Jehad Abusalim : « Faire entendre les voix palestiniennes »

25 janvier 2025 - Les Palestiniens célèbrent et suivent à Ramallah la libération de 200 prisonniers palestiniens dans le cadre de l'échange de prisonniers négocié entre le Hamas et Israël. Dans le cadre de l'accord, 70 de ces captifs seront déportés vers d'autres pays de la région. Leur libération intervient après celle de quatre femmes soldats israéliennes plus tôt dans la même journée. Les attaques génocidaires d'Israël ont détruit ou endommagé environ 92 % des habitations de Gaza et déplacé plus de 1,9 million de personnes - Photo : Faiz Abu Rmeleh / Activestills

Par Jehad Abusalim

Les remarques de Jehad Abusalim lors de la conférence de l’ « American Historian Association » 2025.

Note de l’éditeur : ces remarques ont été lues par Sherene Seikaly au nom de Jehad Abusalim le 3 janvier 2025, lors de la table ronde « The Palestine Exception : War, Protest, and Free Speech » (L’exception palestinienne : guerre, protestation et liberté d’expression) lors de la conférence de l’American Historians Association à New York. Le 5 janvier, les membres de l’AHA ont voté à une écrasante majorité une résolution s’opposant au massacre scolaire à Gaza.

Lorsque je suis arrivé aux États-Unis en 2013 pour entamer des études supérieures, c’était à un moment où les voix palestiniennes commençaient enfin à se faire entendre dans le monde universitaire et dans le grand public – mais pas encore suffisamment.

Je venais de la bande de Gaza, un endroit accablé par des décennies d’occupation, d’appauvrissement, de sous-développement et de cycles récurrents de bombardements (souvent appelés « tondre la pelouse »).

J’ai choisi de venir dans ce pays, dans cette ville et dans une école comme NYU non seulement pour obtenir un diplôme d’études supérieures et recevoir une excellente formation, mais aussi pour accéder à des ressources qui étaient inimaginables dans la bande de Gaza.

Plus important encore, je voulais raconter mon histoire – l’histoire de ma communauté, de ma ville et de mon pays : Gaza.

Cependant, je me suis rapidement rendu compte que Gaza n’était pas seulement éloignée géographiquement pour beaucoup de gens, mais aussi intellectuellement, culturellement et politiquement.

Même pour ceux qui connaissent la cause palestinienne, Gaza restait un lieu qui ne recevait qu’une attention sporadique pendant les périodes de violence spectaculaire et d’escalade militaire.

Peu d’individus, d’institutions ou d’organisations se sont engagés à examiner les conséquences des expériences à long terme qui s’y déroulaient. Si certaines voix – des universitaires et des militants aux États-Unis, en Europe et dans d’autres parties du monde – ont consacré leur carrière à mettre en lumière la situation critique de Gaza, elles étaient bien trop peu nombreuses.

Lorsque j’ai entamé mon parcours universitaire aux États-Unis, j’ai décidé de centrer mes études sur l’histoire de Gaza, de documenter son histoire et de jeter des ponts entre elle et le monde.

Mais au fur et à mesure que j’avançais dans mes recherches, que je préparais mes examens et que j’assumais mes responsabilités universitaires, la situation à Gaza s’est encore détériorée, en particulier en 2017, lorsque le blocus a atteint un point de rupture que la population ne pouvait plus supporter.

Il m’est apparu clairement qu’une explosion à Gaza était inévitable. La question n’était pas de savoir « si » mais « quand » et sous quelle forme elle se produirait.

Face à cette urgence, j’ai décidé de faire une pause dans mes études pour avertir le monde de ce qui se préparait. J’ai cherché des moyens d’amplifier l’histoire de Gaza et de me concentrer sur les crises immédiates, à la fois dans le contexte du mouvement pour les droits des Palestiniens aux États-Unis et dans celui de discussions académiques et politiques plus larges.

Ce voyage a été source d’isolement et de solitude, et a entraîné des coûts personnels importants.

J’ai commencé à écrire et à voyager à travers le pays, m’adressant à tous ceux qui voulaient bien m’écouter. Lorsque la Grande Marche du Retour est apparue comme un mouvement populaire à Gaza pour mettre en lumière l’aggravation des conditions sociales et économiques, beaucoup d’entre nous, dans les milieux universitaires et militants, y ont vu une opportunité cruciale.

Nous pensions qu’elle pourrait enfin attirer l’attention des décideurs américains et du public. Ensemble, nous avons défendu Gaza, amplifié les voix de la société civile palestinienne, organisé des tournées de conférences et aidé les écrivains de Gaza à partager leurs histoires avec le monde.

Bien que ces efforts aient trouvé un écho auprès de nombreuses personnes, ils n’ont pas réussi à créer la pression nécessaire pour influencer la politique des États-Unis. Pour ceux d’entre nous qui se sont impliqués, les conséquences ont été désagréables. Nous avons dû faire face à des menaces, à des campagnes de diffamation et à des efforts visant à nous discréditer et à nous intimider.

Plutôt que de s’intéresser à nos idées, l’opposition a diffusé de faux récits, porté des accusations et utilisé la loi pour nous réduire au silence. Ces efforts visaient non seulement à cibler des personnes comme moi, mais aussi à créer un effet dissuasif qui étouffe le débat et empêche l’évolution de la compréhension du public qui se traduirait par des changements de politique.

Aujourd’hui, ces défis pâlissent en comparaison de ce que ma famille, mes amis et mes voisins endurent à Gaza.

Je ne m’y attarderai pas davantage, mais je dirai ceci : la suppression de la liberté d’expression sur cette question, même lorsqu’elle ne réussit pas entièrement, sert à retarder le progrès. Elle vise à empêcher la transformation d’une prise de conscience et d’une compréhension croissantes en une action significative.

Ce retard n’est pas une question d’inconvénient, c’est littéralement une question de vie ou de mort, comme nous le voyons aujourd’hui.

Au cours des 14 derniers mois, Gaza a connu les plus extrêmes souffrances qu’elle ait jamais endurées. Des centaines, voire des milliers, d’universitaires, d’étudiants, de présidents d’université et de membres du corps enseignant ont été tués avec leurs familles.

Leurs maisons ont été détruites, leurs institutions bombardées et leurs archives et bibliothèques anéanties.

Le riche patrimoine de Gaza, dont les sites remontent à des milliers d’années, a été dévasté. Les bombes israéliennes ont effacé des sanctuaires entiers de la connaissance.

Pourtant, la réaction du monde universitaire n’a pas été à la hauteur de l’ampleur ou de l’urgence de ce génocide, ni du ciblage délibéré des institutions universitaires et des chercheurs.

Il s’agit là aussi d’une conséquence du blocus, qui a fait de Gaza un lieu invisible et distant. Nous avons échoué à communiquer avec nos collègues sur place, à connaître leur nom ou leur travail. La normalisation du blocus a permis au monde d’accepter tranquillement l’effacement et le génocide de Gaza.

Mais l’espoir persiste. Les Palestiniens de Gaza endurent des souffrances inimaginables, mais ils continuent à faire preuve de résilience, de constance et de volonté de reconstruire leur vie.

En tant qu’universitaires, chercheurs et étudiants, nous avons un rôle important à jouer. Nous devons intensifier nos efforts pour appeler à la fin de ce génocide brutal et tendre la main à nos collègues survivants.

Nous devons leur apporter un soutien institutionnel et personnel pour les aider à se reconstruire, à guérir et à se réapproprier leur avenir.

9 janvier 2025 – Palestine Studies – Traduction : Chronique de Palestine – Éléa Asselineau

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