Par Bilal Irfan
Ce que j’ai vu en Palestine m’a convaincu que voter pour Kamala Harris n’était pas une bonne chose pour le peuple palestinien ni pour le peuple américain.
Au début de cette année, alors que le génocide se prolongeait à Gaza, je me suis porté volontaire auprès de diverses organisations médicales qui aident les Palestiniens. J’ai effectué une mission en Cisjordanie occupée et j’ai soutenu, à distance, des professionnels de la santé de Gaza.
J’ai enseigné et encadré des enfants palestiniens, soutenu des groupes fournissant des soins médicaux à des patients pédiatriques et gériatriques atteints de cancer, de maladies chroniques et de démence, et dirigé des groupes de recherche sur les types de maladies et de blessures qu’on trouvait à Gaza et en Cisjordanie.
Ce que j’écris ci-dessous est basé uniquement sur mes opinions et mes expériences et ne reflète pas la position des organisations auxquelles j’ai participé.
Mon travail en Palestine et avec les Palestiniens a profondément influencé ma vision de la politique intérieure américaine et mon vote aux élections présidentielles du 5 novembre 2024.
S’il y a une chose à retenir de mon travail et de ma récente mission en Palestine cet été, c’est que les crimes israéliens dont on a connaissance ne représentent qu’une petite fraction de ce qui se passe réellement.
Beaucoup ne sont pas documentés parce que les appareils photo et les téléphones sont confisqués ou détruits, ou parce que les victimes craignent de s’exprimer par peur des représailles individuelles ou collectives.
Il est vraiment impossible de concevoir l’ampleur de la violence institutionnelle et physique imposée quotidiennement à cette population, ainsi que l’ingéniosité des crimes commis à son encontre.
La vie des Palestiniens est perturbée et limitée par les centaines de points de contrôle permanents et temporaires qui parsèment la Cisjordanie occupée. Les soldats peuvent empêcher les habitants d’aller à l’école ou au travail, les camions de marchandises, y compris les denrées périssables, d’arriver à destination et les personnes qui ont besoin d’une aide médicale urgente d’arriver à temps à l’hôpital.
L’économie palestinienne dépend entièrement des autorités israéliennes dont les décisions entraînent souvent la fermeture ou la faillite des entreprises palestiniennes.
Les soldats israéliens font régulièrement des incursions dans les villes et villages palestiniens de Cisjordanie occupée, pénétrant de force dans les maisons, arrêtant les Palestiniens et tuant parfois des civils.
En outre, les maisons, les terres et les autres biens des Palestiniens sont attaqués, détruits et volés par des colons juifs protégés par l’armée israélienne.
La violence à l’encontre des enfants est également un phénomène quotidien. Les troupes israéliennes ont pris pour cible des enfants palestiniens lors de leurs assauts réguliers en Cisjordanie occupée, tuant 165 d’entre eux au cours de l’année écoulée.
Nombre d’entre eux sont également détenus et victimes d’abus, notamment sexuels, de la part de soldats israéliens ou du personnel des centres de détention.
Les enfants palestiniens que j’ai rencontrés m’ont raconté que des soldats israéliens éteignaient leurs cigarettes sur leurs bras, leurs joues et d’autres parties de leur corps.
À Gaza, les horreurs sont encore plus indicibles. Le bilan officiel actuel de plus de 43 000 morts ne reflète en rien l’ampleur réelle des souffrances et des pertes humaines.
Ce chiffre ne rend pas compte des décès ni des blessures ou des maladies qui affectent la vie des Palestiniens en raison des restrictions imposées par Israël sur la nourriture, les fournitures médicales de base comme le matériel stérile et les antibiotiques, ainsi que les médicaments nécessaires pour les maladies chroniques.
Les femmes enceintes et les bébés sont également condamnés à mort à cause de la malnutrition et de la contamination. Cette forme d’assassinat des bébés à naître et de leurs mères constitue un crime de génocide.
Du fait de la déshumanisation totale des Palestiniens par Israël, mais aussi par ses alliés politiques et par les médias américains, la plupart des Américains ne se sentent pas concernés par ce qui se passe à Gaza et dans l’ensemble de la Palestine.
Mais la vérité est que les Américains sont également victimes de la campagne génocidaire israélienne soutenue par les États-Unis.
Ne parlons plus de « génocide israélien » mais de « génocide israélo-US » !
Des dizaines d’Américains d’origine palestinienne ont été tués à Gaza et en Cisjordanie. Les autorités israéliennes ont harcelé, arrêté arbitrairement et battu des Américains, et ont régulièrement refusé le passage à des missions médicales américaines à Gaza et en Cisjordanie.
Même des Américains n’ayant pas d’antécédents palestiniens ont été harcelés (moi y compris), ciblés et tués. Plus récemment, Ayşenur Ezgi Eygi, 26 ans, a été abattue par un tireur d’élite israélien près de Beita, à Naplouse.
En Cisjordanie, j’ai vu des soldats israéliens crier sur des Américains et d’autres ressortissants étrangers, frotter leur passeport contre leurs parties génitales avant de le leur jeter au visage, et leur refuser le passage aux check points.
Un jour, alors que j’attendais de passer un poste de contrôle, j’ai engagé la conversation avec un soldat israélien, qui m’a dit avoir participé à des exercices conjoints avec un service de police de l’Ohio, au cours desquels lui et ses collègues soldats ont enseigné le contrôle des populations et les procédures des check points de l’occupation militaire aux officiers de police américains.
J’ai été choqué d’entendre cela, mais cela m’a rappelé que ce ne sont pas seulement les États-Unis qui exportent des technologies de violence et de mort vers Israël, mais aussi l’inverse.
La violence policière aux États-Unis, qui touche de manière disproportionnée les communautés marginalisées, se nourrit de l’expérience israélienne de l’asservissement colonial du peuple palestinien.
En effet, l’échange de connaissances, d’idées, d’armes et de renseignements soutient la domination de la structure impériale américaine et l’exercice de la suprématie raciale, culturelle, économique et militaire aux États-Unis, en Israël et ailleurs dans le monde.
Les Palestiniens sont parfaitement conscients de cette symbiose et considèrent que les États-Unis sont partenaires à égalité avec Israël dans l’oppression coloniale qu’ils subissent.
Un médecin américain m’a raconté comment une patiente de Gaza était devenue hystérique en voyant le drapeau américain sur sa blouse ; sa famille a dû la tenir pour qu’il puisse l’opérer sans anesthésie.
Il est temps que les Américains se rendent compte que le soutien inconditionnel des États-Unis à Israël n’a pas pour seule conséquence le génocide des Palestiniens, il fait aussi beaucoup de tort à la population américaine.
L’administration Joe Biden-Kamala Harris s’est efforcée de contrecarrer l’opposition au génocide dans le pays, en diabolisant le mouvement pro-palestinien et en ignorant l’horrible escalade de crimes haineux contre les Américains arabes et musulmans.
Par ses actions contre les tribunaux internationaux et l’ONU, en plus de la coercition exercée sur d’autres États, le gouvernement fragilise l’ordre juridique international, ce qui menace de vider de sa substance le concept des droits de l’homme.
Son soutien à la brutalité raciste et coloniale et aux crimes contre l’humanité normalise ces atrocités et encouragera inévitablement la violence contre les minorités et les groupes vulnérables ici aux États-Unis.
J’ai soutenu et encouragé le vote « sans engagement » aux primaires démocrates, dans l’espoir de pousser l’administration actuelle à changer de cap sur Israël.
Mais le président et le vice-président des États-Unis ont ignoré le message que des centaines de milliers de leurs électeurs leur ont envoyé au début de l’année. En tant que nouvelle candidate démocrate, Harris a clairement revendiqué son engagement inébranlable en faveur d’Israël.
Elle a laissé les médias et les politiques ridiculiser les électeurs et les membres du parti démocrate qui tentaient de sensibiliser le public à la question de Gaza… a fait taire les manifestants contre le génocide lors de rassemblements et a fait expulser les démocrates musulmans de ses manifestations.
Lors d’une réunion publique en octobre, Harris a déclaré qu’il y avait des gens qui se préoccupaient de « cette question », mais aussi de « faire baisser le prix des produits alimentaires ». Je fais partie de ceux qui s’inquiètent beaucoup plus de la disparition programmé de toute vie palestinienne à Gaza que du prix de la nourriture aux États-Unis.
Le 5 novembre, je voterai contre le génocide, et je le ferai pour le peuple palestinien, mais aussi pour mes concitoyens américains. Je le ferai parce que je les aime et que je me soucie de leur sort.
Auteur : Bilal Irfan
* Bilal Irfan est étudiant en bioéthique à la Harvard Medical School et mène des recherches au Brigham & Women's Hospital et à l'Université du Michigan. Ses travaux portent sur les conflits et la santé, l'épidémiologie, les soins respectueux de la culture, les soins liés à la maladie d'Alzheimer et à la démence, les maladies infectieuses, les traumatismes orthopédiques, la santé du sommeil et l'intersection entre la politique, la technologie innovante et la prestation de soins de santé. Irfan collabore avec des étudiants en médecine et des médecins palestiniens à Jérusalem-Est, en Cisjordanie et à Gaza pour documenter la crise actuelle des soins de santé, avec un article récemment publié dans The Lancet intitulé « Will there be a future for newborns in Gaza ? ».
4 november 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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