Par Vijay Kolinjivadi, Asmaa Ashraf
Les années qui viennent verront le développement international de l’éco-apartheid. Il servira de prétexte à l’Occident pour maintenir sa domination coloniale et sauvegarder ses intérêts et ses profits. Nous en voyons déjà des signes à Gaza aujourd’hui.
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Note de l’éditeur : Ce texte est le quatrième d’une série d’articles co-publiés par Mondoweiss et le Transnational Institute qui placent la Palestine dans la longue trajectoire des luttes anticoloniales, d’Haïti au Vietnam en passant par l’Algérie et l’Afrique du Sud.
Gaza subit actuellement le plus grand massacre d’hommes, de femmes et d’enfants qui ait eu lieu depuis des décennies et un taux de destruction qui se solde par plus de 40 millions de tonnes de décombres qu’il faudra plus d’une décennie pour déblayer. Les quelque 100 000 tonnes de bombes larguées sur la bande de Gaza depuis octobre 2023 dépassent les bombardements de Londres, Dresde et Hambourg réunis pendant la Seconde Guerre mondiale.
Gaza est le théâtre de l’une des plus grandes famines de masse de ce siècle. Depuis plus d’un an, il ne s’est pas passé un jour sans qu’un enfant ne soit démembré par l’armée israélienne soutenue par les États-Unis. Gaza a vu ses hôpitaux, ses universités, ses marchés et ses services essentiels réduits en miettes, et ses cours d’eau, son air et ses sols pollués à des niveaux dangereusement toxiques par les résidus chimiques des bombardements.
La force destructrice avec laquelle la bande de Gaza a été bombardée équivaut à plusieurs fois celle de la bombe nucléaire que les États-Unis ont larguée sur Hiroshima. Et pourtant, les dizaines de milliers d’enfants palestiniens qui meurent de mutilations, d’incinérations et d’infections dues aux amputations ne comptent absolument pas aux yeux de l’Occident, qui ne réagit que lorsqu’un Israélien est pris en otage ou qu’un Américain richissime est pris au piège dans un sous-marin, lors d’un voyage d’agrément pour aller voir le Titanic.
Il est clair que la vie des Palestiniens ne compte pas pour les puissances impériales.
Le mépris total de populations entières considérées comme des sous-humains, dont la mort est moins importante que celle des européens ou euro-américains, nous rappelle brutalement les horreurs de la traite transatlantique des esclaves et du génocide colonial des populations indigènes par les empires occidentaux. C’est aussi une effrayante manifestation des priorités des dirigeants du monde, au moment où nous assistons à l’érosion des systèmes de survie de la planète en raison de l’effondrement écologique.
Le désir de la classe dirigeante de préserver une société démocratique libérale à l’abri de l’effondrement écologique ne s’étend pas à toute l’humanité mais seulement à une minorité de plus en plus réduite de multimillionnaires et de milliardaires. En attendant, ce dont nous sommes témoins à Gaza est le signe de ce qui nous attend dans une ère de dégradation écologique de plus en plus rapide, provoquée par un ordre mondial capitaliste qui n’est plus adapté – s’il l’a jamais été.
Comme l’a déclaré le président colombien Gustavo Petro lors de la conférence sur le climat COP28 à Dubaï l’année dernière : « Gaza est le miroir de notre avenir immédiat ».
Le mot génocide est largement insuffisant pour décrire l’anéantissement délibérément orchestré d’êtres humains et de l’environnement écologique qui leur permettent de vivre. Ce que nous voyons s’opérer en Palestine, c’est la mise en œuvre, sous l’égide des États-Unis, du projet monstrueux d’éliminer tout un peuple et tout un environnement, afin de consolider les intérêts impériaux face à la résistance anticoloniale, et de capitaliser sur les projets pétroliers et gaziers et sur « les terrains immobiliers du front de mer » de Gaza.
Avec la mobilisation croissante des factions malfaisantes d’extrême droite et le glissement général vers un capitalisme autoritaire dans le monde entier, l’avenir pourrait bien voir se multiplier les exemples d’anéantissement du tissu social et écologique, dans un ultime effort pour continuer à extraire des profits et à éliminer les « populations excédentaires » – mais avec moins de faux-semblants libéraux/progressistes concernant la morale, les droits de l’homme et les solutions « gagnant-gagnant ».
Ces actes de destruction seront plutôt présentés comme des situations dans lesquelles des vainqueurs « civilisés » conquièrent des « méchants » barbares (selon les termes de l’ancien candidat démocrate à la vice-présidence des États-Unis, Tim Walz), déshumanisant ainsi des populations innocentes dont le sacrifice sera jugé nécessaire au maintien d’un ordre mondial moribond et catastrophique.
Dans cet essai, nous expliquons pourquoi l’écocide et le génocide combinés à Gaza sont à eux deux, une expression de l’éco-apartheid – un phénomène racial violent qui repousse les anciennes limites coloniales de l’occupation des terres et du pillage des ressources pour canaliser toutes les richesses vers une poignée de privilégiés aux dépens de la grande majorité des gens.
Dans l’ordre impérialiste racial de l’éco-apartheid, l’élimination des « damnés de la terre », des populations brunes, noires et indigènes, et l’effacement de leurs environnements, de leurs cultures et de leurs savoirs, sont considérés comme tout à fait banals, comme des opérations tout à fait logiques.
C’est pour cette raison que le génocide et l’écocide doivent être considérés comme les deux faces d’une même pièce. Tous deux se définissent par une tentative d’anéantissement d’un peuple entier et de son milieu de vie. Le changement climatique est le résultat de siècles d’occupation coloniale et d’exploitation de peuples racialisés et de leurs terres en tant que « ressources ».
Ce qui distingue le génocide de l’écocide, c’est le rythme des meurtres – rapide dans certains endroits, plus lent dans d’autres.
Le processus d’acheminement des richesses vers une poignée de personnes implique la création de zones sacrifiées, tant sur le plan géopolitique que géophysique, de degrés variables. Ces zones sacrifiées peuvent se trouver à la fois dans le Sud global et dans les zones centrales de l’empire.
Par exemple, alors que les Américains de la classe ouvrière de certaines régions de Caroline du Nord n’ont pas reçu plus de 750 dollars en fonds de secours après les destructions causées par l’ouragan Hélène, qui a été amplifié par le changement climatique, le gouvernement américain a accordé plus de 22,7 milliards de dollars d’aide à Israël pour bombarder Gaza et le Liban (ce qui équivaut à plus de 2300 dollars par citoyen israélien) depuis le 7 octobre 2023.
Alors que les conséquences du lien entre écocide et génocide sont mortelles pour l’humanité, nous soutenons dans cet essai que l’éco-apartheid est nécessaire pour maintenir le système impérialiste capitaliste et son colonialisme suprémaciste blanc pour les décennies à venir. Dans cet avenir, les subtilités d’un ordre libéral fondé sur des règles seront éliminées : les mythes du multilatéralisme, du multiculturalisme, du droit international et des droits humains ne seront plus d’aucune utilité à la classe dirigeante, aux prises avec des contradictions économiques et écologiques écrasantes.
Comme l’écrit Nesrine Malik, le fait que l’horrible assaut contre Gaza puisse se dérouler sans que les dirigeants politiques occidentaux ne bougent le petit doigt, montre que notre monde est encore et toujours soumis à la loi du plus fort. L’attitude consistant à « regarder ailleurs » des puissances occidentales, qui soutiennent et encouragent en sous-main le génocide des habitants de Gaza, et la manière dont les opposants sont réduits au silence, préfigurent la violence inimaginable de la normalisation et de la répression collective à venir, alors que la catastrophe climatique est là.
Dans les sections suivantes, nous soulignons certaines facettes du régime d’éco-apartheid, qui s’instaurera en réponse à la conflagration du changement climatique et de la précarité sociale et verra un nombre croissant de personnes déshumanisées et ostracisées, et même se retrouver sous la botte d’une occupation militaire violente.
Dans le même temps, l’élite continuera à se défausser de ses responsabilités et à se protéger en prétendant que son mode de vie est « durable ». Pour préparer cette étude, nous avons demandé des conseils à des défenseurs de la terre et des organisateurs communautaires anti-impérialistes, pour développer les forces nécessaires pour nous organiser et lutter dans ce moment de l’histoire où on ne peut plus compter sur les institutions existantes.
La Palestine dans l’écologie mondiale
Le projet sioniste n’est qu’une itération moderne de l’histoire coloniale brutale de l’Occident.
Depuis la déclaration britannique Balfour et la répression violente de la Grande Guerre arabe de 1936-1939, de la livraison d’armes lourdes par la France au milieu du vingtième siècle à l’aide militaire incessante des États-Unis, Israël a toujours été considéré comme le principal rempart de la domination impérialiste dans la région. Il est considéré comme un avant-poste de la mission « civilisatrice » de l’Europe parmi les Arabes « arriérés » et leurs paysages arides, et comme l’antidote aux expressions d’autodétermination arabe et aux mouvements arabes progressistes.
Comme l’empire britannique avant lui, qui a légitimé et facilité le projet sioniste, l’empire américain n’a rien à faire de la démocratie, des droits de l’homme ou de la lutte contre l’antisémitisme. Ces questions, tout comme la « durabilité » commerciale, ne sont que des narratives qui utilisent les sincères préoccupations sociales des populations pour redorer le blason des projets militaires et économiques de l’empire américain.
L’objectif de ces projets est de soumettre les territoires et les populations et de les piéger dans des circuits d’accumulation qui exploitent leur travail, leurs terres et de nouvelles formes d’endettement pour enrichir toujours plus les riches. Ainsi les personnes déjà riches maintiennent et améliorent leurs modes de vie gourmands en eau et en énergie, grâce à l’automatisation éco-moderniste prétendument sans incidence sur le changement climatique.
En substance, le mode de vie écomoderniste est tout simplement celui des 10 % les plus riches qui se remplissent les poches sur le dos des autres (littéralement [*] et métaphoriquement) grâce à leurs titres de propriété souvent usurpés.
La quête coloniale des ressources confère également au colonisateur suprématiste blanc un statut tout à fait spécial, en particulier lorsque ce sont les Arabes, les musulmans et les personnes brunes ou noires à faible revenu qui souffrent – au gré des caprices occidentaux, que ce soit en Haïti, au Liban, en République démocratique du Congo, à Cuba, au Soudan, ou à l’intérieur des États-Unis ou d’autres pays occidentaux.
Israël est l’avant-poste le plus important de l’empire américain, non pas en raison de conflits interreligieux ou de l’influence du « lobby pro-sioniste » en Amérique du Nord et en Europe occidentale, mais en raison de la position centrale du Moyen-Orient dans le système mondial capitaliste.
Après la guerre de 1967 contre l’Égypte de Nasser, au cours de laquelle Israël s’est révélé être un partenaire fiable de l’impérialisme américain, les États-Unis sont devenus le principal sponsor du régime sioniste, en fournissant des armes et un soutien financier à l’État colonisateur. Les intérêts des États-Unis dans la région se concentrent sur l’économie des combustibles fossiles et sur la garantie d’un approvisionnement stable en pétrole, dans le cadre de l’ordre mondial hégémonique américain.
Cela implique un cercle vicieux de rétroaction positive, dans lequel les pétrodollars engendrent encore plus de pétrodollars, par le biais de campagnes militaires, d’exploitation des ressources, de guerres et d’écocides. Israël, avec sa population de colons stratégiquement située, ses frontières vulnérables, sa société militarisée et ses forces répressives, est le seul pays sur lequel les États-Unis peuvent compter pour contribuer à l’enracinement de l’ordre basé sur les États-Unis dans la région.
Le fait que le lobby sioniste brandisse l’antisémitisme comme une arme morale géopolitique joue un rôle dans la promotion d’Israël et de son statut particulier pour les intérêts américains. Parallèlement, l’entité sioniste d’extrême droite dépend entièrement des États-Unis pour sa survie : financièrement, militairement et politiquement.
En fait, la survie d’Israël est la clé de la survie de l’ordre capitaliste mondial, qui repose sur l’impérialisme américain et l’hégémonie de l’Europe occidentale. Une menace pour Israël est donc une menace pour la domination impériale américaine. Ce n’est qu’à travers cette grille de lecture que nous pouvons comprendre à la fois le soutien inconditionnel accordé au génocide israélien à Gaza et la normalisation absolue du génocide dans la société occidentale.
Elle permet aussi de comprendre la violence coloniale d’Israël et sa guerre génocidaire pour abattre la résistance palestiniens : un génocide rationalisé et blanchi sous les étiquettes d’« opérations de routine » ou d’« opérations terrestres limitées ».
La résistance palestinienne est un os planté dans la gorge de l’impérialisme américain.
Bien avant octobre 2023, la stratégie du président américain sortant Joe Biden pour le Moyen-Orient était très claire : normaliser les liens entre Israël et l’Arabie saoudite, ouvrir de nouveaux marchés d’investissement officiels dans la région et stabiliser davantage les relations impériales. Alors qu’un accord de normalisation israélo-saoudien était sur le point d’être annoncé à l’approche de l’hiver 2023, la question de la souveraineté nationale palestinienne a été ramenée sous les projecteurs par la résistance populaire.
Ainsi, nous devons nous rappeler que l’anéantissement de Gaza par Israël, soutenu par les États-Unis, n’est pas simplement un moyen d’ouvrir de nouveaux marchés immobiliers ou de s’emparer de terres pour en tirer des capitaux. La Palestine, le Liban et le Yémen sont punis pour leur rôle dans la lutte contre l’accumulation inégale de capital et la fuite des richesses du Moyen-Orient.
La résistance palestinienne est la manifestation actuelle la plus claire de la lutte anticoloniale. Elle est un mouvement de libération nationale qui refuse que son humanité soit niée et que son peuple soit sacrifié et effacé de la terre au profit de l’Empire.
On s’habituera à des destructions de l’ampleur de celle de Gaza, où les tissus sociaux, écologiques et politiques sont brisés par des mégatonnes de bombes israéliennes qui laissent partout des morceaux de corps, à mesure que les crises d’accumulation du capital mondial s’intensifieront, sous l’effet d’un climat altéré, des graves tensions géopolitiques et des inégalités sociales et économiques.
Les bulldozers qui dévastent l’écologie de Gaza ne sont pas différents de ceux qui détruisent les forêts tropicales primaires pour l’expansion de l’agro-industrie, précipitant ainsi la sixième extinction de masse.
Les technologies d’intelligence artificielle (IA) qui affinent les armes utilisées pour assassiner les civils dans les hôpitaux et les écoles de Gaza sont les mêmes que celles qui nécessitent de nouvelles sources d’énergie comme le charbon, le pétrole et le gaz, les énergies renouvelables et même l’énergie nucléaire.
L’appétit énergétique des géants de la technologie comme OpenAI, Microsoft, Alphabet et Meta, entre autres, annule non seulement les bénéfices environnementaux de l’utilisation des énergies renouvelables, mais renforce également les pratiques d’extraction écologiquement dévastatrices et l’entreposage des déchets toxiques sur le sol des communautés de personnes considérées comme indignes et sous-humaines. Nous assistons à un cercle vicieux de violence génocidaire et écocidaire.
Dans son discours au sommet COP28 à Dubaï, le président colombien Gustavo Petro a déclaré :
« La guerre génocidaire et barbare que subit le peuple palestinien, c’est ce qui attend les peuples du Sud qui fuiront la crise climatique ».
Les contestataires qui militent dans le Nord seront gazés et réprimés. Ceux qui, au Sud, s’organisent pour résister seront confrontés à la violence et à la barbarie. L’histoire de la civilisation occidentale moderne est une histoire de colonisation sauvage, de dépossession, d’esclavage et de génocide, mais ce fait a été recouvert par la narrative de la supériorité morale de l’occident.
Cette brutalité a caractérisé la colonisation euro-américaine du « Nouveau Monde », depuis la période au cours de laquelle les colons européens ont tué plus de 55 millions d’indigènes en Amérique du Nord, centrale et du Sud sur une période de 100 ans, jusqu’à la « période civilisatrice » des XIXe et XXe siècles, au cours de laquelle l’Occident a mené les campagnes de mutilation et d’extermination les plus brutales et les plus sauvages à travers le monde sous la bannière de la modernité et du développement – y compris à l’intérieur de ses propres frontières.
La brutalité a également caractérisé le XXe siècle et le début du XXIe siècle, une époque marquée par les guerres menées par l’impérialisme américain, impliquant la brutalisation des populations au Viêt Nam, en Angola, en Irak et en Afghanistan, ainsi que le soutien des États-Unis à des dirigeants par procuration tyranniques dans des pays comme le Chili, l’Argentine et l’Indonésie, pour n’en citer que quelques-uns.
Ces massacres perpétrés au cours des derniers siècles ne sont pas des notes de bas de page ou des études de cas : des mondes entiers ont été détruits pour la survie de l’ordre colonial.
Savoir cela est essentiel pour comprendre les crises écologiques que nous connaissons aujourd’hui. Car, bien que toutes les civilisations aient connu des guerres et des conflits au cours de l’histoire, seul l’empire suprématiste blanc euro-américain, avec ses technologies racialisantes, a réussi à créer une infrastructure sociale et écologique, fondée sur le génocide et l’écocide, aussi perfectionnée.
Les massacres de Gaza et du Liban ont ébranlé la conscience endormie des masses, ils ne sont pourtant qu’un petit aperçu tout à fait banal et cohérent de la moralité de l’Occident telle qu’elle s’est manifestée au cours des 500 dernières années.
Pour la classe dirigeante, le changement climatique signifie simplement plus de corps à sacrifier
Qu’y a-t-il donc de nouveau dans la conjoncture actuelle ? Qu’est-ce qui caractérise cette nouvelle ère de l’impérialisme américain dans laquelle nous sommes entrés ?
La réponse est l’abandon de toute prétention à un ordre international fondé sur des règles : un ordre dans lequel les règles s’appliquent à tous, sauf aux puissances coloniales qui ont infligé 500 ans de violence à la planète et à ses habitants, et dont le modus operandi consistant à diviser et fragmenter l’humanité pour en extraire de la main-d’œuvre et des denrées repose sur l’idée de la suprématie de la race blanche.
L’historien Enzo Traverso affirme que cette revendication à l’exceptionnalité des puissances colonisatrices est un aveu implicite d’immoralité. Il implique la transgression sélective des lois, dans laquelle toutes les libertés civiles, ainsi que les règles fondamentales de la loi et de l’ordre, peuvent être démantelées au nom de la sauvegarde de l’empire, alors qu’il lutte contre son propre déclin.
Les implications de cet exercice sélectif de l’immoralité sont absolument terrifiantes à une époque où les systèmes de maintien de la vie sur terre risquent de s’effondrer en raison de l’effondrement écologique. Et c’est là que réside la clé pour comprendre l’éco-apartheid, alors que nous assistons aux horreurs qui se déroulent à Gaza.
L’ère des prétentions occidentales à l’humanité, à la durabilité et aux droits civils (si tant est qu’elles aient jamais été valides) est révolue depuis longtemps : au lieu de cela, nous constatons que ces droits n’appartiennent qu’à quelques-uns et qu’ « autrui » doit être sacrifié pour sauver cet ordre moribond.
La comparaison que Gustavo Petro et d’autres ont établie entre le génocide en cours à Gaza et le système mondial d’« éco-apartheid », qui se met en place, n’est pas simpliste. L’été 2024 a connu des records de chaleur sans précédent, dépassant la barre des 50°C dans de nombreuses régions du Sud, y compris en Égypte et au Mexique.
Les inondations et les incendies ont ravagé de vastes régions du monde, y compris au cœur de l’empire du Sud des États-Unis, touchant de manière disproportionnée les personnes racialisées, ainsi que la classe ouvrière blanche, dont la force de travail est exploitée toute la vie, avec peu de compensations ou de filets de sécurité.
Un monde dans lequel de nombreuses personnes sont déplacées en raison du changement climatique n’est pas une hypothèse lointaine, mais notre « avenir immédiat » (selon les termes de Gustavo Petro) si la production de combustibles fossiles se poursuit sans relâche, conformément aux souhaits du ministre saoudien de l’énergie, qui a promis d’« extraire chaque molécule d’hydrocarbure… ».
L’ampleur de l’exode des populations dû aux chaleurs extrêmes, aux sécheresses et aux famines a conduit certains scientifiques à lancer un cri d’alarme entre l’effondrement social et l’effondrement écologique (Xu et al., 2020). Ces personnes déplacées par le climat sont déjà confrontées aux lois anti-immigration d’une droite qui se renforce dans le monde entier, de la Turquie à l’Inde, et des Philippines aux États-Unis, au Royaume-Uni et à l’Union européenne. Ces lois sont matériellement mises en œuvre par le biais de frontières militarisées conçues pour tuer, par la noyade ou la faim, des migrants et des réfugiés, dont on fait les boucs émissaires de tous les maux du capitalisme.
La violence de ce futur immédiat se fait déjà sentir, et est de plus en plus légitimée par des discours qui présentent le changement climatique comme une question de sécurité nationale.
Alors que les nations occidentales continuent de fortifier leurs frontières contre les migrants et les réfugiés climatiques, elles continuent en même temps de dépasser leur part du budget carbone. Si le budget carbone mondial devait être divisé de manière égale entre les habitants de la planète, les États-Unis, compte tenu de leurs émissions par habitant historiquement élevées, auraient dépassé leur part équitable d’un facteur de 4 à 10 (Fanning et Hickel, 2023).
Pendant ce temps, les nations pauvres du Sud n’atteindront probablement jamais 100 % de leur budget carbone national. Pourtant, c’est sur leurs corps que se feront sentir les effets les plus barbares du changement climatique et des politiques écologiques imposées par la pénurie.
Aucune population, riche ou pauvre, ne choisit le statut de réfugié plutôt que la souveraineté et l’indépendance sur ses terres, sa culture et sa vision du monde. La pression pour quitter son foyer en raison d’une guerre, d’une dépossession forcée lors de l’accaparement de terres agricoles ou de projets miniers, ou d’autres crises induites par le climat, est exercée par les puissances coloniales sur ceux qu’elles considèrent comme des « populations excédentaires » dans le monde. Ils sont piégés dans des zones sacrifiées et surexploitées, en tant que main-d’œuvre de réserve (s’ils ont de la chance).
Mais lorsque les nations colonisées forment un front de résistance anticoloniale, lorsqu’elles tentent de dissocier leurs économies du système impérialiste mondial, lorsqu’elles expriment leur droit à résister à l’exploitation de leur travail et de leurs ressources naturelles, la réponse de l’Occident « est la mort », comme l’a déclaré Gustavo Petro.
Nous le voyons en Palestine, à travers Abya Yala, au Liban, en Iran et sur tout le continent africain, où les luttes de libération nationale sont diabolisées et sabotées. Dans le cas de la Palestine, la résistance s’est heurtée à plus d’un an de bombardements.
Un clou dans le cercueil de la « morale » occidentale
En janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) a rendu un arrêt provisoire ordonnant à Israël de prendre des mesures pour « prévenir les actes de génocide », après que l’Afrique du Sud eut présenté un dossier solide. Près d’un an plus tard, cet arrêt est devenu le symbole de la subordination de toutes les institutions de gouvernance multilatérale aux intérêts et à la volonté des États-Unis. Il a démontré leur échec lamentable en tant qu’instruments de la démocratie mondiale.
La position et les efforts des Nations unies face au génocide ont été, au mieux, terriblement insuffisants. Cinquante-huit jours après le début du massacre aveugle des Palestiniens à Gaza, Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, a invoqué l’article 99 – un outil qui n’avait pas été utilisé depuis 1989 – pour convoquer une réunion du Conseil de sécurité « afin d’éviter une catastrophe humanitaire à Gaza ». Gutierres a notamment continué à présenter la situation comme une catastrophe humanitaire et non comme un génocide délibéré perpétré par une force d’occupation soutenue par l’Occident contre une population autochtone.
Depuis octobre 2023, les États-Unis ont opposé leur veto à quatre résolutions de cessez-le-feu au Conseil de sécurité des Nations unies. Les deux premières ne demandaient pas un cessez-le-feu complet, mais simplement des pauses dans les combats pour acheminer l’aide humanitaire.
La capacité d’un seul État, en raison de son hégémonie militaire et économique, à opposer son veto à des résolutions de cessez-le-feu visant à condamner – au moins symboliquement – un génocide en cours démontre clairement l’impuissance totale de l’ONU et, par extension, l’échec catégorique du multilatéralisme dans un système mondial défini par l’impérialisme dirigé par les États-Unis.
La façon dont la résolution n° 3103 de 1973 de l’Assemblée générale des Nations unies, relative au droit des peuples à résister à l’occupation et à l’oppression, est ignorée et niée est encore plus frappante.
Après 76 ans d’occupation, de nettoyage ethnique et d’apartheid déshumanisant et violent, on attend des Palestiniens qu’ils soient dociles et soumis à leurs oppresseurs.
De même que l’on attend de ceux qui vivent dans des ghettos misérables, de ceux qui sont soumis à des pogroms religieux ou raciaux, de ceux qui sont embarqués de force sur des navires négriers, dans des réserves indiennes, des plantations ou des camps de concentration, qu’ils n’aspirent jamais à de libérer de leurs chaînes, on attend des Palestiniens qu’ils se soumettent à la « mission civilisatrice » et qu’ils acceptent leur sort de vils « animaux humains ».
En mai 2024, le procureur de la Cour pénale internationale a déposé des demandes de mandats d’arrêt à l’encontre des dirigeants du Hamas et des criminels de guerre israéliens Benjamin Netanyahu et Yoav Gallant.
L’équivalence entre la violence coloniale israélienne et la résistance palestinienne à des décennies de nettoyage ethnique, d’apartheid, de bombardements répétés, d’accaparement de terres, de restrictions d’eau et de meurtres en toute impunité donne le sentiment erroné que la loi est neutre. Elle masque complètement l’ampleur de la mort et de la terreur continues que l’État sioniste a imposées aux Palestiniens depuis – et même avant – 1948.
Et pourtant, même cette tentative de fausse neutralité, avec tous ses défauts, n’a pas permis l’arrestation des criminels de guerre israéliens (à l’heure où nous écrivons ces lignes [17 novembre 2024], la Cour n’a pas délivré de mandat d’arrêt à leur encontre).
Le massacre brutal de dizaines de milliers de personnes en l’espace d’un an, dans ce qui est le génocide le plus télévisé et le plus enregistré de l’histoire de l’humanité, est simplement considéré comme le prix à payer pour la survie du régime diabolique d’apartheid, de dévastation écologique et de génocide parrainé par les États-Unis et l’Europe occidentale, qu’est l’État d’Israël.
La normalisation du génocide et la criminalisation des manifestants dans les universités et les institutions du monde entier, qui réclament l’arrêt du financement de la machine de guerre génocidaire, rendent nulle et non avenue toute action des sociétés occidentales en faveur d’autres causes morales et sociales – qu’il s’agisse des droits de l’homme, de la justice, du féminisme, de la durabilité ou de l’égalité.
En d’autres termes, il est impossible de prétendre soutenir la diversité, l’équité ou l’inclusion lorsque l’on développe une technologie d’intelligence artificielle qui permet aux tireurs d’élite de cibler plus précisément les corps des enfants et que l’on expédie des armes pour assassiner 100 Palestiniens par jour.
Le faux amalgame entre la critique de la politique d’un État et la critique d’un peuple ou d’une religion, amplifié par l’instrumentalisation de la douleur et du traumatisme historiques du peuple juif à la suite de l’Holocauste en Europe occidentale pour autoriser le génocide en Palestine, sont des tactiques de manipulation grotesques pour justifier l’argument diabolique selon lequel assassiner des dizaines de milliers de Palestiniens est en quelque sorte de l’autodéfense.
Pendant ce temps, les suprémacistes blancs et les fascistes d’Europe et d’Amérique du Nord qui se livrent traditionnellement à des actes antisémites s’en donnent à cœur joie, ayant trouvé dans le projet sioniste leur ambassadeur idéal pour les protéger des accusations, Tout en rejetant la responsabilité sur les Palestiniens et leurs partisans.
L’acceptation – et l’encouragement et le soutien – du génocide actuel à Gaza montre de manière cruciale et douloureuse comment la douleur et la souffrance indicibles résultant du bombardement d’écoles et d’hôpitaux, du meurtre d’enfants en masse, entre autres dépravations, sont considérées comme des actions d’éclat par Team America.
Cela n’est pas sans implication. Si la violence dépravée à laquelle nous assistons à Gaza est acceptée – et même glorifiée, y compris par ceux qui se disent « progressistes » – il est très peu probable que la violence beaucoup plus longue et plus lente vécue par la majorité mondiale en raison de l’effondrement écologique et du changement climatique suscite la moindre sympathie de la part de la classe dirigeante.
Les compagnies pétrolières et gazières, les grandes entreprises technologiques, les fabricants d’armes et les spéculateurs immobiliers s’apprêtent à réaliser des bénéfices exceptionnels grâce aux affaires qu’ils feront dans la bande de Gaza et aux alentours.
Ces multinationales sont la colonne vertébrale d’une économie mondiale qui saccage la planète pour vendre le butin au plus offrant. Dans ce contexte, le refus des pays occidentaux d’accepter la décision de la CIJ sur le risque de génocide à Gaza démontre que rien ne s’oppose au profit et à la domination, et certainement pas les droits humains, l’effondrement écologique et la catastrophe climatique.
Gaza a donc rappelé l’éternelle vérité : le droit international et la morale occidentale ne pourront jamais être invoqués pour résoudre nos crises, qu’elles soient politiques, socio-économiques ou écologiques.
La Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), sa Conférence des parties (COP) et les accords proposés par les principales économies mondiales ont longtemps été considérés comme les seuls moyens légitimes de lutter contre le changement climatique au niveau mondial. Mais l’ère des prétentions occidentales à la démocratie, au multilatéralisme et à la collaboration internationale est révolue : leur incapacité totale à mettre fin au massacre du peuple palestinien et à établir des liens cruciaux entre génocide et écocide y a mis un terme.
Le monde est témoin de l’effondrement du mythe d’un ordre international fondé sur des règles ; il a été annihilé par l’annihilation israélienne de Gaza et par le refus du peuple palestinien de renoncer à son humanité.
L’avenir des colons dans l’éco-apartheid
L’anéantissement de la population de la bande de Gaza comme toile de fond des projets d’affaires et de loisirs des Nord-Américains, des Européens de l’Ouest, des habitants des pays du Golfe et de tous ceux qui profitent de l’ordre impérial euro-américain offre un avant-goût de ce qui nous attend dans une situation d’effondrement écologique mondial.
Nous avons déjà été témoins de cette attitude profondément blasée lors des lockdowns de la pandémie de Covid-19, lorsque des millions de personnes pauvres et racisées ont été délibérément mises en danger, tant à l’intérieur des pays occidentaux que dans le Sud, afin de fournir les services essentiels aux classes moyennes et élites blanches et proches des Blancs, de manière à maintenir leur mode de vie confortable et de leur offrir des vacances de rêve dans la période post-pandémique.
La planète subit les conséquences de l’orchestration mondiale toujours plus rapide de l’extraction des ressources et de l’exploitation de la main-d’œuvre, alignée sur les clics informatiques instantanés et le fonctionnement automatique des chaînes d’approvisionnement mondiales. Le Global Circularity Report 2024 souligne qu’entre 2016 et 2021 seulement, l’économie mondiale a consommé 582 milliards de tonnes de matériaux, soit environ 75 % de tous les matériaux qu’elle a consommés au cours du 20e siècle (740 milliards de tonnes) !
Plutôt que de tempérer cette accélération gargantuesque de l’utilisation des matières et de l’énergie afin d’enrayer la dégradation écologique au profit de l’humanité, les classes dirigeantes présentent les conséquences de cette croissance totalement intenable comme des « menaces pour la sécurité » qui se multiplient et qu’il faut gérer, notamment les mouvements de migrants non qualifiés et de demandeurs d’asile et les invasions géopolitiques par les ennemis de l’ordre impérial occidental.
Ils sont prêts à tout pour s’approprier à tout prix cette énorme accélération de la consommation matérielle.
Ces dernières années, les climatologues ont de plus en plus fait référence à la consolidation de la « polycrise » – une conjoncture de contradictions économiques et socio-écologiques qui convergent et sont difficiles à démêler. La classe dirigeante présente la polycrise comme un risque de sécurité, dans lequel les différentes menaces qui perturbent le statu quo et les prévisions de croissance financière s’amplifient mutuellement.
Ensemble, des menaces souvent considérées comme « externes » à l’activité économique ou comme des conséquences négatives de la croissance – telles que la surexploitation des sols et des aquifères souterrains, l’extrême inégalité des revenus, la propagation de zoonoses menant à des pandémies, l’élévation du niveau des mers et l’aggravation des sécheresses, des inondations et des incendies – risquent de perturber le fonctionnement ininterrompu de l’activité économique habituelle.
Pourtant, ces conséquences ne sont jamais perçues comme des signaux d’alarme concernant le système lui-même. Elles sont simplement considérées comme des menaces à gérer par un ordre politique et économique qui n’a aucune intention de modifier sa trajectoire ou de résoudre ses propres contradictions. Il s’agit notamment de l’emballement du changement climatique associé à l’illusion que la croissance puisse être dissociée de l’impact environnemental à l’échelle mondiale, de l’augmentation permanente du coût de la vie et du poids croissant de l’extrême-droite.
Pourtant, l’effondrement écologique mondial – qui va de la sixième extinction de masse à la fonte du pergélisol arctique, en passant par l’épuisement de la matière organique des sols, cruciale pour la production alimentaire, les énormes changements de température et d’acidité des océans et, bien sûr, le changement climatique qui aurait pris autrefois plus d’un million d’années et qui s’est produit en seulement un demi-siècle – reflète l’aboutissement de cinq siècles de détournement des ressources et d’exploitation de la main-d’œuvre au profit d’une élite.
Ces retombées écologiques sont ce que l’universitaire Farhana Sultana a appelé la « colonialité climatique » (Sultana, 2022).
Si nous pouvons voir que 500 ans d’occupation coloniale ont aspiré toute la vitalité des corps humains et de la terre, pour le seul profit de quelques privilégiés, ne laissant derrière que des terres stériles, des os et des membres éparpillés sur des terrains vagues, nous pouvons imaginer, dans le temps géologique, le changement climatique comme une ultra-concentration des conséquences de toute cette dévastation coloniale, qui revient en trombe (ou peut-être en vomi) brûler, inonder et asphyxier ces mêmes terres et ces mêmes personnes dont la vitalité a été initialement aspirée par 500 ans de colonisation.
Alors qu’il pourrait sembler que l’élite dite « progressiste » au sein de la classe dirigeante est en désaccord avec une extrême droite enhardie sur la manière de gérer cette pluie vomitive de polycrises, les deux sont beaucoup plus proches en termes d’attitudes et d’approches qu’il n’y paraît.
La classe dirigeante défend les intérêts du capital et du colonialisme de peuplement, peu importe que le résultat soit un fascisme autoritaire ou un fascisme bienveillant et flou. Elle s’en moque. Dans la perspective du maintien de la structure de l’ordre impérialiste américain, les libéraux du centre et de l’extrême droite ont systématiquement saboté la prise de décision et la planification démocratiques par le biais de la financiarisation, alimenté le militarisme mondial et le bellicisme, et donné aux milliardaires sociopathes le pouvoir de diriger la société.
Ils ne diffèrent que par l’image de marque ou l’emballage politique qu’ils vendent au public à travers le cirque de la politique électorale.
La défaite de la candidate démocrate Kamala Harris dans l’élection présidentielle américaine est le résultat d’un ordre libéral arrogant et décadent qui se félicite de disposer d’une force militaire « létale », d’incarcérer des enfants noirs et immigrés et de dire aux gens de pratiquer la méditation alors qu’ils sont privés de nourriture et de logements dans un monde en plein effondrement écologique – tout cela en prétendant être les meurtriers moralement intègres d’enfants palestiniens. L’hypocrisie est finalement devenue trop difficile à digérer.
Tant les centristes que l’extrême droite promettent aux populations de les protéger des conséquences de ce qu’ils ont fait, eux, dont le projet civilisationnel a engendré des volumes de violence indescriptible. Mais surtout, ces promesses ne sont en réalité tenues que pour les élites, quel que soit leur parti.
Pour s’assurer que le public adhère à l’idée que les décisions profiteront à tous les citoyens, on lui dit qu’il doit accepter certains sacrifices, notamment la suppression des libertés civiles, l’envoi des migrants dans d’autres pays, l’augmentation des forages pétroliers, le contrôle du corps des femmes, l’évaluation des prix des denrées alimentaires, la hausse des coûts de l’immobilier et l’accumulation de dettes pour soutenir les contrats à terme sur les matières premières et d’autres formes de spéculation (qui génèrent d’autres cycles d’endettement).
En revanche, les personnes très riches ne doivent faire aucun de ces sacrifices.
Pour la classe dirigeante, les énergies renouvelables sont l’occasion de nouveaux profits. Ils ne cessent de convaincre le public que les nouvelles solutions énergétiques sont bénéfiques, parce qu’elles fournissent une sorte de niche complémentaire à l’extraction toujours croissante de pétrole et de gaz et parce qu’ils créent de nouveaux biens et services commercialisables (c’est-à-dire de fausses solutions climatiques) comme les obligations de résilience climatique, les compensations de carbone et les technologies de géoingénierie.
Carte blanche est donnée aux cours à distance, très gourmands en eau et en énergie, au nom de l’efficacité économique, malgré les risques existentiels qu’ils font peser sur les dernières lignes de vie de la démocratie, des droits de l’homme et des systèmes de maintien de la vie.
De même, le public doit accepter la nécessité d’investir des milliards de dollars dans la militarisation pour « lutter contre le terrorisme », ainsi que dans la sécurité et la police pour « éliminer les agents criminels » – une catégorie qui peut être étendue à toute personne opposée au meurtre des populations excédentaires et qui fait obstacle aux stations d’écotourisme, aux aéroports internationaux et à la spéculation immobilière en bord de mer.
L’une des réponses les plus perverses aux polycrises auxquelles la planète est confrontée est l’intersection entre le discours « vert » et « durable » et l’expansion de l’impérialisme colonial et du vol des ressources dans le monde entier.
En maquillant l’effacement génocidaire des populations par le biais, par exemple, de nouveaux panneaux solaires, de stations d’écotourisme qui permettent aux visiteurs de se rapprocher de la faune, d’éoliennes et de bâtiments « climato-intelligents » (qui sont essentiellement des expériences de surveillance), ceux qui ont le sang de l’Empire sur les mains peuvent se présenter comme des amoureux et des protecteurs du monde naturel.
En réalité, leur désir d’« écologies » aseptisées sont sincères – c’est juste qu’ils n’ont pas l’intention d’en faire profiter les gens ordinaires.
En effet, le commun des mortel sera déplacé de force, ou abandonné à lui-même face à des ouragans de plus en plus féroces, à des sécheresses atroces et à des récoltes insuffisantes. Il sera brûlé dans des incendies de forêt (tout comme les enfants de Gaza sont brûlés vifs par Israël), ou obligé de travailler à l’extérieur à des températures rarement vues sur cette planète (parmi d’autres formes de torture).
En bref, les gens ordinaires sont jetables, brûlables, noyables et bombardables – que ce soit à cause du changement climatique ou des munitions au phosphore blanc – dans le cadre du processus d’effacement des populations pour faire place à des biens immobiliers « verts » et « intelligents face au climat » ou à d’autres accaparements de terres à des fins spéculatives.
Les « écologies » aseptisées qui rejettent les personnes et la nature indésirables ne sont pas nouveaux. Les espaces blancs lourdement fortifiés des villes des États-Unis ont été construits en exploitant la main-d’œuvre urbaine noire, brune et indigène, tout en refusant systématiquement à ces travailleurs un salaire décent, un droit de regard sur les affaires publiques et la propriété de la terre.
Comme l’écrivent Ashanté Reese et Symone Johnson, spécialistes de l’abolitionnisme noir, les ressources qui auraient pu fournir des services publics, des écoles décentes, de la nourriture, des moyens de transport et des logements à ces personnes ont été réorientées vers des budgets de police gonflés et des prisons institutionnellement conçues pour surveiller et opprimer les corps noirs (Reese et Johnson, 2022).
Ailleurs, comme le décrit The Red Nation, une coalition d’activistes, d’éducateurs, d’étudiants et d’organisateurs communautaires amérindiens et non amérindiens, des pays entiers, comme le soi-disant Canada, ont été créés en envahissant et en occupant les terres des nations indigènes, qui ont ensuite été forcées d’abandonner leurs langues et leurs connaissances dans des pensionnats brutaux, jusqu’à ce que l’« Indien » racialisé en eux soit effacé et rendu acceptable pour le colonisateur euro-américain – avec des effets désastreux (The Red Nation, 2021).
L’apartheid, aux États-Unis, en Afrique du Sud, en Israël et ailleurs, a créé et perpétue un ordre institutionnel légalisé de ségrégation qui privilégie certaines personnes, sur la base d’une pureté raciale ou d’autres lignes ethniques et religieuses, par rapport à d’autres – qui ont été délibérément soumises à l’oppression, à la violation et à l’exploitation physiques et psychologiques.
L’éco-apartheid s’appuie sur des concepts tels que la « durabilité » et la « convivialité écologique » pour consolider l’avenir d’une minorité, tout en institutionnalisant une structure juridique, politique et économique construite autour de l’idée de « sécurité nationale ». Elle le fait face à l’effondrement des systèmes de maintien de la vie sur terre, dans le but de rejeter délibérément les personnes et la nature indésirables, ou de les mettre directement en danger.
Comme l’écrit l’écologiste politique Kai Heron, l’éco-apartheid permet à certaines personnes de mourir « pour que le capitalisme puisse vivre » (Heron, 2024). Il feint l’innocence en prenant des mesures qui sont présentées comme des « décisions difficiles » qui doivent être prises pour protéger la société des menaces qu’elle a elle-même créées.
L’éco-apartheid imite l’enfermement des personnes indésirables dans des ghettos, des townships, des plantations ou des réserves qui reflètent l’héritage du colonialisme, du capitalisme racial et du génocide des peuples indigènes.
Toutefois, l’éco-apartheid a ceci de particulier qu’il s’appuie sur l’imaginaire de la « nature » – comme la conservation, la plantation d’arbres, l’énergie solaire et éolienne et l’électrification – en tant que symbole de statut social pour canaliser le reste de la nourriture, de l’eau, des transports et des autres ressources vers un petit nombre, tout en comptant sur les catastrophes climatiques et écologiques et la guerre pour gérer les excédents de population.
Cette forme d’apartheid, qui sépare la classe dirigeante vivant dans des ghettos de riches, de la grande majorité de la population, face aux bouleversements climatiques croissants, est présentée en termes d’intérêts de sécurité nationale – on dit que c’est dans « l’intérêt de tous ».
Gaza, en tant que site de lutte anticoloniale qui a rompu et exposé la violence persistante du capitalisme racial, met en évidence la mesure dans laquelle les soi-disant progressistes occidentaux qui épousent des concepts tels que l’équité, les droits de l’homme, la durabilité et la diversité, normalisent les massacres de masse lorsque les systèmes qui soutiennent leurs privilèges sont en danger.
L’écoblanchiment, l’oppression et la répression
Alors que de nouvelles formes de fragmentation des classes séparent les méritants des indignes, les membres de la classe moyenne devront obtenir un accès suffisant au capital (financier et social) pour éviter de tomber dans la catégorie des personnes jetables : par exemple, les travailleurs blancs de la classe ouvrière, et en particulier les travailleurs migrants bruns et noirs, dont la principale « valeur » pour le capital est que leur travail est bon marché.
Dans un monde où les inégalités et les conséquences écologiques s’accroissent, le maintien du statu quo nécessitera des illusions de « durabilité » toujours plus fantaisistes, afin de justifier le lien entre génocide et écocide.
Ces illusions continueront à maintenir la « tranquillité d’esprit » de ceux qui vivent dans des condominiums « résistants au climat » dans des zones de luxe, caractérisées par une verdure luxuriante, des établissements de vente au détail et de commerce, et une sécurité privée 24 heures sur 24.
Pour combler le fossé entre ces dystopies fantastiques de modes de vie « durables » et la misérable expérience vécue par la grande majorité de l’humanité, il faudra créer des mythes absurdes à propos de la planète sur laquelle nous vivons tous.
L’Azerbaïdjan, qui accueillera prochainement la Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP29), autorise par exemple les délégations et le secteur privé à visiter son territoire « libéré » dans la région du Nagorno-Karabakh, récemment nettoyé sur le plan ethnique, afin d’y réaliser de nouveaux projets spéculatifs dans le domaine de l’énergie renouvelable.
Il s’agit d’un exemple du lien entre écocide et génocide qui se développe, dans lequel le discours « vert » et environnemental est coopté à partir des corps des personnes indésirables et de leurs environnements naturels considérés comme impropres à l’investissement en capital dans des projets d’énergie renouvelable (greenwashed).
Si les objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies peuvent être atteints par un nettoyage ethnique compensé par des investissements attrayants dans des fermes de panneaux solaires et des stations d’écotourisme, il y a quelque chose de pourri au cœur de la durabilité.
Un autre exemple de ces mythes absurdes de la durabilité est la vision de Netanyahu pour Gaza, présentée dans un plan en trois étapes à réaliser d’ici 2035. Ce plan vise à « verdir » la mort et la destruction avec ce qu’Ognian Kassabov appelle une « dystopie urbaine construite sur des charniers » : une zone de libre-échange futuriste dont les relations publiques sont axées sur la durabilité et la civilisation moderne.
Alors que plus d’un milliard de personnes sont confrontées à des catastrophes climatiques, à la famine, à la montée des tempêtes et à des vagues de chaleur mortelles, rendant de vastes zones de la planète invivables, de tels projets, marqués par une négligence flagrante à l’égard du reste de l’humanité, ainsi que par des contradictions évidentes, continueront à réduire la terre en poussière en toute impunité.
Toutes les possibilités d’aspiration et de mobilité sociale ayant disparu, ces dystopies construites sur des charniers continueront d’être violemment défendues, avec des murs frontaliers militarisés pour enfermer les indésirables et préserver les intérêts des ultra-riches.
La classe dirigeante ne croit pas que sa mascarade de maintien et d’accroissement du pouvoir dans un contexte d’effondrement écologique va s’arrêter de sitôt. Leur objectif est de maximiser les profits, même si la planète brûle.
Mais dans un contexte de baisse des taux de natalité, d’augmentation des migrations et d’effets climatiques graves qui sont en train de créer des goulets d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement, ils ont quelques sujets d’inquiétude : la pénuries croissantes de main-d’œuvre, la baisse de la productivité du travail et la baisse des opportunités d’investissement de leurs capitaux liquides.
Ils compensent en s’emparant précipitamment de vastes étendues de terres agricoles potentielles, de gisements minéraux, de combustibles fossiles et d’autres ressources dites critiques.
Alors que les sols sont érodés, que les terres agricoles de premier choix sont détruites par les incendies et les inondations, et que les populations sont déplacées par la guerre et les catastrophes climatiques, de nouveaux cycles d’impérialisme en matière de ressources se profilent à l’horizon.
Les classes dirigeantes ont besoin d’« excuses » pour justifier les agressions pour accaparer des ressources. Ces excuses sont souvent trouvées dans les récits géopolitiques de sécurité – sécurité contre ceux qui résistent aux agressions continuelles – et dans la normalisation stratégique, dans laquelle la « paix » est définie comme l’obéissance au capital.
Les États arabes du Golfe en fournissent un exemple dans leurs relations avec Israël.
Ainsi, dans un avenir éco-apartheid, les notions de « sécurité nationale » et d’« urgence climatique » seront déployées pour justifier un nivellement par le bas, dans une course folle à l’accumulation de pouvoir géopolitique par l’extraction de minerais « verts » pour les technologies à faible teneur en carbone.
L’une des victimes de ce déploiement de menaces contre la sécurité nationale sera ce qu’il reste des espaces démocratiques dans la société. Les indésirables (demandeurs d’asile, peuples indigènes, communautés pastorales, petits exploitants agricoles, communautés forestières et classes ouvrières par milliards) seront ghettoïsés, déplacés ou simplement assassinées, et les personnes qui continueront à critiquer ce spectacle violent seront également considérées comme un risque pour la sécurité.
Et s’ils continuent à protester, les espaces de dissidence seront aseptisés par des « dialogues inclusifs » qui ne tiennent pas compte de la dynamique du pouvoir entre l’oppresseur et l’opprimé. Les auteurs de crimes continueront d’être considérés comme des victimes ou, au mieux, comme des « parties prenantes ».
La seconde Nakba à laquelle nous assistons à Gaza montre à quel point la répression peut être brutale : les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme qui documentent minutieusement l’indicible violence génocidaire en cours, sont soit ignorés par les classes dirigeantes, soit accusés de faire partie du problème, ou même tués.
La stratégie consiste à « tirer sur le messager ». Les centaines de milliers de citoyens ordinaires qui s’élèvent contre le mépris flagrant d’Israël pour le droit et l’ordre internationaux sont qualifiés d’antinationaux ou de terroristes ou on les accuse de créer des environnements « dangereux » sur les campus, tandis que leurs administrations continuent d’investir dans le meurtre d’innocents et dans l’embauche d’agents de sécurité privés qui brandissent des matraques et bombardent les étudiants de gaz lacrymogènes.
Dans le monde de l’éco-apartheid en gestation, la « liberté d’expression » n’est réservée qu’à ceux qui défendent l’empire, et non à ceux qui expriment leur désaccord avec lui.
En bref, dans le monde de l’éco-apartheid, il n’y a pas de place pour la morale. On y justifie la déshumanisation de vastes portions de l’humanité afin que les classes dirigeantes puissent proclamer qu’elles sont au service de l’intérêt public en nous défendant contre les menaces à la sécurité nationale qu’elles ont générées.
La sécurité et la création d’espaces publics « sûrs » sont les excuses utilisées pour justifier leurs crimes horribles, tandis qu’elles redoublent d’efforts pour s’assurer que le monde n’est vivable que pour une minorité privilégiée.
Une stratégie écologique dans un monde éco-apartheid
Le génocide télévisé de Gaza est une leçon subliminale des classes dirigeantes à tous les peuples opprimés du monde, les avertissant que leur résistance à l’éco-apartheid se heurtera à une répression militaire préparée depuis de nombreuses années. Cette rupture avec toute politique de réconciliation a d’immenses implications que les mouvements sociaux n’ont pas encore comprises.
Néanmoins, une chose est claire : cela ne peut que renforcer notre détermination à construire une résistance à la fois stratégique et expansive. Cela signifie que tout en renforçant les fronts anticoloniaux qui luttent contre l’impérialisme militaire et économique dans le Sud, et les solidarités Sud-Sud qui émergent actuellement dans notre monde de plus en plus multipolaire, nous devons également renforcer la capacité de résistance des populations sur le terrain.
Nous avons également une bataille importante à mener dans l’Empire contre l’impérialisme capitaliste, par l’intermédiaire de nos mouvements sociaux et de nos organisations. Ceux-ci sont déjà en mouvement ; nous devons les renforcer et établir des liens entre eux. Dans les paragraphes ci-dessous, nous discutons de certains des obstacles idéologiques auxquels nos mouvements sont confrontés, et de ce que pourrait être une stratégie écologique unie contre l’éco-impérialisme.
Au milieu de ce génocide, alors que les corps des martyrs palestiniens s’empilent, le mouvement climatique occidental a continué à concentrer ses efforts sur l’impact de l’agression israélienne sur le monde naturel : la perte des oliviers en Palestine, les émissions de carbone des bombes, la perturbation de la vie non-humaine.
Même lorsqu’il étend sa solidarité aux luttes anticoloniales, le mouvement climatique a tendance à considérer que la violence contre le monde naturel est en quelque sorte distincte de la violence contre l’humanité. Il s’agit d’un réductionnisme climatique, car il considère la crise comme la perte de la vie naturelle en elle-même, plutôt que comme une crise résultant de la perte du tissu socio-écologique qui soutient la vie humaine et non-humaine, en Palestine et ailleurs, et qui équivaut à la fois à un écocide et à un génocide.
Que doit modifier le mouvement climatique dans sa stratégie ? Tout d’abord, il doit abandonner totalement les approches réductionnistes de la crise écologique qui la réduisent aux questions des émissions de carbone et des impacts sur le monde naturel.
Le réductionnisme climatique se manifeste souvent par la hiérarchisation des luttes urgentes, avec le changement climatique en tête. Non seulement cette approche sépare la crise écologique de ses moteurs politico-historiques, mais elle suggère également que les événements météorologiques extrêmes provoqués par le changement climatique seront ressentis uniquement d’un point de vue environnemental, sans lien avec les stratifications de genre, de race et de classe ou avec la façon dont les effets du changement climatique seront exploités par les groupes d’extrême-droite pour se victimiser et mettre en œuvre de nouvelles formes de violence sur des groupes déjà marginalisés (Seymour, 2024).
Trop souvent, les organisations de « justice climatique » ne s’identifient qu’à une niche restreinte de luttes liées à des questions en rapport avec le monde naturel. La fausse distinction faite entre la « nature » et les « gens » est une continuation de l’environnementalisme colonial et colonisateur, dans lequel les gens et les natures indésirables sont soumis et assujettis à des fins d’embellissement, de loisirs et – en fin de compte – d’activité économique. Comme l’écrit le conservationniste Fiore Longo, dans cette approche, la « nature » est considérée comme séparée des sociétés humaines vitales et diverses qu’elle a produites et qui ont continué à la protéger depuis des temps immémoriaux (Longo, 2023).
L’intérêt croissant pour les programmes de plantation d’arbres à grande échelle, censés répondre à la perte d’habitat, augmenter la séquestration du carbone ou protéger les sols, est un exemple de réductionnisme climatique qui sépare la protection ou la restauration d’un environnement abstrait de l’homme et des conséquences violentes qui en découlent.
Dans certains cas, la plantation d’arbres s’inscrit parfaitement à l’intersection des résultats écocides et génocides de l’éco-apartheid. L’utilisation des « arbres comme soldats » pour faciliter le nettoyage ethnique, comme le dit Rania Masri, du North Carolina Environmental Justice Network [NCEJN], lorsqu’elle discute de la plantation d’arbres par Israël en Cisjordanie, en est un exemple.
Elle affirme qu’Israël plante des arbres pour blanchir ses crimes et pour déposséder violemment les Palestiniens de leurs terres ancestrales en se présentant comme un sauveur « vert », alors même que les plantations d’arbres de même espèce qu’il crée alimentent les incendies de forêt provoqués par le climat. Par exemple, depuis des décennies, les initiatives du Fonds national juif (FNJ) consistent à planter des arbres dans des villages palestiniens dépeuplés et à utiliser les arbres comme une arme pour annexer et enfermer davantage de terres en Cisjordanie et dans le Naqab.
Cette campagne de boisement criminalise les résidents palestiniens et leurs diverses écologies de caroubiers, d’oliviers et de fruits, en les remplaçant par des pins européens exotiques qui exigent beaucoup d’eau souterraine, augmentent l’acidité du sol (rendant impossible toute autre culture), immobilisent et protègent le territoire contre le retour de ses communautés dépossédées.
En effet, le président du JNF de 2020 à 2022, Avraham Duvdevani, a explicitement déclaré que l’objectif du JNF avec la plantation d’arbres est de « s’emparer des espaces ouverts près des colonies bédouines par le biais du boisement, conçu pour bloquer la prise de contrôle des terres ». Comme le souligne Rania : « Le modèle écologique même du projet sioniste est basé sur l’homogénéité, aussi bien pour le même arbre que pour leur modèle d’État et de politique : une politique, une nation et nous effacerons toutes les autres ».
Pour Nadya Tannous, codirectrice d’Honour the Earth et dirigeante du mouvement de la jeunesse palestinienne, la réponse consiste à « ne pas rejeter les mouvements écologistes », qui ont souvent constitué une force progressiste puissante en Occident et un point d’entrée pour les jeunes ayant des sentiments anti-establishment.
Nadya affirme que si nous ne parvenons pas à pousser le mouvement climatique à adopter des courants plus anti-impérialistes et internationalistes, nous risquons de le laisser à des institutions idéologiquement libérales qui l’utiliseront pour renforcer leur normalisation du statu quo, y compris par le biais d’effets sur la psyché et la conscience des jeunes.
L’approche de l’environnementalisme dominant en matière de politique progressiste ne fait qu’étendre la diversité de l’ordre écocide et génocidaire et en accroître l’acceptation, au lieu de faire quelque chose pour le changer.
Lorsque la prétention morale de se soucier des gens et de l’écologie est affichée publiquement, tout en doublant la violence du complexe militaro-industriel, une forme particulièrement sournoise et trompeuse de fascisme émerge, qui ne diffère du fascisme pur et dur que par le fait qu’il n’annonce pas ouvertement et explicitement sa rhétorique raciste, misogyne et violente.
Il est donc primordial de présenter un cadre libéral fort qui puisse couper court aux mythes de l’environnementalisme libéral et du réductionnisme climatique.
Alors que les discours dominants continuent d’insister sur l’isolement des questions climatiques et sur l’exceptionnalisation de la crise climatique en la qualifiant d’horreur singulière, nous devons insister sur le fait que la dimension écologique a toujours été un élément constitutif des mouvements de libération nationale et que l’anti-impérialisme doit être la boussole qui guide notre lutte.
La fin du système capitaliste impérialiste nous apportera la justice et cela inclut la justice foncière et une transition vers des formes de vie plus écologiquement durables dans les limites de la planète.
Sur ce point, Nadya Tannous, de Honour the Earth, est un exemple des écologistes de gauche qui condamnent l’extractivisme de Morales en Bolivie, sans tenir compte des besoins internes du pays en matière de développement, ni de la protection de leur projet national socialiste face à l’impérialisme militaire et économique des États-Unis.
Tannous souligne que « la libération nationale des nations du Sud doit être l’étoile polaire » de nos mouvements actuels. Cela n’implique pas de défendre l’État-nation, mais plutôt de défendre la libération de l’extraction coloniale, de l’oppression et de la violence, en tant que première étape vers la construction d’un monde dans lequel plusieurs mondes s’intègrent.
Il est également du devoir des mouvements sociaux du noyau impérial, parmi lesquels le mouvement palestinien, de comprendre que leur propre combat constitue une résistance écologique et n’est qu’un des fils de la tapisserie de la liberté et de la libération de l’écocide et du génocide.
Il ne s’agit pas de réinventer la roue. L’anti-impérialisme écologique est une tradition riche et génératrice que nous devons mettre au premier plan de nos mouvements et dont nous devons nous inspirer pour mettre en évidence les limites et les contradictions de l’environnementalisme libéral.
Par exemple, Thomas Sankara, le dirigeant révolutionnaire du Burkina Faso dans les années 1980, assassiné lors d’un coup d’État soutenu par l’étranger, était un champion de l’écologie politique. Au cours de ses quatre années au pouvoir, il a mis en place un programme de développement féministe et socialiste qui a libéré des millions de personnes de l’analphabétisme, des coutumes patriarcales et du sous-développement médical.
Dans un discours passionné prononcé lors de la première conférence internationale Silva sur les arbres et les forêts à Paris en 1986, Sankara a situé les racines de la crise écologique dans l’impérialisme, en déclarant : « La lutte pour la défense des arbres et des forêts est avant tout une lutte contre l’impérialisme. Car l’impérialisme est le pyromane qui met le feu à nos forêts et à nos savanes ». Contrairement à la plantation d’arbres dans le but de déposséder d’autres personnes de leurs terres ou de compenser les émissions de carbone qui ont lieu ailleurs, les projets de plantation d’arbres de Sankara visaient à protéger la terre contre l’impérialisme et le capitalisme racial, en appliquant la connaissance culturelle incarnée du territoire concerné.
Il existe d’autres exemples d’écologies de libération. L’un d’eux est la pratique du marronnage des esclaves autrefois captifs dans les plantations coloniales, qui cultivaient des aliments et soutenaient leurs communautés en s’appuyant sur les relations intimes qu’ils entretenaient avec la terre (Stennett, 2020).
Un autre exemple est la guérilla, qui est un pilier de nombreuses guerres de libération anticoloniales. Dans la guérilla, l’autochtone se bat sur un terrain écologique, utilisant sa connaissance du territoire pour déjouer le colon, qui n’est capable d’appréhender la terre que comme un autre substrat objectivé à gérer, à manipuler ou à conquérir.
En Palestine, la constance collective consiste à maintenir le lien avec la terre, non seulement pour des raisons sentimentales, mais aussi pour affirmer sa présence ou son existence (wujud) sur la terre, comme une forme de résistance en soi (Taher, 2024). Même dans le ventre de l’empire, la création d’économies sociales et solidaires qui échappent au contrôle du marché et de l’État offre de nouvelles possibilités de création d’environnement.
Dans tous ces cas, la pratique de la liberté collectivement et en dehors des systèmes d’oppression coloniaux et impérialistes génère de nouvelles relations écologiques qui reconstituent et restaurent les conditions de la vie.
Alors que les actes de résistance collective peuvent générer des écologies alternatives qui peuvent libérer l’humanité et nos relations non-humaines de la violence des solutions de « durabilité » qui nous sont vendues, une politique anti-impérialiste doit également exiger la renaissance d’un mouvement anti-guerre uni.
L’impérialisme n’est rien sans le militarisme, comme l’a théorisé le regretté marxiste arabe Samir Amin (2017), qui a déclaré que l’impérialisme marchait sur deux jambes : économique (par le biais d’une politique néolibérale mondialisée qui est imposée aux pays du monde) et politique (y compris les interventions militaires contre ceux qui résistent).
De même, le complexe militaro-industriel est l’un des plus grands émetteurs, pollueurs et moteurs du changement climatique – une industrie gaspilleuse qui ne produit aucune valeur par rapport à la vie humaine. Le Pentagone est l’institution qui émet le plus de carbone au monde, responsable de plus d’émissions annuelles que la plupart des pays (Crawford, 2022).
Ali Kadri souligne que la guerre n’est pas un produit secondaire involontaire du capitalisme ; au contraire, le gaspillage et la destruction produits par la guerre stimulent l’économie capitaliste, et de même, la dégradation de l’environnement est le « fruit structurel » de l’impérialisme capitaliste (Kadri, 2023).
L’empire américain a besoin d’un état de guerre constant pour se reproduire et imposer ses intérêts aux populations du Sud. Ainsi, le complexe militaro-industriel n’a tout simplement pas sa place dans un avenir débarrassé de l’éco-apartheid. Comprendre cela est d’une importance cruciale dans le contexte de l’effondrement climatique et écologique, car la transition verte capitaliste est également une guerre d’extraction.
Cela est vrai non seulement dans le Sud, mais aussi dans le Nord, où des zones sacrifiées à l’extraction du lithium sont créées dans des régions où vivent des populations indigènes et racialisées.
Parallèlement, nous ajouterons que l’un des plus grands risques écologiques survient lorsque les personnes racisées et indigènes se rangent du côté de l’oppresseur pour devenir les ambassadeurs de l’imaginaire colonisateur euro-américain, et se soumettent aux idéologies culturelles dominantes de l’individualisme, de la méritocratie et d’une attitude nihiliste à l’égard de la transformation sociale.
La suprématie blanche, nécessaire à la mise en place de l’éco-apartheid planétaire, est de plus en plus représentée par des visages multiculturels divers. Ceux qui participent à ce processus jettent les membres de leur propre communauté sous le bus pour « réussir » et se faire bien voir des Blancs.
Leurs actions enhardissent également le centre-droit et l’extrême-droite, en amenant dans leurs rangs de nouveaux visages, précipitant ainsi une plongée toujours plus rapide dans l’abîme. Pour freiner cette évolution, il faut un mouvement anti-guerre anti-impérialiste qui tire parti de la diversité culturelle pour renforcer l’humanité contre les ravages écocides et génocides du capitalisme racial.
À ce stade, face à la catastrophe imminente, la « pensée écologique » ne peut pas se permettre d’impliquer moins que cela.
Même si des panneaux solaires et des éoliennes sont érigés à une échelle sans précédent, il sera probablement trop tard pour arrêter les catastrophes qui seront déclenchées par un changement climatique galopant. Comme l’a montré la pandémie de Covid, les crises seront toujours vécues à travers les processus sociaux qui concentrent les dommages sur les populations pauvres et autochtones, qui ont désespérément besoin d’une justice réparatrice, plutôt que d’être une fois de plus considérées comme des boucs émissaires et des dommages collatéraux.
Comme l’affirme l’universitaire Potawatomi Kyle Powys Whyte, le changement climatique ne fait qu’intensifier les effets du colonialisme, en étendant sa violence à de nouvelles populations à travers la planète (Whyte, 2020). Si l’on ne s’attaque pas au pouvoir colonial, on ne pourra jamais s’attaquer au changement climatique.
Cela mérite d’être répété et concerne directement l’anéantissement de Gaza, qui est soutenu par les mêmes gouvernements qui sont chargés de lutter contre le changement climatique et qui continuent de proposer des solutions « vertes » qui remplissent les poches des compagnies pétrolières et des grandes entreprises technologiques, qui financent les livraisons d’armes à l’entité sioniste.
Si les bombardements constants, les attaques au phosphore blanc, l’effacement culturel et la destruction de Gaza, finement ciblée par l’IA, sont les « miroirs » d’un avenir immédiat ancré dans l’éco-apartheid, la libération de la Palestine est l’étoile polaire qui permet d’imaginer des modes de vie écologiques réparateurs.
Pourquoi ? Tout d’abord, l’appel à « libérer la Palestine » réaffirme l’humanité des milliards de personnes engagées dans la résistance, non seulement en Palestine, au Liban et au Yémen, mais aussi ailleurs dans le Sud global, dont les vies comptent, en tant qu’êtres humains réels avec des valeurs et des rêves, des imaginations, des peurs, des joies et des défauts – à l’égal de n’importe qui en Europe occidentale, en Amérique du Nord, en Israël, en Australie, et dans le reste du monde occidental.
Faire en sorte que cette énorme part de la population mondiale soit à nouveau considérée comme humaine et respectée comme telle est une exigence minimale pour instaurer un monde juste et vivable.
Les paroles et surtout les (in)actions de ceux qui ont encore besoin d’être convaincus de cette vérité fondamentale de notre humanité, et qui continuent à privilégier certaines vies humaines par rapport à d’autres, seront à jamais anti-écologiques, quelle que soit la nature de leur analyse du climat. Ce n’est qu’en mettant fin à la déshumanisation des personnes et à leur soumission à des décennies de répression et de violence manifeste que les relations écologiques de réciprocité et de respect pourront être rétablies, entretenues et développées.
Alors que la montée des solidarités entre les mouvements qui placent la libération de la Palestine au cœur et à l’âme de leurs efforts ne fait que commencer, il s’agit d’une première étape cruciale et absolument nécessaire pour empêcher un avenir d’éco-apartheid.
Malgré les tentatives d’ignorer ses recommandations, le procès intenté par l’Afrique du Sud contre Israël devant la CIJ a provoqué une onde de choc dans le monde entier, forgeant des solidarités globales entre les classes ouvrières et les efforts populaires dans des endroits parfois inattendus, et au-delà du fossé Nord/Sud.
Ces solidarités incluent les dockers en Belgique, en Italie, en Grèce et en Inde qui refusent d’expédier des armes à Israël ; les consommateurs en Malaisie et en Indonésie qui s’engagent dans des boycotts qui ont causé des pertes financières importantes pour les entreprises occidentales ayant des liens avec Israël ; et les étudiants sur les campus universitaires à travers le monde qui refusent de céder un pouce dans leurs efforts pour exposer l’hypocrisie de leurs institutions jusqu’à ce que leurs demandes soient satisfaites.
Au-delà de ces fronts, notre défi consiste à relier les luttes des travailleurs brutalisés à travers le monde à la résistance du peuple palestinien contre des systèmes communs qui méprisent la vie partout. Notre défi consiste à organiser les travailleurs de tous les secteurs pour qu’ils se mettent en grève pour la Palestine, afin d’empêcher que de nouvelles livraisons d’armes et d’argent durement gagné par les contribuables ne servent à assassiner des innocents.
C’est cette écologie de la résistance qui libérera les travailleurs du monde entier.
Comme tous les indigènes qui souffrent aux mains des oppresseurs, le peuple palestinien et tous les peuples colonisés continueront à résister à la démolition de leurs maisons, à l’occupation de leurs terres, au détournement des rivières, à l’empoisonnement des sols, à l’assassinat de leurs proches non humains, à l’effacement de leur culture, à la destruction de leur patrimoine culturel, à la destruction de leurs biens et à l’exploitation de leurs communautés.
Il s’agit là d’une vérité existentielle : il y a quelque chose de profondément ancré dans l’esprit humain qui refuse d’être dominé perpétuellement. Faire face à la réalité de nos conditions apocalyptiques ne signifie pas que nous avons perdu : au contraire, cela nous donne la vision dont nous avons besoin pour riposter.
Ne vous y trompez pas : la résistance à l’impérialisme et à son mandataire sioniste représente la force écologique la plus puissante de notre époque. Construire un mouvement de masse anti-guerre, anti-impérialiste et écologique est notre devoir, afin d’étendre la résistance des Palestiniens à tous les coins du monde.
Le colonisateur croit qu’avec suffisamment de brutalité, il peut nous enfermer dans une répression infinie, mais la justice arrive toujours : pas par hasard, mais grâce à la résistance inévitable et acharnée des peuples qui luttent contre les génocides et pour la dignité de tous les habitants de la planète.
La libération de la Palestine représente le pivot de notre survie collective face à l’effondrement écologique, elle fait jaillir une lumière vive du trou noir de l’avenir éco-apartheid qui se profile.
Note :
* L’expression anglaise qui se traduit par s’enrichir, se remplir les poches, est « to make a killing » faire une tuerie.
* Asmaa Ashraf travaille dans le domaine de l'énergie communautaire et est écrivain et chercheuse en écologie politique. Elle est également une organisatrice basée à Londres au sein des mouvements pour la Palestine et le climat. * Vijay Kolinjivadi est professeur de développement économique communautaire. Il est également écrivain et chercheur en écologie politique et en économie écologique. Il est basé à Tio'tià:ke (ou Montréal).Auteur : Asmaa Ashraf
Auteur : Vijay Kolinjivadi
17 novembre 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine
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