Par Ilan Pappe
Il existe un pays qui se nomme « la Palestine », et il est appelé ainsi depuis de nombreux siècles.
Les Romains utilisaient déjà une variante de ce nom, tout comme les Byzantins, qui les ont remplacés, et l’empire islamique qui, au VIIe siècle, s’est emparé de la Palestine et a utilisé le terme « Jund Filastin » pour nommer le district qui constitue aujourd’hui la Palestine.
À partir du XVIe siècle, les Occidentaux et les habitants des mondes arabe et musulman ont désigné cette terre sous le nom de Palestine. Ainsi, il existe une histoire séculaire d’un lieu géographique nommé Palestine, où différentes structures politiques sont apparues au fil des ans.
Les personnes qui y vivaient, qu’elles soient chrétiennes, juives ou musulmanes, étaient des Palestiniens. Les personnes de confession juive constituaient la plupart du temps environ 1 % de la population et ont ensuite atteint environ 10 % ; mais lorsque le sionisme est apparu, la plupart d’entre elles n’ont pas adhéré à cette idéologie.
À l’ère moderne du nationalisme, qui est a touché le Moyen-Orient au début du XIXe siècle, le nouveau mouvement national souhaitait initialement créer un État panarabe en Méditerranée orientale, puis un État pan-syrien. Mais dans tous les cas, les deux mouvements nationaux ont reconnu la Palestine comme faisant partie de ces projets.
Au cours des dernières années de l’Empire ottoman, Istanbul a tenté de réorganiser ses districts de manière à mieux correspondre plus précisément aux identités ethniques, religieuses, culturelles et sectaires.
Bien que la Palestine ottomane tardive ait été composée de trois districts de ce type, le principal, le district de Jérusalem, incluait la majeure partie de la Palestine en reconnaissance d’une identité palestinienne unique. Il n’est pas surprenant que le journal Falastin soit apparu à Jaffa en 1911.
Lorsque les universitaires, les médias et les élites politiques occidentaux font référence à la « Palestine », ils désignent la Cisjordanie et la bande de Gaza. Lorsqu’ils font référence aux Palestiniens, ils désignent ceux qui vivent en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Il s’agit d’une distorsion non seulement d’un point de vue moral ou politique, mais aussi d’un point de vue historique et scientifique.
Tout au long du XIXe siècle, les habitants de la Palestine avaient leur propre dialecte, le tissu de coexistence particulier d’une société composée de plus d’une religion, et une relation complexe entre propriétaires et locataires qui était bien plus juste que le système féodal européen.
La Palestine jouissait également d’une vie urbaine florissante, conduite par une élite moderne instruite, qui devenait de plus en plus nationale au fil des ans. En Méditerranée orientale, on disait que les livres étaient « écrits au Caire, imprimés à Beyrouth, mais lus à Jaffa ».
L’érudition et le système éducatif du pays étaient très développés, bien qu’il ait fallu plus de temps pour qu’il devienne un système moderne en termes d’éducation et d’alphabétisation des femmes.
Même lorsque les puissances coloniales ont divisé le monde arabe oriental en États-nations dans le cadre de leur objectif de division et de domination, après la Première Guerre mondiale, elles ont reconnu la Palestine dans ces arrangements comme un espace géopolitique bien défini.
Dans un acte célèbre qui constitue l’une des plus grandes injustices historiques, la Grande-Bretagne – qui s’était vu confier le rôle responsable de puissance mandataire sur la Palestine, à savoir l’aider à atteindre l’autodétermination, l’indépendance et la modernisation, comme elle ena avit eu le mandat pour l’Irak et pour l’Égypte – a trahi cet engagement en insérant dans la charte du mandat la tristement célèbre déclaration Balfour.
Lorsque cette déclaration a été faite en novembre 1917, ce n’était pas un document très important. Il s’agissait d’une lettre envoyée par le ministre britannique des affaires étrangères au chef informel de la communauté anglo-juive, Lord Rothschild, promettant la construction d’une patrie pour les Juifs en Palestine.
A l’époque, les Anglo-juifs la soutenaient comme une solution pour les Juifs d’Europe de l’Est, et non pour tous les Juifs du monde ; leurs dirigeants ne rêvaient pas de quitter la Grande-Bretagne pour la Palestine, d’abandonner leur citoyenneté britannique ou de renier leur nationalité anglaise.
Il est devenu un document important lorsqu’il a été intégré à la charte mandataire en 1922 et a guidé la politique britannique sur le terrain.
Si la Grande-Bretagne, pendant la durée de son mandat (1918 à 1948), n’a pas permis aux Palestiniens de construire la Palestine qu’ils méritaient (elle insistait sur le fait qu’il n’y avait pas de Palestiniens, mais seulement des musulmans et des chrétiens), elle a aidé le mouvement sioniste à construire un État dans l’État.
Par exemple, contrairement aux Palestiniens, les sionistes ont été autorisés à ouvrir une université, à avoir un système d’éducation nationaliste, à construire une armée et à prendre en charge l’économie et le marché du travail.
Les autorités du Mandat ont également fermé les yeux sur les premiers projets de nettoyage ethnique des villageois palestiniens qui ont débuté au milieu des années 1920.
Et pourtant, les Palestiniens n’ont pas capitulé pendant la période mandataire, mais se sont battus pour une Palestine pour les Palestiniens, comme l’ont fait les Syriens, les Irakiens et les Égyptiens. Le grand moment a été la toute première Intifada de l’histoire moderne de la Palestine, qui a éclaté en 1936.
La Grande-Bretagne a utilisé la force brutale, l’aviation et un grand nombre de troupes (assistées par des groupes paramilitaires sionistes) pour réprimer la révolte, et il leur a fallu trois ans pour y parvenir.
Au final, ils ont tué, blessé, exilé et arrêté l’élite palestinienne qui aurait pu aider les Palestiniens en 1948, lorsque les sionistes ont commencé l’opération de nettoyage ethnique, que nous appelons tous la Nakba.
Face à l’aide diplomatique et militaire internationale apportée au mouvement sioniste pendant les années mandataires et pendant la Nakba, les Palestiniens n’ont pas pu faire grand-chose pour leur salut ni pour sauver leur patrie.
Le monde arabe, sous la pression de son opinion publique, est finalement intervenue, mais trop peu et trop tard… Le mouvement sioniste s’est emparé de 78 % de la Palestine et a expulsé par la force la moitié de sa population.
Ce faisant, il a détruit la moitié des villages de Palestine, démoli la majeure partie de son espace urbain et tué des milliers de Palestiniens dans plus de 30 massacres qui ont accompagné l’opération de nettoyage ethnique : un indéniable crime contre l’humanité.
Le monde était indifférent. L’Europe considèrait ces événements comme négligeable par rapport à ce que nombre de ses gouvernements et États ont fait endurer aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis cherchaient des alliés dans la guerre froide naissante ; l’Union soviétique aidait les sionistes, pensant pouvoir les recruter pour soutenir leur camp ; et les Nations unies légitimaient l’idée de l’État juif, alors que tout ce qu’elles peuvaient offrir aux Palestiniens était de se contenter de la moitié de leur patrie – ce que les Palestiniens avaient rejeté à juste titre avant la Nakba.
Après la Nakba, le monde a tenté de persuader les Palestiniens d’abandonner définitivement tout espoir d’autodétermination et d’indépendance en Palestine.
Heureusement, les pays dits du Sud ont ensuite changé d’avis sur la Palestine, tout comme la gauche en Occident, et d’autres sections de la société civile ont suivi.
La nouvelle lutte de libération de la Palestine, relancée au milieu des années 1960, était considérée par beaucoup comme une lutte anticoloniale légitime.
Cette lutte avait pour objectif de libérer la Palestine historique, et non une petite partie de la Palestine, et tous les Palestiniens, et non seulement une petite partie des Palestiniens.
C’est pourquoi le droit au retour des réfugiés était un élément important de son programme ; un droit qui avait déjà été reconnu par les Nations unies en 1948.
Israël et l’Occident ont réussi à faire passer cette lutte juste et anticoloniale pour du pur terrorisme. Et sous ce parapluie, en 1982, le mouvement de libération a subi sa plus grande défaite depuis la Nakba avec l’invasion israélienne du Liban et le déplacement de l’OLP à Tunis.
Mais les Palestiniens n’ont pas cédé. Et même après un autre revers, d’une autre nature mais assez désastreux, les accords d’Oslo de 1993, la plupart des Palestiniens considèrent toujours la Palestine comme la Palestine historique (c’est-à-dire non seulement la Cisjordanie et la bande de Gaza).
L’OLP a accepté en 1993 de concéder 78 % de la Palestine dans l’espoir qu’au moins les 22 % restants deviennent un véritable État palestinien souverain – une vision qu’Israël n’aurait pas acceptée à l’époque et qu’il n’a jamais voulu envisager pour l’avenir.
Le résultat est visible jusqu’à aujourd’hui. L’Autorité palestinienne administre moins de 20 % de la Cisjordanie et les dissensions avec le Hamas dans la bande de Gaza ont conduit à la création d’une autre enclave dans cette région (la bande constitue 2 % de la Palestine historique).
C’est le moment de rappeler que jusqu’en 1948, il n’y avait ni Cisjordanie ni bande de Gaza. C’était toute la Palestine, et malgré tout ce qui s’est passé depuis, pour la plupart des Palestiniens, Haïfa, Jaffa et le Naqab (Néguev) font toujours partie de la Palestine.
Si vous interrogez des réfugiés internes à Israël ou à des habitants de camps de réfugiés, où qu’ils se trouvent, ils vous diront d’où ils venaient en Palestine, eux, leurs parents, ou maintenant déjà leurs grands-parents.
La Palestine historique existe toujours, même dans les manuels scolaires de l’Autorité palestinienne et dans la nouvelle discipline académique émergente et passionnante qu’est l’étude de la Palestine, qui compte désormais dix centres dans le monde, dans les universités les plus respectées.
Elle est apparue dans des films, des pièces de théâtre et des chansons et reste à jamais dans la mémoire et l’imagination des Palestiniens et de tous ceux qui les soutiennent sincèrement.
Le maillot du Club Palestino de Santiago du Chili montrera toujours un contour de la Palestine historique, pour chaque chiffre 1. Et cet emblème existe sous forme de pendentif au cou de nombreuses femmes et hommes palestiniens, ainsi que sur des photos, des tapisseries et des broderies exposées dans leurs maisons.
La Palestine est mentionnée dans trois hymnes nationaux : Mawtini, Fidai, et Biladi.
Pourtant, l’ensemble de la Palestine historique est sous domination israélienne directe et indirecte. La solution à deux États est morte, et la lutte de libération est maintenant, comme elle l’a toujours été, une lutte pour décoloniser la Palestine historique et en faire un lieu libre pour tous ceux qui y vivent et y vivaient.
Une fois cet objectif atteint, la Palestine historique deviendra la Palestine de l’avenir.
Auteur : Ilan Pappe
* Ilan Pappé est professeur à l'université d'Exeter. Il était auparavant maître de conférences en sciences politiques à l'université de Haïfa. Il est l'auteur de Le nettoyage ethnique de la Palestine, The Modern Middle East, A History of Modern Palestine : One Land, Two Peoples, et Ten Myths about Israel. Pappé est décrit comme l'un des "nouveaux historiens" d'Israël qui, depuis la publication de documents déclassifiés par les gouvernements britannique et israélien au début des années 1980, ont réécrit l'histoire de la création d'Israël en 1948.Ses comptes Facebook et Twitter.
Janvier 2023 – This Week in Palestine – Traduction : Chronique de Palestine