Par Jaclynn Ashly
Khalida Jarrar s’est adossée à sa chaise, les jambes croisées et a pris une bouffée de sa cigarette. Elle était assise dans un salon assez large et calme, chez elle, dans le centre de Ramallah en Cisjordanie occupée, où la députée n’est revenue que récemment après avoir été libérée après 20 mois de détention dans une prison israélienne.
Bien que détenue pendant presque deux ans, elle n’a jamais été accusée du moindre acte criminel.
Cette législatrice et personnalité de premier plan de la société civile, qui était responsable du Conseil législatif palestinien alors que le parlement était encore nominalement actif, réagit vivement lorsqu’on l’interroge pour savoir si elle s’inquiétait d’être à nouveau arrêtée par l’occupant israélien.
“Pourquoi me demandez-vous ça ?” questionne-t-elle avant de répondre.
“Je pense que cette question s’adresse à l’occupation”, dit-elle en agitant les mains avec une cigarette entre les doigts. “L’occupation continuera-t-elle à démolir les maisons palestiniennes ? Ont-ils l’intention de continuer à nier nos droits nationaux à l’auto-détermination ?”
“Si l’occupation continue, alors je ne cesserai jamais de parler de ces problèmes.”
“Nous n’avons pas le droit de nous défendre”
Jarrar a été arrêtée [kidnappée] en juillet 2017 et a passé 20 mois en détention administrative.
Cette forme de détention – sans inculpation ni jugement, ni fourniture du moindre élément de preuve – est utilisée presque exclusivement contre les Palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Elle est illégale au regard du droit international lorsqu’elle est utilisée de manière aussi large que le fait Israël.
En décembre 2018, près de 500 Palestiniens étaient en détention administrative. Leur détention peut être renouvelée tous les six mois et se poursuivre ainsi indéfiniment, en vertu de la loi militaire israélienne.
Au total, 5440 Palestiniens étaient détenus dans des prisons israéliennes, dont 48 femmes, en février de cette année.
Le droit international interdit à une puissance occupante de transférer des prisonniers hors du territoire occupé. Le fait de détenir des prisonniers palestiniens en Israël est également une violation du droit international.
Khalida Jarrar, une militante des droits des femmes, avait déjà enduré des périodes de détention dans une prison israélienne et au total, cette mère de deux enfants a déjà passé plus de deux ans en détention administrative.
Au cours de son dernier séjour en prison, Jarrar avec des centaines d’autres Palestiniens placés en détention administrative, a pendant près d’un an boycotté les tribunaux israéliens.
“La situation dans son ensemble est injuste”, a-t-elle déclaré à The Electronic Intifada. “Nous n’avons pas le droit de nous défendre ni de savoir pourquoi nous sommes emprisonnés. Alors pourquoi devrions-nous nous présenter devant les tribunaux ?”
Se défendre en prison
Le temps que Jarrar a passé en prison ne fait que revigorer son plaidoyer en faveur des droits des femmes. Au cours de son séjour en prison en 2015, elle a indiqué qu’elle s’était coordonnée avec le ministère palestinien de l’Éducation et le ministère des Prisonniers pour permettre aux femmes détenues – ce qui était une première – de passer les examens de fin d’études secondaires derrière les murs de la prison.
Depuis lors, elle estime qu’une trentaine de femmes de la prison israélienne de HaSharon ont réussi l’examen, notamment l’éminente militante adolescente Ahed Tamimi et sa mère Nariman.
Jarrar a également passé des années à documenter diverses violations des droits contre des enfants palestiniens et des prisonniers blessés, à la fois en tant que parlementaire avec une responsabilité particulière pour les prisonniers, et en tant que responsable de l’organisation Addameer. Elle a également recueilli des heures de témoignage de prisonniers pendant son temps derrière les barreaux, a-t-elle expliqué à The Electronic Intifada.
Aider les femmes détenues à se perfectionner en prison grâce à l’éducation est l’aspect le plus important de son travail, explique-t-elle. Quand les femmes reçoivent une éducation en prison, “elles se rendent compte que quand elles sont libérées, elles peuvent réellement faire quelque chose et qu’elles ne perdent pas leur temps à attendre que leurs peines soient terminées”, dit-elle encore.
C’est également essentiel au développement des femmes incarcérées pour des “raisons sociales”, a-t-elle ajouté, faisant référence à des femmes qui, dans certains cas, auraient fait en sorte d’être intentionnellement arrêtées pour fuir des problèmes domestiques.
“Par exemple, si une femme est confrontée à la violence de son mari, nous pouvons lui donner une éducation et espérer qu’elle a quelque chose à attendre. Nous essayons de lui donner les connaissances et la force nécessaires pour sortir de prison et demander le divorce”, explique Jarrar.
“Si elle est éduquée, elle peut se rendre compte qu’elle est suffisamment forte pour faire face à ces problèmes chez elle et qu’il existe une solution qui ne consiste pas à fuir en prison.”
En dehors de la prison, Jarrar continue de soutenir les prisonniers. Elle prend contact avec les familles des détenues confrontées à des problèmes chez elles et s’assure que les femmes sont en sécurité et protégées une fois libérées.
Invitée assidue des stations de radio locales et pouvant être captées dans les prisons israéliennes, Jarrar veille toujours à communiquer avec les prisonniers et à parler de leurs problèmes ou de toute autre question pouvant les intéresser. À travers leurs familles, elle leur envoie des livres à lire. Chaque prisonnier a droit à deux livres par mois, nous apprend Jarrar.
Lors de son dernier emprisonnement en détention administrative, elle a initié les prisonniers au droit international et aux droits de l’homme, notamment en étudiant la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.
Le gouvernement palestinien a ratifié la convention bien que celle-ci ne soit pas encore inscrite dans la loi, ce que préconise Jarrar.
Selon Jarrar, environ 32 femmes de la prison de HaSharon ont suivi la formation et ont reçu un certificat de fin d’études du ministère palestinien des Affaires des prisonniers.
Plus généralement, les programmes de formation permettent aux prisonniers de se défendre, a déclaré Jarrar à The Electronic Intifada.
“Quand ils [les prisonniers] ont clairement connaissance des violations spécifiques du droit international commises par Israël, ils deviennent plus confiants pour exprimer et revendiquer leurs droits”, dit-elle.
Elle plaide maintenant pour que les femmes détenues poursuivent leurs études dans les prisons après l’école secondaire.
Tout cela se fait sans l’approbation des autorités pénitentiaires israéliennes. “Ils essaient de m’empêcher de donner aux femmes une éducation, mais je le fais quand même”, dit-elle en haussant les épaules.
“La vie en prison est centrée sur les petits détails”
L’année dernière, Jarrar a participé à un sit-in dirigé par des prisonniers contre les autorités pénitentiaires israéliennes qui installaient des caméras de surveillance dans la cour de la prison.
Comme les gardes israéliens surveillent la cour de la prison, les femmes religieuses doivent se couvrir les cheveux et le corps et sont souvent trop mal à l’aise pour faire du sport ou faire de l’exercice pendant qu’elles sont sous leurs regards.
“Je ne suis pas une femme religieuse”, a déclaré Jarrar. “Mais je veux toujours faire du sport sans que quelqu’un me surveille. Vous ne pouvez pas vous sentir à l’aise quand les gardiens de prison sont assis et vous regardent devant leurs caméras.”
Pendant plus de deux mois, quelques 34 femmes détenues, dont Jarrar, ont refusé de quitter leurs cellules et d’entrer dans la cour de la prison pour protester contre les caméras. Cependant, au lieu d’écouter les préoccupations des prisonniers, les autorités israéliennes ont transféré les femmes impliquées dans la manifestation à la prison de Damon, dans le nord d’Israël, où selon ce que nous apprend Jarrar, les conditions sont bien pires qu’à HaSharon.
Jarrar est persuadée que les autorités pénitentiaires israéliennes l’ont transférée ainsi que les autres femmes à Damon pour “nous donner une leçon”. À HaSharon, les manifestantes ont obtenu certains droits, notamment le libre accès à des douches, à une bibliothèque et à une cuisine. Mais à Damon, “nous sommes fondamentalement revenues à zéro et avons dû nous battre à nouveau pour avoir une vie normale”.
Pourtant, a déclaré Jarrar, les prisonnières ont continué à revendiquer leurs droits.
“En prison, la vie est centrée sur les petits détails. Parce que ces détails ont un impact énorme sur votre vie quotidienne”, nous dit-elle. “À Damon, les femmes n’ont aucun droit à la vie privée et il n’y a que deux chaises en plastique et endommagées dans des cellules pouvant contenir au minimum sept personnes.”
“Les sols en ciment des cellules sont vieux et plein de moisissures”, a-t-elle ajouté, “et parfois l’odeur nocive devient si prégnante que les prisonniers ont du mal à respirer. En outre, à Damon, les prisonniers ne sont autorisés à sortir de leur cellule que quatre heures par jour.”
À un moment donné, les responsables pénitentiaires israéliens ont dû effectuer des travaux d’entretien dans la cellule où Jarrar était détenue et lui ont ordonné, ainsi qu’à ses ca-t-elle ditompagnes de cellule, de rester dans la salle de douche collective jusqu’à ce qu’ils aient terminé.
“Nous avons refusé”, raconte-t-elle. “C’est inhumain de nous faire attendre sous la douche. Ils devaient nous laisser attendre dehors dans la cour de la prison.”
Ce petit défi lancé aux gardiens de la prison a eu pour résultat de maintenir en isolement Jarrar et ses compagnes de cellule pendant deux jours.
Les responsables de la prison ont confisqué tous leurs appareils électroniques, y compris une radio, une télévision, une cuisinière électrique et un petit système de chauffage d’appoint, et les ont empêchés de recevoir les visites de leurs familles pendant un mois.
“Nous avons fait tout cela pour défendre les femmes avec lesquelles [les gardes israéliens] feront la même chose ensuite”, a déclaré Jarrar.
“Nous devenons comme une famille”
Jarrar a également raconté qu’elle avait été témoin de nombreuses autres violations des droits dans les prisons, notamment en raison de l’utilisation par Israël du bosta – un véhicule pénitentiaire qui transportent les prisonniers, chacun isolé des autres dans une cage en métal.
Les prisonniers sont transférés en bosta pour assister à leurs audiences, qui ont généralement lieu à Jérusalem ou dans la prison israélienne d’Ofer, à l’extérieur de Ramallah en Cisjordanie occupée.
Les mains et les jambes des prisonniers sont enchaînées pendant les longues heures de trajet, quels que soient leur âge et leur blessure. Les prisonniers ne sont pas autorisés à sortir a-t-elle ditdu véhicule, même à utiliser les toilettes.
Jarrar a évoqué un incident dont elle a été témoin : une jeune fille est arrivée au tribunal militaire d’Ofer avec ses vêtements trempés de sang. Elle avait commencé à avoir ses règles pendant le trajet dans la bosta, mais les autorités israéliennes lui ont refusé l’accès aux toilettes pour se laver.
“C’est complètement inhumain”, a déclaré Jarrar. “Ces voyages vous fatiguent tellement… Vous avez vraiment besoin de deux ou trois jours supplémentaires pour pouvoir marcher à nouveau. C’est épuisant.”
En plus de ce voyage éprouvant, les prisonniers n’ont guère de repos une fois arrivés devant les tribunaux militaires israéliens. Par exemple, à la cour militaire d’Ofer, les prisonniers sont maintenus dans une cellule glaciale – surnommée “le réfrigérateur” par les prisonniers – avant et après leurs audiences.
Bien que les audiences ne durent en général que quelques minutes, les prisonniers passent des heures dans la cellule et les responsables israéliens refusent de fournir des couvertures.
“La prison est très dure”, a expliqué Jarrar. “Toute votre vie est condensée dans une cellule et vous êtes entouré de métal. Si vous ne trouvez pas un moyen d’équilibrer votre esprit, vous pouvez devenir fou. ”
“Et en plus de la dureté d’être en prison, toutes ces violations se produisent en permanence.”
Cela peut être particulièrement difficile pour les enfants, a encore expliqué Jarrar, en particulier pour les blessés.
“Cela peut être très difficile pour eux au début. Ils souffrent et sont sous le choc. Mais nous essayons d’être des mères pour eux. Nous les aidons et les incluons dans la prise de décision en prison. Plus important encore, nous les écoutons.”
La vie en prison isole les uns des autres, dit-elle. “Les prisonniers doivent se soutenir mutuellement.”
“Nous devenons comme une famille.”
Auteur : Jaclynn Ashly
* Jaclynn Ashly est une journaliste basée à Bethléem, en Palestine. Vous pouvez la trouver sur Twitter @jaclynnashly
29 mars 2019 – The Electronic Intifada – Traduction : Chronique de Palestine