Par Abdaljawad Omar
La gauche doit se rendre à l’évidence. On ne peut se dire solidaire de la Palestine et ignorer, rejeter ou exclure le Hamas.
Récemment, on a vu sortir une série d’articles qui critiquaient la gauche occidentale pour avoir « célébré » le Hamas. La plupart de ces analystes affirment que réduire le soutien à la résistance palestinienne au soutien au Hamas ne rend pas service aux Palestiniens qui sont loin de tous penser la même chose. Ils appellent la gauche occidentale à prendre en compte la complexité et la diversité de la politique palestinienne.
L’article de Bashir Abu Menneh dans Jacobin, « La résistance palestinienne n’est pas un monolithe », fustige ce qu’il qualifie de célébration par la gauche d’un mouvement « socialement régressif » tel que le Hamas, dans un article qui apparaît plus comme une critique inavouée de la résistance armée elle-même que du Hamas.
Matan Kaminer a rédigé une réponse à un article d’Andreas Malm, tous deux publiés sur le blog de Verso, dans laquelle il souligne que le « mouvement de solidarité mondial doit s’engager dans la diversité de la politique palestinienne » et il s’en prend aux forces « contre-systémiques » comme le Hamas qui n’ont pas d’agenda gauchiste.
Dans la Boston Review, Ayça Çubukçu a critiqué l’article de Jodi Dean intitulé « Palestine speaks for everyone » (La Palestine parle pour tout le monde), parce que cette dernière suggérait que le mouvement mondial de solidarité devrait se tenir aux côtés de la gauche palestinienne en soutenant la direction actuelle du Hamas dans la lutte pour la libération.
Il est évidemment capital de s’intéresser à la politique palestinienne, son histoire, ses conditions actuelles et sa multiplicité. En effet, malgré le nombre relativement faible de Palestiniens et en dépit du fait que la Palestine entre le fleuve et la mer est un tout petit pays avec un territoire très convoité, il y a beaucoup de Palestiniens qui se font l’écho de toutes sortes de fantasmes ou d’idéologies sur le conflit – y compris des Palestiniens qui ont repris à leur compte l’idéologie sioniste.
Curieusement, c’est cela que les critiques occidentaux de gauche du Hamas ne comprennent pas. Ils ne comprennent pas que la diversité de la société et de la politique palestiniennes se traduit également par des attitudes divergentes à l’égard de la résistance au colonialisme.
Alors qu’ils appellent à une compréhension nuancée de la politique palestinienne, ils ne font pas preuve de la même approche nuancée pour ce qui est de la dynamique des forces qui poussent à rejoindre la résistance anticoloniale ou à s’en distancier (ou à s’y opposer activement).
Cette apparente méconnaissance de la politique palestinienne n’et pas innocente. Elle dissimule une hostilité secrète à l’égard de la résistance – en particulier de la résistance armée – et permet de prétendre s’opposer au Hamas pour des raisons totalement différentes, peut-être idéologiques.
Pourtant, pour vraiment comprendre les dynamiques intra-palestiniennes et en finir avec le « bloc monolithique », nous devons comprendre comment les forces politiques palestiniennes ont évolué par rapport à l’idée même de résistance.
Territoire fragmenté, politique fragmentée
Les Palestiniens sont soumis à toutes sortes de divisions méticuleusement créées et imposées par Israël. En fait, il serait très surprenant que les Palestiniens soient unifiés alors que leur vie quotidienne est si radicalement différente – dispersés qu’ils sont à travers le monde et soumis à diverses formes de gouvernements et de modalités de contrôle israélien.
Ces divisions ne sont pas seulement géographiques, elles impliquent également différents niveaux d’avantages et d’évictions imposés par l’État colonial. Je parle de Gaza, de la Cisjordanie, de Jérusalem, des territoires de 1948 et de la diaspora.
En outre, cette fragmentation radicale a conduit de nombreux Palestiniens à remettre en question la notion même de notre unité en tant que peuple, et à se demander si la différence de capacité de résistance entre les Palestiniens n’est pas le résultat de 75 ans de divisions géographiques sous différentes autorités coloniales.
La guerre génocidaire à Gaza a mis en évidence le simple fait que les Palestiniens dans leurs différentes localités – à part Gaza – n’ont pas réussi à acquérir de pouvoir, à imaginer de nouvelles tactiques, à créer de nouvelles organisations ou à construire de nouvelle armature intellectuelle et matérielle pour faire face au défi que le colonialisme de peuplement représente pour le peuple palestinien partout dans le monde.
Rien n’illustre mieux cet échec que la peur paralysante qui s’est emparée de la société palestinienne, en dehors de Gaza et des quelques secteurs les plus avancés dans la lutte armée qui ont développés de nouveaux modes de résistance au cours de la dernière décennie, y compris des tactiques comme les actes individuels de résistance en Cisjordanie et en Palestine 48 et le développement de zones d’autodéfense armées dans le nord de la Cisjordanie.
Cette multiplicité n’est pas simplement le reflet de la variété des idéologies politiques des Palestiniens qui vivent sous différents modes de contrôle structurel. Elle est plutôt le reflet de la psyché individuelle palestinienne. Chaque Palestinien est déchiré par un douloureux combat intérieur entre la nécessité radicale de la résistance et la crainte viscérale de l’implacable puissance militaire israélienne.
Il faut considérer le paradoxe entre le désir de libération et la peur lancinante que toute perturbation de la vie quotidienne – même celle qui est causée par la résistance – puisse faire voler en éclats le fragile semblant de normalité. C’est le véritable cœur de la lutte idéologique, dans la sphère publique comme dans chaque individu, c’est le lieu où l’ineffable espoir de la liberté est confronté à la réalité traumatisante d’une probable annihilation par une mécanique militaire toute puissante.
Ces forces opposées, avec chacune ses propres exigences, poussent les Palestiniens vers une série de choix existentiels : révolution ou résignation, émigration ou endurance, effacement symbolique ou pleine affirmation de son identité par des actes sacrificiels.
Ce dialogue interne silencieux se manifeste dans diverses articulations politiques – dans le balancement entre la position de l’intellectuel et martyr Bassel Al-Araj, qui déclarait que « la résistance a toujours une efficacité dans le temps », et la résignation plus cynique de positions comme celles de Mahmoud Abbas, qui proclament « vive la résistance, mais elle est déjà morte et doit être tuée partout où elle réapparaît ! ».
Mais il ne faut pas se leurrer. La machine idéologique de l’Autorité palestinienne, qui prétend regarder la « réalité » en face, fonctionne précisément en niant sa propre idéologie. Elle se targue de voir le monde sans œillères idéologiques et justifie ainsi la mise en place d’un système politique autoritaire qui considère la résistance au colonialisme comme une « farce » et la coopération avec le colonisateur comme un impératif « sacré ».
Cette position réaliste et pragmatique conduit ostensiblement les Palestiniens vers une sorte de négation d’eux-mêmes – un effacement symbolique, politique et matériel – tout en masquant astucieusement cet effacement par des simulacres de représentation politique.
Pendant ce temps, la classe dirigeante, dans sa soif de pérennité et de contrôle, perpétue un « réalisme politique » qui ignore commodément ses propres préjugés de classe et ses aprioris sociaux. Une élite restreinte de colonisés monopolise profits et privilèges.
Le but ultime de ce pragmatisme est de créer une réalité dans laquelle la notion même de résistance se perd dans les dédales d’une réalité pervertie. Tout cela n’est rien d’autre qu’une rhétorique sophistiquée justifiant les alliances sécuritaire et économique avec un régime colonial de peuplement qui remplace les colonisés par les colonisateurs.
Il y a donc une grande variété de positions à l’égard de la résistance en Palestine. A une extrémité du spectre, on trouve des personnalités comme Mahmoud Abbas et Mansour Abbas et à l’autre des formations politiques comme le Jihad islamique et le Hamas, sans qu’il y ait pratiquement de force politique sérieuse entre les deux.
Ce qui ressort de tout cela, c’est que la principale ligne de démarcation entre les factions politiques palestiniennes n’est pas le schisme entre la laïcité et l’islamisme, la lutte pour des agendas socio-économiques divergents, ou les qualités d’une tactique particulière de libération. Toutes ces questions sont importantes en soi, mais ce qui est à l’origine de la fracture dans l’arène politique palestinienne, c’est le fossé entre une politique de défi brut et une politique d’accommodement, de coopération et de collaboration.
En fin de compte, la quête donquichottesque de la gauche occidentale d’une alternative progressiste laïque au Hamas fait fie d’un simple fait : à ce stade historique, les forces politiques qui résistent ne font pas partie de la gauche laïque.
Rien de tout cela n’est le fruit du hasard. Israël et ses alliés cultivent et façonnent méticuleusement un leadership palestinien qui s’aligne sur leurs ambitions coloniales, tout en arrêtant, intimidant et éliminant les alternatives.
Ce n’est pas non plus quelque chose d’inhabituel dans les mouvements anticoloniaux, et d’ailleurs ce n’est pas parce qu’on appartient au camp des colonisés qu’on restera automatiquement fidèle à l’effort anticolonial.
En Palestine, un siècle de colonialisme a provoqué de nombreuses distorsions dans le corps politique palestinien, transformant l’OLP, autrefois révolutionnaire, en un régime semblable à celui de Vichy, qui tue la nation au nom de la nation.
D’autres Palestiniens ont adopté de nouvelles affinités et identités, notamment en s’identifiant à Israël (dans la mesure où il est possible de s’identifier à une entité dont la principale caractéristique est le suprémacisme juif). L’histoire nous a appris qu’il y a des cas où les gens se battent aussi pour maintenir leur servitude, et il n’y a qu’à voir des figures comme Joseph Haddad et Mosab Hassan Yousef pour comprendre ce que cela signifie.
Pourtant, une lutte plus profonde est en jeu : Les Palestiniens se battent depuis longtemps non seulement pour que le monde s’intéresse à leur sort, mais aussi pour que le monde reconnaisse la nécessité de la résistance. La nécessité de résister et le droit à cette résistance deviennent encore plus critiques dans un contexte mondial où l’histoire de la résistance palestinienne est manipulée pour justifier et légitimer cyniquement les agressions criminelles d’Israël, qui durent depuis un siècle, contre les Palestiniens.
Il s’agit d’une manipulation perverse qui consiste à utiliser l’acte de résistance qui seul permettra à l’opprimé de survivre et d’obtenir justice, pour justifier l’oppression dont il cherche à se libérer.
Le Hamas est un épouvantail facile à utiliser. Il s’agit d’un groupe politique islamiste qui, d’une part, pratique une politique de défiance et, d’autre part, met en œuvre un programme social visant à reconstituer l’identité traditionnelle palestinienne.
Les détracteurs de la résistance peuvent facilement pointer du doigt les lacunes des perspectives socio-économiques du Hamas ou tourner en dérision son programme « socialement régressif ». Mais saboter l’agenda social du Hamas n’est pas ce qui les intéresse vraiment. Ce qu’ils veulent c’est saper la forme de résistance que le Hamas a choisie de mettre en œuvre ou au moins s’en distancier.
Mais les détracteurs du Hamas n’offrent rien dans leurs systèmes d’alliance, dans leurs formes de lutte ou même dans leur production intellectuelle qui puisse égaler ce que le Hamas a réussi à faire dans la bande de Gaza. Il a ouvert une boîte de pandore stratégique qui a révélé au monde entier le hideux visage du régime colonial, il a déclenché une situation historique qui inclut parmi ses nombreuses possibilités le potentiel de la libération palestinienne.
La politique de la « Muzawada »
« Muzawada » est un terme du lexique politique arabe que l’on pourrait traduire grossièrement par « surenchère politique ». Il est utilisé depuis longtemps comme un outil de dénigrement entre rivaux politiques et, dans la pratique, sa fonction première est de diffamer et de démoraliser un concurrent politique en exposant son hypocrisie, son discours irréaliste ou son incapacité à passer de la rhétorique à l’action.
L’intellectuel marxiste syrien Elias Murkus a donné comme exemple la façon dont les baathistes syriens ont utilisé la muzawada pour discréditer Jamal Abdul Nasser dans les années 1960, en soulignant le fossé entre sa rhétorique et ses actions concernant la libération de la Palestine. Mais Murkus note que les baathistes syriens ne voulaient pas tant libérer la Palestine qu’éroder l’influence charismatique de Nasser en Syrie et au Liban.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que la Palestine apparaisse historiquement comme le principal théâtre de ces surenchères politiques dans le paysage politique arabe. Il est essentiel de noter que la muzawada ne se limite pas aux joutes rhétoriques, même si c’est à cela ainsi qu’elle a servi historiquement. En Palestine, la muzawada est passée de la surenchère rhétorique à à la « surenchère dans l’action » dans les années 1990, où les factions politiques rivalisaient les unes avec les autres pour organiser et activer la résistance.
Ces deux manifestations – muzawada rhétorique et muzawada active – sont essentielles pour comprendre les rivalités politiques palestiniennes internes. Au cours de la seconde Intifada, l’émergence de la figure de l’« istishhadi » a été l’une de ces formes de surenchère actualisée, car elle a transcendé le « fida’i » traditionnel. Le fida’i était une figure sacrificielle qui attaquait l’ennemi mais pouvait revenir sain et sauf, tandis que l’istishadi incarnait le sacrifice absolu du combattant qui ne prévoyait pas de revenir, mais de tuer en se faisant tuer, devenant ainsi un martyr.
L’émergence de cette nouvelle force contre-hégémonique au tournant du siècle, en grande partie à l’initiative du Hamas et du Jihad islamique, a engendré une nouvelle forme de résistance qui s’est concrétisée par de nouvelles modalités d’opposition et une nouvelle figure sacrificielle de la résistance.
Dans la seconde Intifada, « marquer des points » signifiait surpasser son rival politique par des opérations de résistance active. Cette forme de compétition interne permettait à la résistance de détourner le mécontentement politique intérieur sur le colonisateur. Les factions palestiniennes poursuivaient le même but politique mais tentaient également de se surpasser les unes les autres dans l’action.
La nature actuelle de la désunion en Palestine n’a rien à voir avec la surenchère de la seconde intifada ni avec l’idée de surpasser des factions rivales. La désunion est apparue lorsque l’AP a élevé la coopération avec Israël au rang de « sacrée » et professé qu’il était ridicule de continuer à résister.
Face à cette désunion, le Hamas et le Jihad islamique sont apparus comme les forces les plus dynamiques parmi toutes les formes organisées de résistance. La division a touché les domaines géographiques, idéologiques et politiques.
Une partie de l’échiquier politique a utilisé la réponse militaire d’Israël à la résistance pour dire : « Vous voyez ! Voilà ce qui se passe quand on résiste ! ». Elle a renoncé à s’opposer à Israël et s’est cantonnée dans une forme de paralysie politique, d’immobilisme et d’obéissance à Israël qui a sapé la capacité de résistance des Palestiniens sur le long terme.
Dans ce cadre, la gauche palestinienne s’est scindée en trois parties.
La première est une gauche qui s’associe à l’Autorité palestinienne et à la classe compradore du fait de son attachement à la « laïcité » et de sa faiblesse organisationnelle – par exemple, le Parti du peuple palestinien (anciennement le Parti communiste).
Une autre gauche se positionne avec les forces islamistes pour ce qui est de la résistance au colonialisme, mais prend ses distances en ce qui concerne le programme social, comme le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP).
Une troisième gauche renvoie dos à dos le Hamas et l’Autorité palestinienne en affirmant qu’« ils ne valent pas mieux l’un que l’autre », dans l’espoir d’être perçue comme une alternative aux deux, malgré son incapacité à mettre en place une alternative sociale ou politique, comme le Front démocratique pour la libération de la Palestine.
La notion de « régression sociale » ou de « progrès social » dans le paysage politique actuel de la Palestine est, pour le moins, extrêmement complexe.
Comment, par exemple, peut-on se dire de gauche et soutenir des formes de régression sociale et d’autoritarisme politique en Cisjordanie, comme le fait ce qui reste du parti communiste ? Comment définir la « régression sociale » dans le contexte d’un colonialisme de peuplement qui cherche à effacer une société entière ? La résistance à ce colonialisme n’est-elle pas en soi un acte progressiste qui redonnera du pouvoir aux dépossédés ? Et la collaboration elle-même n’est-elle pas une force socialement régressive du fait qu’elle entérine la subordination des colonisés ? Ou l’idéologie de ceux qui résistent n’est-elle pas plus importante ?
Comment articuler un programme socialement progressiste dans un endroit comme la Cisjordanie, où l’AP utilise toutes sortes de méthodes autoritaires, administre un système d’éducation qui encourage la passivité, s’appuie sur des structures sociales traditionnelles telles que les familles et les clans, et voit dans l’ennemi intérieur l’ennemi ultime, créant les conditions d’une guerre civile et d’une division irréconciliable, tout cela pendant que les Palestiniens tentent de lutter contre la dépossession et la violence meurtrière coloniales ?
Sur un plan strictement « occidental », il n’y a pas de force totalement ou entièrement progressiste en Palestine, mais seulement des éléments ou des dispositions progressistes – même au sein de formations politiques considérées comme régressives.
La critique cachée de la résistance armée
Dans les articles qui se succèdent, nous observons toutes sortes de contorsions bizarres qui ont pour seul but de saper le soutien à la résistance, en particulier à la résistance armée.
De plus en plus d’Occidentaux reconnaissent la nécessité et l’efficacité de la résistance, ou au moins sa réalité après des décennies passées à l’ignorer, elle et ses causes.
Cela inclut notamment le fait de la soutenir sans nier son aspect religieux. Cette évolution de la gauche occidentale ne veut pas dire qu’elle a soudain embrassé l’islamisme, mais qu’elle reconnaît la nature du piège dans lequel sont pris les Palestiniens – un féroce régime colonial de peuplement qui refuse d’avoir des relations politiques avec ceux qu’il écrase, qui s’appuie sur une violence excessive et une totale impunité diplomatique et juridique, et qui utilise un système complexe de structures technologiques, géographiques, politiques, judiciaires, directes et indirectes de contrôle.
Mais plus troublant encore, la persistance et le développement de la résistance armée défient les théories, les intérêts et les situations politiques de l’intelligentsia palestinienne, et suscitent chez cette dernière la peur qu’une brèche ne s’ouvre dans le régime colonial, une brèche qui permettrait de commencer l’œuvre de décolonisation.
Ces théories qui remontent à des décennies, s’appuient sur l’idée, largement acceptée, que les Palestiniens doivent s’abstenir de toute résistance armée pour être bien vus en Occident et, plus largement, sur la scène internationale.
L’idée dominante est que résistance armée et sympathie pour la cause palestinienne sont profondément antinomiques. Ces théories s’appuient sur une lecture fétichiste de la première Intifada qui serait le modèle parfait d’une révolte populaire largement non-violente qui serait au diapason des sensibilités libérales des sociétés occidentales dominantes et mériterait donc le soutien des masses, de la société civile et des organes juridiques internationaux.
Bien entendu, une telle lecture masque également l’agression psychique et idéologique subie par les Palestiniens dans le sillage de la seconde Intifada, pour tenter de graver dans la conscience palestinienne l’idée que la résistance est futile, que la résistance armée ne fera que des ravages et que les Palestiniens ne peuvent ni ne doivent affronter militairement Israël en raison de l’asymétrie du pouvoir.
Et l’idée d’une alternative sous forme de « résistance populaire » ou de « résistance populaire pacifique » est devenue un simple outil idéologique et psychique pour soutenir ce qu’Abu Mazen et l’Autorité palestinienne ont appelé la « coopération sacrée en matière de sécurité ».
Il y a eu très peu d’efforts pour organiser une résistance populaire et, le plus souvent, ils ont été combattus avec une grande violence par l’AP et son système de sécurité, tant à Gaza qu’en Cisjordanie.
L’idée que la gauche occidentale s’est soudainement transformée en supporters du Hamas est profondément fallacieuse. Jodi Dean n’a pas célébré le Hamas, mais peut-être a-t-elle trouvé exaltant cet acte de défi – cette marche audacieuse pour briser le régime colonial qui encercle Gaza. Elle s’est ralliée à une partie de la gauche palestinienne qui s’engage dans la résistance.
La plupart des Palestiniens partageaient le sentiment de Dean ce jour-là, y compris de nombreux Palestiniens qui ont ensuite perdu leurs illusions ou changé d’avis, soit pour des raisons éthiques, soit en raison de la campagne israélienne de bombardements et de la guerre génocidaire, qui ont conduit certains à conclure que « cela n’en valait pas la peine ».
Oui, de nombreuses voix s’élèvent pour détester le Hamas à Gaza, en Cisjordanie et dans l’ensemble de l’État palestinien, et ce pour une multitude de raisons. Parmi elles, de nombreux membres de la « gauche » palestinienne s’appuient sur leurs différences idéologiques et sur le clivage islamisme-laïc pour justifier leur rejet de la « résistance » dans son ensemble.
Comme l’a dit Bassel Al-Araj, si la gauche palestinienne veut rivaliser avec les islamistes, elle doit le faire par la résistance. La muzawada active.
Le Hamas, en fin de compte, est l’articulation contemporaine d’une longue histoire de résistance qui englobe les paysans de la Palestine d’avant la Nakba, les révolutionnaires palestiniens en exil pendant les premières années de l’OLP et les islamistes qui ont pris l’initiative à grande échelle dans les années 80 et au-delà.
De nombreux membres de la gauche laïque sont démoralisés car ils rejetaient la résistance du Hamas non pas parce qu’ils étaient convaincus de son échec, mais parce qu’ils craignaient qu’elle ne réussisse.
Il ne s’agit pas tant d’une opposition morale à l’usage de la violence que de la crainte que les positions islamistes ne se révèlent plus efficaces que leur propre position politique, aujourd’hui largement désabusée et démobilisée.
Pendant ce temps, certaines factions de l’élite palestinienne considèrent Israël comme un phare de la modernité et sont animées par un rejet profond de leur propre société qui leur semble « régressive » – ce qui en dit long sur leurs propres biais idéologiques : ils sont tout à la fois piégés par l’idée que l’Autre (Israël) leur est supérieur et terrifiées par le potentiel d’émancipation des masses palestiniennes.
Avoir des divergences politiques et idéologiques avec le Hamas et des désaccords tactiques, y compris des problèmes éthiques en ce qui concerne ses cibles ou ses capacités militaires, est une chose. Mais cacher les raisons pour lesquelles les Palestiniens, dans toutes leurs formations idéologiques et leurs articulations historiques, considèrent la résistance sous toutes ses formes armées et non armées comme une nécessité, en est une autre.
C’est en fait une véritable honte, surtout quand les professeurs qui expriment la moindre émotion ou le moindre soutien symbolique à la résistance palestinienne sont licenciés.
Le monde peut en effet reconnaître la nécessité de la résistance et le besoin des individus de lutter pour récupérer ce qu’ils ont perdu.
Cela permet de dépasser le concept de victime – une forme de subjectivité palestinienne qui ne suscite que de la pitié – dans lequel de nombreux libéraux en Palestine et certains au sein de la gauche veulent nous enfermer, nous et notre lutte.
La résistance précède la politique
Même en l’absence de mouvements armés formels ou de formations idéologiques strictes, la Cisjordanie a vu émerger de petits groupes informels – cercles de confiance, groupes d’amis et petites unités armées – qui ont transcendé les frontières idéologiques.
Cela signifie que toute analyse doit partir des réalités concrètes. Projeter des cadres idéalisés et rigides sur des groupes politiques n’est pas seulement vain, c’est aussi refuser de voir et d’admettre que cette génération va continuer à résister.
La résistance précède la politique. Elle existe organiquement au sein de cette génération de Palestiniens qui continuent d’être chassés de leur terre et de perdre leurs amis et leurs proches. Il se développe une résistance latente qui finit par devenir une force avec laquelle il faut compter dans la société palestinienne.
La résistance est une nécessité, et même dans sa militarisation, elle se développe à partir de réalités matérielles tangibles, et pas uniquement de choix idéologiques.
La crainte qui prévaut, comme toujours (que je partage également), est que les importantes différences idéologiques servent de pretexte pour éteindre la résistance même.
Le Hamas ne représente qu’un des nombreux projets politiques et tentatives historiques visant à franchir le mur de fer imposé par Israël. Il peut échouer ou réussir, mais il n’a rien fait de plus que ce que d’autres forces socialement progressistes en Palestine ont tenté de faire.
Plus important encore, le Hamas à Gaza n’est pas une influence extérieure ou une importation ; il est intrinsèquement mêlé au tissu social et, à tout le moins, mérite plus que d’être sommairement rejeté pour des raisons simplistes de « régression » par rapport au « progressisme ».
Le Hamas ne va pas disparaître de la politique palestinienne. C’est une entité politique énergique qui a astucieusement appris des erreurs de son prédécesseur, l’OLP, tant dans la guerre que dans les négociations.
Il a méticuleusement investi ses ressources intellectuelles, politiques et militaires dans la compréhension d’Israël et de son centre de gravité psychique. Que cela nous plaise ou non, le Hamas est aujourd’hui la principale force de la lutte palestinienne.
La gauche doit faire face à ce fait fondamental. On ne peut fonder la solidarité avec la Palestine sur le rejet, l’ignorance ou l’exclusion du Hamas car cela ne permettrait pas de saisir les complexités et les contradictions inhérentes à la lutte palestinienne.
Si elle commettait cette erreur, la gauche brouillerait la ligne de démarcation entre la collaboration et la résistance, à ses risques et périls.
Auteur : Abdaljawad Omar
* Abdaljawad Omar est un écrivain et un conférencier basé à Ramallah, en Palestine. Il enseigne actuellement au département de philosophie et d'études culturelles de l'université de Birzeit.
31 mai 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet