Par Ramzy Baroud
Le 29 mars, les délégations russe et ukrainienne, réunies en Turquie, se sont mises d’accord sur une liste de pays qui pourraient être les garants de la sécurité de Kiev si un accord était conclu. Israël faisait partie de la liste. Les autres pays étaient les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Chine, la Russie, la France, la Turquie, l’Allemagne, le Canada, l’Italie et la Pologne.
Certes, Tel Aviv entretient des liens étroits avec Kiev, et bénéficie par ailleurs de la confiance de la Russie. Mais cela ne suffit pas à expliquer comment Israël a réussi à acquérir autant d’importance dans le conflit international sans doute le plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale et les pourparlers russo-ukrainiens.
Immédiatement après le début de la guerre, les responsables israéliens ont commencé à faire la navette entre de nombreux pays impliqués, directement ou pas, dans le conflit. Le président israélien Isaac Herzog s’est rendu à Istanbul pour rencontrer son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan. Cette rencontre pourrait constituer « un tournant dans les relations entre la Turquie et Israël », a déclaré Erdogan.
Bien qu’ « Israël procède avec prudence avec la Turquie », écrit Lavan Karkov dans le Jerusalem Post, Herzog espère que « sa rencontre avec (…) Erdogan est le début d’un processus positif vers une amélioration des relations. » Cette « amélioration » ne concerne pas les Palestiniens qui vivent sous occupation et sous siège israéliens, elle concerne un gazoduc qui relierait le champ offshore israélien Leviathan, en Méditerranée orientale, au sud de l’Europe via la Turquie.
Ce projet renforcera le statut géopolitique d’Israël au Moyen-Orient et en Europe. Le moyen de pression politique que représenterait le fait d’être le principal fournisseur de gaz de l’Europe permettrait à Israël d’exercer une influence encore plus forte sur le continent et réduirait les critiques d’Ankara à son égard.
Ce n’est là qu’une des nombreuses démarches israéliennes. Le festival diplomatique de Tel-Aviv a inclus une réunion de haut niveau entre le Premier ministre Naftali Bennett et le président russe Vladimir Poutine à Moscou, ainsi qu’une succession de visites de hauts responsables européens, américains, arabes et autres en Israël. Le secrétaire d’État américain Antony Blinken est arrivé à Tel-Aviv le 26 mars.
On s’attendait à ce qu’il fasse pression sur Israël pour qu’il se joigne aux sanctions occidentales décidées par les États-Unis à l’encontre de la Russie, mais il n’a guère insisté là-dessus. La réprimande la plus significative à cet égard est venue de la sous-secrétaire d’État Victoria Nuland qui, le 11 mars, a appelé Israël à ne pas devenir « le dernier refuge de l’argent sale qui alimente les guerres de Poutine ».
Depuis des années, Israël espère se libérer de sa dépendance disproportionnée à l’égard de Washington. Cette dépendance a pris de nombreuses formes : aide financière et militaire, soutien politique, couverture diplomatique, etc. Selon Chuck Freilich, qui écrit dans Newsweek : « À la fin du programme décennal d’aide militaire (…) convenu [entre Washington et Tel Aviv] pour 2019-28, le montant total [de l’aide américaine à Israël] s’élèvera à près de 170 milliards de dollars. »
De nombreux Palestiniens et d’autres personnes pensent qu’Israël s’effondrerait tout simplement si les États-Unis cessaient de le soutenir. Cependant, cela pourrait ne pas être le cas, du moins en théorie. Écrivant en mars 2021 dans le New York Times, Max Fisher a estimé que l’aide américaine à Israël en 1981 « équivalait à près de 10 % de l’économie d’Israël », alors qu’en 2020, l’aide américaine de près de 4 milliards de dollars était « plus proche d’1 % ».
Pourtant, ce 1 % est vital pour Israël, car une grande partie de ses ressources financières va à l’armée israélienne qui les convertit dans des armes qu’elle utilise contre les Palestiniens et les pays arabes voisins. La technologie militaire israélienne est bien plus développée aujourd’hui qu’il y a 40 ans. Les chiffres de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) placent Israël au huitième rang des exportateurs mondiaux d’armement pour la période 2016 – 2020.
Les exportations d’armes israéliennes sont estimées à 8,3 milliards de dollars pour la seule année 2020. Ces chiffres continuent de croître et on retrouve du matériel militaire israélien dans de plus en plus d’équipements de sécurité dans le monde, y compris aux États-Unis et dans l’UE, ainsi que dans le Sud global.
La réflexion sur la dépendance d’Israël aux États-Unis s’enracine dans un document de 1996 intitulé « Une rupture claire : Une nouvelle stratégie pour la souveraineté » (*). Ce document a été rédigé conjointement par Richard Perle, ancien secrétaire adjoint à la défense des États-Unis, et par les principaux dirigeants du mouvement néoconservateur de Washington. Le document s’adressait à Benjamin Netanyahu lui-même, qui était alors le Premier ministre israélien nouvellement élu.
Outre des instructions détaillées sur la manière dont Israël pourrait utiliser certains de ses voisins arabes, en plus de la Turquie, pour affaiblir et « faire reculer » les gouvernements hostiles, le document parle également des relations que Tel Aviv devrait développer avec Washington. Perle y exhorte Israël à « rompre avec le passé et à établir une nouvelle vision du partenariat américano-israélien fondée sur l’autosuffisance, la maturité et la mutualité – au lieu d’une relation axée sur les différends territoriaux ».
Un nouvel Israël « autonome » « n’aurait pas besoin de troupes américaines pour le défendre ». En fin de compte, cette autonomie « donnerait à Israël une plus grande liberté d’action et supprimerait un important levier de pression utilisé contre lui dans le passé ».
Les relations d’Israël avec la Chine en sont un exemple. En 2013, Washington s’est emporté lorsque Israël a vendu à Pékin des technologies américaines secrètes de missiles et d’électro-optique. Tel Aviv a dû y renoncer et même démettre le responsable des experts du ministère israélien de la Défense pour faire cesser la controverse.
Huit ans plus tard, Israël est resté sourd aux protestations étasuniennes et à ses demandes qu’Israël n’autorise pas la Chine à exploiter le port de Haïfa, en raison des préoccupations de Washington en matière de sécurité, et l’opération a été lancée officiellement en septembre de l’année dernière.
La stratégie régionale et internationale d’Israël semble progresser dans de multiples directions, dont certaines sont en opposition directe avec Washington. Malgré cela, grâce à l’influence continue d’Israël au sein du Congrès américain, Washington ne demande pas vraiment de comptes à l’État d’occupation.
De fait, maintenant qu’Israël est pleinement conscient que les États-Unis ont changé d’attitude politique au Moyen-Orient et qu’ils se tournent vers la région du Pacifique et l’Europe de l’Est, la politique de « rupture nette » de Tel Aviv progresse plus vite que jamais. Toutefois, cela comporte des risques. En effet, si Israël est aujourd’hui plus fort, ses voisins le sont aussi.
Il est donc essentiel que les Palestiniens comprennent que la survie d’Israël n’est plus liée aux États-Unis, du moins pas autant que par le passé. La lutte contre l’occupation israélienne et l’apartheid ne peut donc plus être axée principalement sur la rupture de la « relation spéciale » qui a uni Tel Aviv et Washington pendant plus de 50 ans.
L’ « indépendance » d’Israël vis-à-vis des États-Unis comporte des risques et des opportunités qui doivent être identifiés et exploités par les Palestiniens dans leur lutte pour la liberté et la justice.
Note :
[*] En anglais : “A Clean Break: A New Strategy for Securing the Realm”.
Auteur : Ramzy Baroud
* Dr Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Il est l'auteur de six ouvrages. Son dernier livre, coédité avec Ilan Pappé, s'intitule « Our Vision for Liberation : Engaged Palestinian Leaders and Intellectuals Speak out » (version française). Parmi ses autres livres figurent « These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons », « My Father was a Freedom Fighter » (version française), « The Last Earth » et « The Second Palestinian Intifada » (version française) Dr Ramzy Baroud est chercheur principal non résident au Centre for Islam and Global Affairs (CIGA). Son site web.
5 avril 2022 – The Middle East Monitor – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet