Par Anas Jnena
De jeunes Palestiniens racontent les histoires humaines derrière les chiffres des actualités.
Hier soir, je suis allé dans la boutique d’un ami pour acheter un clavier pour mon ordinateur. La boutique est aussi un cybercafé disposant d’une trentaine d’ordinateurs sur lesquels les gamins jouent à des jeux vidéo, notamment le très connu PUBG (Player Unknown’s BattleGround).
Parce que l’électricité est coupée la plupart du temps à Gaza, des jeunes branchés au chômage se font un peu d’argent en ouvrant de tels lieux, où les ordinateurs fonctionnent à l’énergie solaire qui n‘est pas à la portée de la plupart des Gazaouis. Pendant les heures chaudes du jeûne en période de Ramadan les gamins se pressent vers ces oasis de distraction.
Mon ami, Alaa, était occupé à entretenir le réseau internet de son magasin, et les enfants étaient bruyants, aussi il m’a demandé d’attendre un peu. Pendant que je patientais, j’ai prêté l’oreille aux gamins qui jouaient aux jeux vidéo.
L’un d’entre eux a dit en plaisantant à son compagnon de jeu, « On n’a pas à avoir peur de ne pas se réveiller pour suhoor (le repas du matin très tôt pendant le Ramadan, avant le début du jeûne). Israël va nous tenir éveillés. »
De fortes frappes aériennes israéliennes avaient frappé la Bande toute la journée, en réaction à notre protestation contre le traitement brutal de nos compatriotes à Jérusalem-Est. Un autre enfant a ri et a répliqué « Le Ramadan est presque fini. Tu veux dire que c’est le moment pour Israël de nous donner l’Eyiddya (argent donné en cadeau à la fin de la fête musulmane). »
Plus d’une demi-heure s’était écoulée et j’étais toujours assis sur un banc de bois dans la boutique quand un père est entré à la recherche de son fils, en train de jouer à un jeu vidéo.
Le père s’est approché de l’enfant sur le point de le réprimander pour être resté si longtemps dehors à un moment aussi dangereux. Alaa a essayé de l’en empêcher, mais le père inquiet s’est mis à lui crier dessus pour être resté ouvert au milieu des attaques : « Vous avez perdu la tête ? Vous restez ouvert ? N’êtes-vous pas humain ? ».
Alaa lui a répondu, « Je suis humain, et j’ai moi-même trois enfants. Tout comme vous l’êtes pour votre enfant, je suis inquiet pour les miens aussi. Mais ce magasin est ma seule source de revenus. Vous voulez que je rentre chez moi et puis quoi ? » Ce court dialogue résume une bonne partie de ce qui se passe à Gaza en ce moment.
C’est reparti à Gaza : une nouvelle escalade qui semble sur le point de dégénérer en une vaste confrontation militaire que personne ne souhaite. Jusqu’ici 28 Palestiniens [220 tués et plus de 1500 blessés dans Gaza, au matin du 19 mai – NdT], dont neuf enfants ont été tués à Gaza. Et il n’y a pas de vainqueur. Dire que je suis choqué ou surpris serait à la fois trompeur et malhonnête.
C’est ainsi que se produisent les guerres, ou du moins c’est ainsi qu’elles commencent.
Depuis maintenant des semaines, Israël élargit son entreprise coloniale en préparant l’expulsion des Palestiniens du quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem, pour les remplacer par des colons israéliens.
Ceci est soutenu par le système judiciaire israélien et est mené d’une façon organisée d’apparence démocratique. Mais ça ne l’est pas. C’est scandaleux. C’est inacceptable. C’est injuste. C’est inhumain.
Il semble qu’Israël ne se satisfasse pas d’une guerre clandestine qu’il mène constamment contre Gaza – dont un blocus maritime, terrestre et aérien – et la Cisjordanie. Devant les caméras des médias, Israël se précipite pour déclarer qu’il ne souhaite rien d’autre que la paix, qu’il ne fait que se défendre contre nos attaques. Tout en, cependant, anéantissant toute chance d’espoir sur le terrain.
C’est si facile de prétendre que vous voulez la paix lorsque vous êtes une puissance occupante forte disposant de l’arme nucléaire et d’une solide économie. Nous, par contre, nous nous efforçons de survivre avec des ressources très limitées.
Cependant, nous ne sommes pas prêts à renoncer à notre dignité. Et Jérusalem est au centre de notre culture et de notre identité. Afaf, un jeune de 19 ans qui étudie la littérature anglaise à l’université Al-Aqsa à Gaza, me dit :
« Jérusalem est le seul endroit auquel j’ai le sentiment d’appartenir. C’est chez moi. Mon cœur y est accroché comme un olivier enraciné dans le sable. Dans mes cours d’art, je dessine toujours Jérusalem et le Dôme du Rocher entouré de fil barbelé. Lorsqu’avec ma famille nous allons à la plage, notre château de sable c’est la Mosquée Al-Aqsa. »
Personnellement, je partage beaucoup de ses sentiments. Mais je ne comprends pas bien pourquoi je suis attaché à Jérusalem. Je n’ai pu me rendre à Jérusalem qu’une seule fois, il y a environ trois ans, quand j’y suis allé pour un entretien de demande de visa au consulat des États-Unis.
J’ai dû rester dans un bus navette qui nous a conduits du poste frontière israélien Erez à l’ambassade états-unienne. Nous attendions chacun notre tour pour passer l’entretien et n’étions pas autorisés à aller nulle part une fois que nous en avions terminé.
Néanmoins, les brefs instants que j’ai eu m’ont paru uniques et spéciaux. Le chauffeur de bus de Jérusalem semblait en phase avec ce que je ressentais et m’a dit que je pouvais sortir du véhicule quelques instants le temps que les autres passagers aient fini leur entretien.
J’ai posé les coudes sur la glissière qui entoure le bâtiment de l’ambassade et j’ai cru être au paradis. J’en voulais plus. Plus tard, lorsque j’ai pu me rendre aux États-Unis, j’ai vécu à New York, Washington, ainsi que dans d’autres villes de Virginie de l’Ohio. Mais aucune ne m’a fait le même effet que Jérusalem.
C’est pourquoi lorsque je vois Jérusalem attaquée, je suis indigné comme d’autres Palestiniens. C’est comme si je voyais ma mère se faire agresser devant mes yeux. Jérusalem est un symbole pour les Palestiniens. C’est une icône qui incarne notre culture, notre identité, nos droits.
Oui, Israël nous a séparés et divisés, politiquement et géographiquement. Nous sommes éparpillés aux quatre coins du monde. Nous avons des divergences sur nombre de questions et nous sommes souvent têtus dans nos divisions, mais Jérusalem nous unira toujours.
Où va aboutir le conflit actuel ? A une situation, peut-être, dont ni Israël ni Gaza ne veulent réellement. Il est certain que personne à Gaza ne souhaite sincèrement une guerre dans laquelle Israël montre ses muscles et cause des milliers de victimes, comme en 2014.
Mais peut-être qu’Israël ne sera forcé de prendre en compte nos besoins que quand la paix deviendra pour lui aussi un luxe. Peut-être.
* Anas Jnena est diplômé en littérature anglaise de l’Université Al-Azhar. Il est ancien coordinateur de projets spéciaux pour We Are Not Numbers, gérant notre partenariat avec Rebuilding Alliance et supervisant la production vidéo. Actuellement, il vit et travaille aux États-Unis et participe toujours aux activités de We Are Not Numbers.
12 mai 2021- We are not numbers – Traduction: Chronique de Palestine– MJB