Le grand rabbin britannique contribue à attiser l’antisémitisme

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Le rabbin Mirvis en compagnie de Boris Johnson, ou "comment le sionisme vole au secours de l'extrême-droite partout dans le monde" - Photo : Twitter

Par Jonathan Cook

Le grand rabbin Ephraim Mirvis n’a pas seulement déformé les faits avérés sur le parti travailliste et sa prétendue crise antisémite. Il ne s’est pas seulement immiscé ouvertement de manière politiquement partisane, dans la campagne électorale des élections du 12 décembre en laissant entendre que Jeremy Corbyn – contre toute évidence – est un antisémite.

En s’exprimant au nom des Juifs britanniques – fausse affirmation qu’il a permis aux médias britanniques de promouvoir – cette ingérence sans précédent dans l’élection du prochain dirigeant du Royaume Uni a pour conséquence que sa communauté juive dans son ensemble est bien moins en sécurité. Mirvis contribue à l’antisémitisme qu’il dit vouloir éradiquer.

L’intervention de Mirvis dans la campagne électorale n’a de sens que s’il croit à l’un de deux scénarios fortement improbables.

Le premier exige que plusieurs choses manifestement fausses soient vraies. Il faut que Corbyn soit un antisémite avéré – et pas seulement du genre qui, de temps en temps ou accidentellement, laisse échapper une expression antisémite, ou qui est susceptible de préjugés involontaires dont la plupart d’entre nous font parfois preuve, y compris (comme nous le verrons) le Rabbin Mirvis.

Non, pour que Mirvis se soit immiscé dans la campagne électorale, il faudrait qu’il croie que Corbyn a l’intention, en tant que premier ministre, d’attiser un antisémitisme généralisé dans la société britannique ou de mettre en œuvre des politiques visant à nuire à la communauté juive. En outre, le grand rabbin devrait croire que Corbyn dirige un parti travailliste qui se livrera délibérément à des discours de haine raciale ou qui restera impassible tandis que Corbyn appliquera des politiques racistes.

Si Mirvis croit vraiment tout cela, je peux lui ouvrir les yeux. Corbyn a consacré toute sa carrière politique à faire campagne contre le racisme, et son militantisme antiraciste en tant que député était particulièrement saillant au sein d’un parti qui a lui-même toujours été à l’avant-garde de la lutte politique contre le racisme.

Marée montante de nationalisme

La deuxième possibilité est que Mirvis ne croit pas vraiment que Corbyn soit un Goebbels en devenir. Mais si tel est le cas, sa décision d’intervenir dans la campagne électorale pour influencer les électeurs britanniques doit être fondée sur une notion tout aussi fantaisiste : l’antisémitisme de droite ou de l’extrême droite en rapide progression ne constitue pas une menace importante.

Car si l’antisémitisme n’est pas un problème à droite – la même droite nationaliste qui a persécuté les Juifs tout au long de l’histoire moderne, culminant dans les atrocités nazies – il est donc possible que Mirvis pense qu’il peut prendre le risque de faire de la politique au nom de la communauté juive sans conséquence grave.

S’il n’y a pas de vague populiste de nationalisme blanc visiblement en train de balayer l’Europe et le monde, du type qui déteste les immigrants et les minorités, alors faire des histoires à propos de Corbyn pourrait sembler logique pour un dirigeant éminent de la communauté juive. Dans ces circonstances, il pourrait sembler utile de bouleverser le débat national pour souligner le fait que Corbyn a autrefois rencontré des hommes politiques du Hamas – tout comme Tony Blair a autrefois rencontré des dirigeants du Sinn Fein – et que le parti de Corbyn a promis dans le dernier manifeste de cesser de vendre des armes à Israël (et à l’Arabie saoudite), de celles qui ont été utilisées pour tuer des enfants à Gaza. Mirvis pourrait croire qu’en portant des coups à Corbyn, il peut aider un parti conservateur soi-disant bienveillant, ou du moins inoffensif, à remporter les élections.

Chief Rabbi Mirvis : «Je suis ravi de féliciter Boris Johnson d’être devenu le prochain chef du Parti conservateur et notre prochain PM. Puisse-t-il être doté de la sagesse nécessaire pour surmonter avec succès les incertitudes politiques auxquelles nous sommes confrontés et apporter la guérison et la prospérité à notre grand pays.”
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Mais s’il se trompe quant à la résurgence d’un nationalisme blanc et le fait qu’il s’insinue de plus en plus dans l’opinion grand public, et tout indique qu’il se tromperait lourdement, si c’est ce qu’il pense, alors saper Corbyn et le parti travailliste est de l’autodestruction de premier ordre.

Cela reviendrait à de l’automutilation non seulement parce qu’attaquer Corbyn renforce inévitablement les chances électorales de Boris « watermelon smiles » [1] Johnson. C’est jouer avec le feu parce que l’intervention flagrante de Mirvis dans la campagne électorale renforce en fait un élément clé du discours antisémite de l’extrême droite qui gagne rapidement du terrain dans le parti conservateur.

Voler au secours des nationalistes blancs

Les nationalistes blancs inondent les réseaux sociaux de mises en garde contre de prétendues conspirations mondiales juives, d’un prétendu contrôle juif des médias, d’une prétendue subversion juive des « droits des blancs ». C’est précisément ce type de pensée qui a guidé la politique européenne il y a un siècle. C’est l’ultra antisémite Arthur Balfour qui a donné son nom à la Déclaration Balfour de 1917 qui visait à en finir avec le « problème juif » du Royaume Uni en encourageant les juifs européens à partir très loin, vers une partie du Moyen-Orient alors appelée Palestine.

C’est, bien sûr, pourquoi les suprématistes blancs d’aujourd’hui adorent Israël, c’est pourquoi ils le considèrent comme un modèle, c’est pourquoi ils s’appellent eux-mêmes « sionistes blancs ». En créant une démocratie tribale, extrêmement fortifiée, avide de terres, belliciste et détentrice de l’arme nucléaire, Israël a fait pour les juifs exactement ce que les nationalistes blancs espèrent refaire pour leurs compatriotes blancs. L’amour des suprématistes blancs pour Israël est intimement lié à leur peur et à leur haine des juifs.

Mirvis a apporté son soutien au discours nationaliste blanc à la fois parce qu’il a porté des accusations contre Corbyn sans offrir de preuves de ce qu’il avançait et parce que ces accusations totalement infondées ont été reprises par l’ensemble des médias.

Il y a de bonnes raisons pour lesquelles la presse écrite détenue par des milliardaires et la BBC dominée par l’Establishment sont ravies d’exploiter les diffamations d’antisémitisme, et cela n’a rien à voir avec une préoccupation pour la sécurité des juifs. Les grands médias ne veulent pas de l’arrivée au pouvoir d’un dirigeant travailliste qui s’apprête à casser la libre entreprise lancée par Margaret Thatcher il y a 40 ans et qui en 2008 a failli nous ruiner, nous les autres.

Mais ce n’est pas ce que ceux qui flirtent avec le nationalisme blanc ou qui l’adoptent vont retirer du refrain médiatique incessant sur les allégations gratuites d’antisémitisme.

L’intervention de Mirvis dans le processus démocratique va les jeter plus rapidement et plus sûrement dans les bras de l’extrême droite. Elle va les persuader une fois de plus que « les juifs » sont un « problème ». Ils vont conclure que – bien que les juifs viennent maintenant en aide à la droite en détruisant Corbyn – une fois le sort de la gauche réglé, ces mêmes juifs vont saboter leur état blanc. Comme Balfour avant eux, ils commenceront à réfléchir à la manière de débarrasser la Grande Bretagne et l’Europe de ces prétendus intrus.

Voilà pourquoi Mirvis a par son ingérence fait preuve d’une extrême irresponsabilité. Parce qu’il n’y a pas l’ombre d’un soupçon du niveau de preuves requis avant de faire une telle intervention – preuve soit que Corbyn déteste vraiment les juifs, soit que le nationalisme blanc ne représente aucune menace pour le Royaume Uni.

L’anti-impérialisme de la gauche

En fait c’est bien pire, toutes les preuves montrent absolument le contraire. Cela a été parfaitement résumé dans un sondage publié ce mois-ci par The Economist, hebdomadaire qui n’est guère favorable à Corbyn ou au parti travailliste.

Il a montré que ceux qui s’identifiaient comme « très à gauche » – la partie de l’opinion publique qui soutient Corbyn – étaient parmi les moins susceptibles d’afficher des attitudes antisémites. En revanche, ceux qui s’identifiaient comme « très à droite » – ceux qui sont susceptibles de soutenir Boris « piccaninnies » [2] Johnson – étaient trois fois et demie plus susceptibles de faire preuve d’attitudes hostiles envers les juifs. D’autres études montrent un racisme pire encore chez les Conservateurs envers les minorités plus manifestement non blanches, comme les musulmans et les Noirs. Après tout, c’est précisement la raison pour laquelle Boris “letterbox-looking Muslim women” [3] Johnson est aujourd’hui à la tête du parti Tory.

Les constats de The Economist révèlent autre chose de pertinent concernant l’ingérence de Mirvis. La gauche réelle (par opposition à la fausse gauche centriste représentée par les Blairites du parti travailliste) est non seulement moins antisémite que la droite, mais elle est également bien plus critique d’Israël que tout autre partie de l’opinion publique britannique.

Ceci s’explique facilement. La vraie gauche a toujours été anti-impérialiste. Israël constitue une partie particulièrement problématique de l’héritage colonial britannique.

Ailleurs, les peuples qui ont acquis leur indépendance de la Grande Bretagne se sont retrouvés dans des états appauvris, ruinés, souvent avec des frontières imposées par des intérêts purement impérialistes qui les ont laissés divisés et en conflit. Des luttes internes pour se disputer les miettes laissées par la Grande Bretagne et d’autre puissances impériales étaient la norme.

Mais très concrètement, la Grande Bretagne – ou du moins l’Occident – n’a jamais réellement quitté Israël. En conformité avec la Déclaration Balfour, la Grande Bretagne a contribué à établir les institutions d’un « foyer juif » sur la patrie des Palestiniens. Les troupes britanniques sont peut-être parties en 1948, mais des vagues d’immigrants juifs européens étaient soit encouragés soit forcés à immigrer dans l’état nouvellement créé par des quotas d’immigration racistes qui visaient à les empêcher de fuir ailleurs, plus particulièrement aux États-Unis.

L’Occident a contribué à organiser le nettoyage ethnique de la Palestine et à créer Israël pour résoudre le « problème juif » de l’Europe. Il a fourni à Israël les composants nécessaires pour la fabrication d’une bombe nucléaire qui lui a gagné une place parmi les grands et fait en sorte que les Palestiniens deviennent les esclaves d’Israël à perpétuité. Depuis lors, l’Occident a procuré à Israël une couverture diplomatique, une aide militaire et un statut commercial spécial, alors qu’Israël a œuvré sans relâche pour faire disparaître les Palestiniens de leur patrie.

Même aujourd’hui, nos droits les plus précieux, tels que la liberté d’expression, se voient être érodés et subvertis pour protéger Israël de la critique. Aux États-Unis, les seules infractions aux droits des citoyens américains garantis par le Premier Amendement ont été légalisées pour réduire au silence ceux qui cherchent à faire pression sur Israël en raison de ses crimes contre les Palestiniens par le biais d’un boycott – semblable à la campagne contre l’apartheid en Afrique du Sud. Au Royaume Uni, le manifeste conservateur promet pareillement d’empêcher les conseils locaux de faire respecter le droit international et de boycotter les produits en provenance des colonies israéliennes illégales.

Récompenser les crimes de guerre

La vraie gauche se concentre sur ce crime colonial continu contre les Palestiniens non parce qu’elle est antisémite (allégation que le sondage de The Economist réfute largement), mais parce que la gauche considère Israël comme un symbole de l’hypocrisie et de la mauvaise foi occidentales et britanniques. Israël est le talon d’Achilles de l’Occident impérialiste, la preuve que les crimes de guerre, les massacres et le nettoyage ethnique non seulement ne sont pas punis mais activement récompensés si ces crimes correspondent aux intérêts impérialistes occidentaux.

En raison de sa myopie politique et historique, Mirvis ne peut même pas commencer à comprendre qu’il pourrait y avoir des militants politiques qui, en défendant le peuple palestinien, défendent aussi les juifs. Que contrairement à lui, ils ont compris que la création d’Israël n’est pas le fruit d’une bienveillance occidentale pour les juifs, mais d’une malveillance occidentale à l’égard de « peuples inférieurs ». La vraie gauche en Grande Bretagne dénonce Israël non parce qu’elle haie les juifs mais parce que l’engagement pour la justice et la compassion pour tous lui tiennent à cœur.

Par ailleurs, Mirvis est l’équivalent sioniste du « petit Anglais ». Il privilégie des intérêts particularistes à court-terme, contre des intérêts universalistes à long-terme.

C’est lui, souvenez-vous, qui a apporté son soutien total à Israël en 2014 alors qu’il bombardait aveuglément Gaza, tuant quelques 550 enfants – campagne de bombardements qui faisait suite à des années de blocus israélien de la population palestinienne. Ce siège a amené les Nations Unies à avertir que l’enclave sera inhabitable d’ici l’année prochaine.

C’est Mirvis, avec son prédécesseur Jonathan Sacks, qui en 2017 a appuyé les colons juifs fanatiques – l’équivalent israélien des suprématistes blancs – lors de leur marche annuelle à travers la Vieille ville occupée de Jérusalem. C’est cette marche où l’on voit chaque année la majorité des participants agiter des masses de drapeaux israéliens en direction des Palestiniens et scander « Mort aux Arabes ». Un chroniqueur d’un journal israélien a qualifié la marche du Jour de Jérusalem de « carnaval religieux de haine ».

C’est Mirvis et Sacks qui ont encouragé des juifs britanniques à se joindre à eux pour un voyage en Israël, qui ont-ils laissé entendre offrirait l’occasion de passer du temps à « danser avec nos braves soldats ». Ces soldats – israéliens, et non britanniques – occupent des villes de Cisjordanie comme Hébron où ils ont bouclé la vie de quelques 200 000 Palestiniens afin qu’une poignée de fanatiques religieux forcenés puissent vivre tranquilles parmi eux.

Ce qui est si consternant, c’est que Mirvis ne voit pas les parallèles très évidents entre les Palestiniens apeurés qui doivent barricader en hâte leur magasin tandis qu’une foule juive parade dans leur quartier et les suprématistes blancs et néo-nazis d’aujourd’hui en Occident qui cherchent à défiler de manière provocatrice dans les quartiers de communautés ethniques minoritaires, dont des quartiers juifs, dans des endroits comme Charlottesville.

Mirvis n’a pas de leçons à donner à Corbyn, ni au parti travailliste sur le racisme. En fait, ce sont ses propres préjugés mesquins qui le rendent aveugle à la politique antiraciste de la gauche. Son vilain message est repris et amplifié par les grands médias désireux d’utiliser toute arme à leur disposition, l’antisémitisme y compris, pour empêcher Corbyn et la gauche de conquérir le pouvoir – et préserver un statu quo qui profite à quelques-uns au détriment du plus grand nombre.

Note :

Propos racistes tenus par Boris Johnson à l’égard de minorités ethniques :

[1] “watermelon smiles” : sourires de pastèque
[2] “piccaninnies” : négrillons
[3] “letterbox-looking Muslim women” : musulmanes qui ressemblent à des boites aux lettres

29 novembre 2019 – counterpunch – Traduction: Chronique de Palestine – MJB