Par Malak Hijazi
Je ne me souviens pas de la dernière fois où je me suis réveillée naturellement, soit par la lumière du soleil qui traversait la fenêtre, soit par la sonnerie bruyante d’un réveil-matin.
Depuis plus d’un an, je suis réveillée en sursaut par des explosions quotidiennes, dont le souffle assourdissant déchire le silence du matin. Que reste-t-il à détruire ? me demandais-je en me frottant les yeux, encore lourds de sommeil, l’âme alourdie par la peur omniprésente.
L’occupation s’est acharnée sur les immeubles résidentiels, réduisant à néant les souvenirs, les vies et les rêves.
S’il s’agissait d’un jeu, je jure qu’ils auraient déjà abandonné, lassés par la monotonie de la destruction. J’ai supprimé « Candy Crush » après un mois de jeu parce que je ne supportais plus les mouvements répétitifs. Mais il ne s’agit pas d’un jeu. Il s’agit d’une haine et d’un racisme aveugles, d’une destruction systématique qui va bien plus loin que ce que la stratégie ou l’ennui pourraient jamais expliquer.
Quand je dis que ma vie est ruinée, ce n’est pas une simple métaphore. Ma vie, le monde qui était le mien, se sont effondrés. Mais même si j’ai perdu beaucoup, je sais qu’il y a des gens dont les pertes sont encore plus grandes. La culpabilité qui me ronge pour ce qui reste dévore le peu qui reste.
Au milieu de ma propre lutte, je me demande si ma souffrance vaut la peine d’être mentionnée quand tant d’autres ont été dépouillés de tout.
Un hiver plein d’amertume
Le mois de décembre est de retour, il ne ressemble plus à ce qu’il était auparavant. Il est revenu comme un voleur, dépouillant le peu qu’il reste. Autrefois, l’hiver était synonyme d’intimité et de renouveau, rempli de l’odeur de la pluie, de la terre et des gouttes qui frappaient les fenêtres. Les pots de fleurs, luisants de rosée, encadraient la vue avec une joie tranquille.
Cette saison nous rapprochait les uns des autres, nous offrant de la chaleur dans des couvertures et autour de modestes chauffages. Les familles se réunissaient, partageant des tasses de sahlab et des rires. Les rues détrempées par la pluie brillaient comme des promesses. Les enfants pataugeaient dans les flaques d’eau, leurs rires brisant la grisaille.
Même dans la lutte, il y avait de la place pour la joie, pour les lumières scintillantes et les étudiants qui couraient sous la pluie, embrassant le froid comme une rébellion.
L’hiver est devenu une arme, une force qui fait froid dans le dos. Il s’attaque à ceux qui n’ont pas de fenêtres, pas de toit, pas de maison du tout. Le froid nous pousse à la solitude, à la folie et à l’isolement par rapport à nos proches. Il ronge ce qui est exposé, transformant l’air et la pluie en complices du désespoir.
Je ressens le froid, mais je n’en parle jamais. Mon père me rappelait : « Quelqu’un comme toi, qui a des privilèges, n’a pas le droit de se plaindre ». À Gaza, une maison sans fenêtres reste une maison, et une maison partiellement détruite vaut mieux qu’un tas de décombres.
Sa peur se cache derrière des sourcils froncés, redoutant le même vent qui pourrait réduire en poussière tout ce qu’il a construit – ses rêves, son travail.
J’ai perdu ma couverture préférée lors de l’un de nos misérables déplacements, mais je n’ai pas osé me plaindre. Tant de pensées restent inexprimées, logées dans ma gorge.
Si jamais je le disais à mon père, il me dirait : « Tu as eu le luxe d’évacuer, alors que d’autres ont été tués ou torturés dans leur fuite. »
Il a raison. Je n’ai trébuché que deux fois pendant le déplacement, dans l’obscurité parce que les soldats israéliens nous interdisaient d’utiliser de la lumière. Ils ne m’ont pas tuée, je suis donc censée être reconnaissant. N’est-ce pas là la mesure du privilège ici ? La survie ?
Je porte un gros sweat à capuche pour rester au chaud, un legging épais et des chaussettes. Au moins, j’ai encore des vêtements, un privilège que beaucoup de mes amis et de mes proches n’ont plus depuis qu’ils ont perdu leur maison. Je ne peux m’empêcher de me demander comment ils font face à ce froid mordant. Même avec mes couches de vêtements, je ressens encore un frisson. Je me dis que c’est à cause de la pellicule de nylon qui recouvre le trou de l’ancienne fenêtre, qui se déchire et laisse passer des rafales d’air glacial.
Je jette un coup d’œil à la porte, qui gémit à chaque ouverture et fermeture. Elle n’est plus ce qu’elle était. Le poids incessant des bombes depuis un an et deux mois l’a désarticulée. Mon père a essayé de la réparer, mais elle a besoin de plus que d’être réparée, elle a besoin d’être remplacée. Pourtant, elle reste fermée. Une légère poussée pourrait la briser, mais pour l’instant, elle tient bon.
Peut-être que ce froid n’a rien à voir avec le temps qu’il fait.
C’est le genre de froid qui vient du fait de savoir que d’autres souffrent plus que vous, même si vous souffrez aussi – ceux qui n’ont même pas de portes déverrouillées à fermer.
Repas froids
C’est l’heure du petit-déjeuner. Que mange-t-on pour le premier repas du matin ? Avant la guerre, je mangeais des œufs et des toasts à l’avocat. Maintenant, il n’y a plus d’œufs, d’avocats, de légumes ou de fruits au marché. C’est comme ça depuis un an, et même quand il y a quelque chose de disponible, c’est ridiculement cher. J’ai oublié le goût de la plupart des aliments que j’avais l’habitude de manger.
J’ai perdu plus de 10 kilos pendant la guerre. Mon envie initiale, presque féminine, de trouver du bonheur dans la minceur s’est vite estompée lorsque j’ai remarqué que mes cheveux tombaient et que ma peau devenait d’une pâleur déconcertante. Je me fatigue facilement et j’entends parfois mes os craquer.
Et pourtant, je n’ai que 25 ans.
J’ai perdu mon intimité avec la nourriture. Aujourd’hui, elle me dégoûte. Tout est en conserve, transformé, dépouillé de sa vie. Les saveurs que je connaissais autrefois ont disparu, remplacées par quelque chose de froid et d’artificiel.
Mais je ne le dirais pas à voix haute. Maman me rappellerait que beaucoup de nos concitoyens n’ont rien à manger. Nous avons la chance d’avoir des conserves. Nous avons des pois chiches pour faire du houmous. Bien sûr, il n’y a pas de tahini, mais il y a du cumin. Le houmous sans tahini n’est pas si mal, après tout. Et nous avons du pain.
Dans le sud de la bande de Gaza, les Palestiniens font la queue dans des files d’attente suffocantes juste pour nourrir leurs enfants, certains perdant la vie dans la bousculade de la famine.
La mort due à l’absence de pain ne nous est pas étrangère. De nombreuses personnes ont été tuées dans le nord de Gaza au début de l’année lors de massacres à la farine. Israël semble déterminé à nous affamer, à nous tuer de faim.
Le pain, qui était auparavant si simple et si banal, semble aujourd’hui souillé. Il est rempli de sang. Personne à Gaza ne peut le manger sans ressentir le poids du prix payé pour quelque chose qui aurait dû être un droit fondamental.
Je me demande parfois ce que penserait l’un de ceux qui ont été tués alors qu’ils tentaient d’aller chercher un sac de farine, s’il pouvait revenir et constater que la farine est enfin disponible. J’imagine qu’il dirait : « Ils m’ont tué parce que j’avais faim ». La pensée persiste, aiguë et douloureuse. Serait-il en colère, rirait-il de cette absurdité ou pleurerait-il devant la cruelle ironie de la situation ?
J’adorais verser de l’huile d’olive sur mon houmous. J’avais l’habitude d’en verser plus qu’il ne fallait parce que je suis Palestinienne et que je ne faisait pas attention à la quantité. Mais cette année, il n’y a pas d’huile d’olive. La saison de la récolte des olives n’a pas porté ses fruits parce que le régime israélien contrôle la plupart des oliveraies d’Al-Zaytoun, le quartier célèbre pour ses olives.
Ils ont déraciné les arbres, déplacé les habitants et refusé aux gens le travail de cueillette et de ramassage des olives.
Mon père plaisante : « Comment une maison palestinienne peut-elle ne pas avoir d’olives ou d’huile d’olive ? Je lui réponds : « Comment un Palestinien peut-il se faire avoir et acheter de l’huile d’olive mélangée à de l’huile de tournesol ? ». Il rit et dit : « C’est la même couleur que l’original, et je n’ai même pas senti l’odeur. Je n’imaginais pas que cela puisse arriver ».
J’ai ajouté un peu de cette huile « trichée » à mon houmous sans tahini, avec une pincée de sumac. Ce n’était pas mauvais. J’ai aussi bu du thé avec du sucre. C’est un énorme privilège. Le sucre est très cher en ce moment, mais je ne peux pas y résister. J’ai trop la dent sucrée pour y renoncer. De nombreux Palestiniens de Gaza boivent du thé amer, simplement pour essayer de passer le temps.
Adopter des rôles pour survivre
Pendant cette guerre, je me suis sentie étrangement privilégiée de ne pas avoir à transporter des bidons d’eau. Dieu merci, je suis une femme ; c’est maintenant considéré comme une tâche masculine selon nos nouvelles normes sociales.
Avant la guerre, l’eau coulait librement des robinets et de tels rôles n’étaient pas nécessaires. L’eau n’était pas une chose à laquelle on pensait, elle existait tout simplement.
Notre justification ? L’opinion ancestrale selon laquelle les femmes ne doivent pas porter de choses lourdes. Et même si je devrais me sentir reconnaissante d’avoir été épargnée par cette tâche exténuante, je ne peux ignorer le sentiment de culpabilité qui persiste. Porter de l’eau n’est pas seulement lourd, c’est aussi déchirant. Lorsque je regarde par la fenêtre, je vois des petits garçons qui se débattent avec des bidons d’eau, leur petite taille ployant sous le poids.
Et leurs visages sont sérieux, bien trop vieux pour leur âge.
Ils devraient être à l’école. Depuis plus d’un an, les enfants de Gaza n’ont pas reçu d’éducation formelle. Au lieu d’apprendre dans les salles de classe, ils ont été contraints de jouer un rôle de survie.
En les observant, je me demande quel genre d’enfance il reste à ces garçons et quel genre d’avenir les attend. Comment rêver lorsque la survie occupe chaque instant de la journée ?
La situation n’est pas facile non plus pour les femmes. Il n’y a plus de gaz de cuisine dans le nord de Gaza depuis plus d’un an, et la plupart des gens doivent cuisiner sur des flammes nues. La plupart du bois a été consommé il y a longtemps, et ils sont maintenant obligés de brûler du papier, des restes de livres, de vieux journaux – tout ce qui peut s’enflammer.
Un soir, je me suis assise avec mes voisins, des femmes pour la plupart, et elles m’ont raconté leur histoire. Chacune d’entre elles révélait des cicatrices – des brûlures et des cloques dues aux flammes nues sur lesquelles elles devaient cuisiner.
J’ai écouté, le poids de leur silence pesant dans l’air, avant de leur demander : « Qu’est-ce qui vous manque le plus ? ». L’une d’entre elles a répondu : « Je ne me vois plus dans un miroir ».
Ses mots m’ont frappé plus fort que je ne l’aurais cru, m’emplissant d’un profond sentiment de culpabilité. Je n’ai pas besoin de cuisiner sur le feu. J’ai la chance d’avoir des panneaux solaires, un privilège que beaucoup ne peuvent s’offrir ici. Même si j’ai du mal en hiver lorsque les panneaux fonctionnent à peine, je n’ai pas besoin de quitter la maison chaque jour pour ramasser des restes et faire un feu juste pour survivre.
Ce n’est pas une guerre. Les guerres n’impliquent pas un contrôle déshumanisant sur une population, où le simple fait de fournir de la nourriture, des médicaments ou de l’électricité devient un sujet de débat. Lorsque vous détenez autant de pouvoir, vous n’êtes pas en guerre ; vous traitez toute une population comme des prisonniers, vous la tuez comme du bétail.
Je me sens prise au piège, enfermée dans une immense cage, avec des soldats et des chars d’assaut qui surveillent chacun de mes mouvements. Des drones tournent au-dessus de ma tête, me rappelant constamment que nous sommes toujours à un pas de la mort.
Pourtant, à Gaza, la survie elle-même est perçue comme un privilège, une ironie qui ne s’installe jamais complètement dans mon esprit. Mais peut-être est-ce là le but : vivre en défiant ce qui est censé nous détruire.
Si je dois mourir, je refuse de le faire en silence ou dans la peur. Je choisis de vivre et de mourir en faisant ce que j’aime : lire, écrire, serrer mes nièces dans mes bras et travailler quand c’est possible. Je plante des graines et j’arrose mes plantes. Chaque petit acte de vie, aussi petit soit-il, est une rébellion. Il me rappelle que je suis toujours là, toujours humaine, toujours connectée à quelque chose au-delà de ce cauchemar.
M’accrocher à ces fragments de vie est ma résistance, une façon de rejeter la peur qu’ils veulent me faire endurer.
Auteur : Malak Hijazi
* Malak Hijazi est écrivaine et vit à Gaza. « Je suis une fille qui a des passions et des rêves, une fille qui fonde ses opinions sur des convictions fortes et qui enfreint les règles lorsque c'est nécessaire. Toutes les règles ne sont pas bonnes ou ne doivent pas être respectées. Je suis une fille qui aime écrire depuis l'âge de six ans, qui fait des livres ses meilleurs amis et qui croit qu'elle sera la personne qu'elle veut être si elle écoute son cœur. Enfin, je dis : « J'aime Dieu, mais je fais des erreurs dans ma vie. J'aime la pluie mais je porte un parapluie. J'aime le soleil mais je cherche l'ombre d'un arbre quand j'ai chaud ». Je suis un être humain normal qui croit en l'amour.
11 décembre 2024 – The Palestine Studies – Traduction : Chronique de Palestine
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