gaza : malgré l’horreur du génocide israélien, un espoir subsiste pour les universités
De 1987 à 1993, pendant la première Intifada, Israël a imposé une fermeture générale de toutes les universités de Gaza et de Cisjordanie à titre de punition collective, privant des dizaines de milliers d’étudiants du droit à l’enseignement supérieur.
Dans le même temps, un couvre-feu militaire israélien nous confinait dans les maisons chaque nuit, de 20 heures à 6 heures du matin. Les soldats israéliens avaient reçu l’ordre de tirer sur tout contrevenant. Les écoles ont fait l’objet de raids, d’attaques et ont été fermées pendant des semaines, voire des mois.
Du fait de cette violence et de ces perturbations, l’éducation est devenue un acte de résistance. Comme les 18 000 autres étudiants du tawjihi à Gaza en 1989, j’ai étudié sans relâche. J’ai obtenu des notes assez élevées pour pouvoir faire des études prestigieuses, en médecine ou en ingénierie.
Ma famille était folle de joie. Pour fêter ma réussite, mon père a préparé du thé, acheté une boîte de chocolats Salvana et s’est précipité au diwan, (conseil de famille) dans le camp de Khan Younis, où notre mukhtar familial servait du café arabe.
Des gens sont également venus féliciter ma mère à la maison.
Mais cette joie éphémère s’est rapidement transformée en désespoir. Les universités étant fermées, j’ai dû attendre cinq longues années, mais je n’ai jamais renoncé au rêve de poursuivre mes études.
Mahmoud Darwish avait raison : Les Palestiniens sont atteints d’une maladie incurable, l’espoir. Et paradoxalement, les restrictions mêmes de l’occupation pendant la première Intifada ont créé un terrain fertile pour l’activisme, la résistance et le travail communautaire.
En l’absence d’institutions formelles, des jeunes gens privés d’éducation universitaire ont rejoint des comités éducatifs créés par la société civile dans toute la Palestine.
Nous avons transformé des maisons, des mosquées et des salles communautaires en salles de classe improvisées. Nous étions souvent obligés d’escalader des murs et de nous faufiler dans des ruelles pour rejoindre les étudiants sans être repérés par les soldats israéliens qui faisaient respecter le couvre-feu.
Les professeurs ont eux aussi résisté en ouvrant leurs maisons aux étudiants malgré le risque d’être arrêtés et emprisonnés. Des milliers de personnes se sont inscrites, ont étudié et ont même obtenu leur diplôme dans ces conditions épouvantables.
Lorsque les universités ont finalement rouvert en 1994, j’ai fait partie de la première cohorte d’étudiants, avec six de mes frères et sœurs. Ce fut un moment de triomphe pour ma famille, bien que cela ait imposé une lourde charge financière à mon père, qui devait payer les frais de scolarité pour un si grand nombre d’entre nous.
La réouverture des universités a moins été ressentie comme la restauration du système éducation, que comme la reconquête d’une partie vitale de l’identité et de la résistance palestiniennes.
Scolasticide israélien à Gaza : un boycott universitaire s’impose maintenant !
Le terme « scolasticide », inventé par l’universitaire palestinien Karma Nabulsi lors de la guerre de 2009 à Gaza, rend compte de la réalité à laquelle nous sommes confrontés depuis des décennies. Le scolasticide est l’effacement délibéré du savoir autochtone et de la continuité culturelle. C’est une tentative de rompre les liens entre un peuple et son identité intellectuelle et historique collective.
Aujourd’hui, la réalité est encore plus grave. Les 12 universités de Gaza sont en ruines et au moins 88 % des écoles de Gaza ont été endommagées ou détruites.
La destruction physique des infrastructures va de pair avec des efforts visant à oblitérer la légitimité des institutions qui dispensent l’enseignement. Fin octobre, Israël a interdit à l’UNRWA de fonctionner.
Étant donné que cette agence des Nations unies gère 284 écoles à Gaza et 96 en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, cette interdiction porte un nouveau coup à l’avenir intellectuel de la Palestine.
Pourtant, tout comme nous avons résisté par le passé, les Palestiniens de Gaza continuent de résister à l’annihilation systématique de leurs ressources éducatives et culturelles. L’éducation n’est pas seulement un outil de survie, c’est le tissu qui lie notre nation, le pont qui nous rattache à notre histoire et la base de notre espoir de libération.
Lorsque je pense à l’immense destruction du système éducatif de Gaza et à tous ces étudiants qui ont défié tous les obstacles pour continuer à étudier, je me souviens des vers de l’Ennemi du soleil, un poème de 1970 de Samih al-Qasem, connu comme le « poète de la résistance palestinienne ».
« Vous pouvez piller mon héritage,
Brûler mes livres, mes poèmes,
Donner ma chair en pâture aux chiens,Vous pouvez couvrir d’un voile de terreur
Les toits de mon village
Ô Ennemi du Soleil,Mais je ne ferai pas de compromis,
Et jusqu’à la dernière pulsation dans mes veines,
Je résisterai. »
Les étudiants palestiniens poursuivront cette résistance, quitte à faire chaque jour des heures de marche pour pouvoir s’instruire.
C’est l’esprit d’un peuple qui refuse d’être effacé en tant qu’individus, en tant que nation, en tant que réalité historique, d’un peuple qui affirme son droit à l’existence passée, présente et future.
Auteur : Ghada Ageel
* Dr. Ghada Ageel est professeure invitée au département de sciences politiques de l’université de l’Alberta (Edmonton, Canada). Chercheuse indépendante, elle participe activement à l'initiative Faculty4Palestine – Alberta.Son nouveau livre, Apartheid in Palestine: Hard Laws and Harder Experiences, est à paraître aux éditions University of Alberta Press (Canada).
13 janvier 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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