Par Bahassou Reda
Sur le papier, l’équation était d’une simplicité déconcertante, presque un jeu d’enfant : il s’agissait dans l’esprit des stratèges israéliens de créer un groupe rival au Fatah de Yasser Arafat pour briser l’élan du mouvement de résistance palestinien. Diviser pour mieux régner.
Mais bienheureux celui qui peut prédire l’avenir avec certitude, tant les analyses les plus fines peinent à épuiser le réel dans toute sa complexité, quand elles ne produisent pas tout le contraire du résultat escompté.
Le premier acte de la tragédie s’est noué un 12 Avril 1976, la victoire haut la main de l’OLP et la gauche palestinienne laïque aux élections municipales en Cisjordanie, retentit comme un tir de semonce pour l’exécutif israélien, qui redoute l’émergence d’une force politique capable de galvaniser le mouvement en faveur de l’émancipation nationale.
Quoi de mieux alors qu’un mouvement d’obédience islamiste quiétiste dont les adeptes “passeraient le plus clair de leur temps à prier plutôt que de s’occuper de politique”. De l’aveu même du général de brigade Yitzhak Segev, l’administrateur militaire israélien à Gaza au début des années 1980 : “Le gouvernement israélien m’a donné un budget”, et naturellement ” le gouvernement militaire donne aux mosquées.”
Pour Arafat, il ne fait guère de doute que le Hamas est une “créature d’Israël”.
Second acte: En 1984, au cours d’une descente chez Ahmed Yassine, le chef spirituel du Hamas, les services israéliens mettent la main sur des fusils d’assaut. De la prédication, le Cheikh infirme est passé manifestement au combat, résolu à en découdre avec cet adversaire implacable comme le stipule du reste sa charte fondatrice. La sentence tombe: treize ans de prison ferme.
Au terme de moult tribulations et d’un parcours tortueux, le Hamas est officiellement créé en 1987 dans la filiation des Frères musulmans par Ahmed Yassin, libéré opportunément quelques temps auparavant dans le cadre d’un deal entre Israël et l’organisation palestinienne d’Ahmed Jibril. Le Shabak ne lésine pas sur les moyens, il ira jusqu’à jouer les gros bras pour tenir l’opposition des islamistes à bonne distance.
Pourtant, les rapports alarmistes qui préviennent d’un “retour de flamme” abondent et les voix critiques qui désavouent cette stratégie à double tranchant se font plus pressantes. Au milieu des années 1980, Avner Cohen, un ancien responsable israélien des affaires religieuses en poste à Gaza alerte le chef de son antenne en ces termes: “Je … suggère de concentrer nos efforts pour trouver des moyens de briser ce monstre avant que cette réalité ne nous saute au visage”. En vain!
Troisième acte: Le processus d’Oslo entamé en 1993 s’est soldé par un échec cuisant. Israël a habilement mis à profit le temps des négociations interminables pour intensifier la colonisation en Cisjordanie tout en jugulant l’intifada des pierres qui obscurcissait son image. En février 2006, le pouvoir d’influence du Fatah usé par le pouvoir et la corruption s’érode, la population exsangue jette son dévolu sur la mouvance panislamiste.
Dans cette tragédie grecque à huis clos et par analogie, (le Hamas) la créature endosse les habits de Prométhée qui dérobe le feu sacré de l’Olympe pour en faire bénéficier les humains (Les Gazaouis). Vilipendé par cet acte de félonie, Zeus (Israël) le condamne à une réclusion sur le mont Caucase et son foie rongé par l’Aigle (IDF).
Quatrième Acte: pour contenir ce “Frankenstein” qui a déjoué tous les pronostics les Israéliens optent comme Zeus pour le châtiment éternel, rien ni personne ne peut tempérer la colère des dieux du panthéon, “Arès” de la Silicon Wadi, la nouvelle cité grecque prospère écume de rage, ses unités spéciales Sayeret Matkal et ses brigades Golani rêvent de porter l’estocade mortelle à l’ennemi juré.
Résultat: bouclage hermétique de la Cisjordanie et de Gaza, usage des bombes à fragmentation, recours aux phosphore blanc, blocus total. 2009, 2012, 2014 et 2021 sont des dates inscrites en lettres de feu, pour témoigner de l’ampleur de la confrontation entre les deux titans, dans une guerre inexpiable quasi métaphysique. Le civiles paient un lourd tribut à cette hécatombe, mais peu importe, il y a que le sang pour rassasier Athéna.
La dernière escalade en date ne fait pas exception à cette règle, comme le rappelle Leila Seurat: Pour Netanyahou, il s’agissait d’une tentative de déplacer le conflit de Jérusalem vers la bande de Gaza afin d’essayer de réinscrire le combat des Palestiniens dans une lutte globale contre l’islamisme. Religiosiser le conflit est une manière d’éluder les questions de droit et de justice (occupation, colonisation, expropriations à Sheikh Jarrah) vers un narratif de guerre contre le ” terrorisme “.
Le cinquième acte de la tragédie n’est pas encore écrit, mais à l’évidence, il surpasse par son intensité tous les récits d’Homère. En islamisant un contentieux initialement d’ordre territorial, sous l’impulsion de la droite religieuse et du mouvement messianique Goush Emounim avec en toile de fond la question insoluble du troisième temple, Israël joue à la roulette russe ou plutôt le pistolet semi-automatique Jericho, tant il est sûr que la prochaine balle sera létale.
A Gaza, le Hamas exulte, le volte face et le louvoiement d’Israël qui n’a pas honoré les promesses de Madrid, d’Oslo et de Camp David… a fini de le convaincre que sa stratégie du non compromis était la bonne. En baptisant sa dernière opération : ” L’épée de Jérusalem “, il s’érige comme Saladin en défenseur Al-Qods, le troisième lieu saint de l’islam.
Le message est parfaitement audible du côté de Téhéran, les gardiens de la Révolution apportent leur expertise militaire, en dévoilant un nouveau drone de combat baptisé “Gaza” en hommage aux Palestiniens. Le Qatar réplique en dégainant le carnet de chèques. Le Hezbollah affûte ses armes.
Le statut de Jérusalem a transcendé le clivage d’ordre confessionnel, et la controverse théologique entre Sunnites et Chiites, et des termes péjoratifs tels que “Majous”, “Séfévides” et “Adorateurs de feu”, d’usage hier encore lors de la guerre en Syrie pour stigmatiser les Perses sont bannis du lexique. Le général Qassem Soleimani a été affublé du surnom de “Libérateur d’Al Aqsa”.
L’on évoque même ici et là, la mise sur pied d’un QG commun entre le Hamas et les Pasdarans lors de la dernière bataille, pour diriger le théâtre des opérations depuis Beyrouth.
Dans les territoires et même chez les citoyens arabes à l’intérieur de la ligne verte, Mohamed Deif, le phénix de la branche armée des Brigades Izz al-Din al-Qassam qui a échappé miraculeusement à plusieurs tentatives d’assassinat et son compère Yahya Sinwar qui a appris à parler l’hébreu au cours de ses 22 de détention dans les geôles de l’occupant, sont auréolés d’une aura de mystère.
Ils se confondent respectivement dans l’imaginaire populaire à Achille et Ulysse nourrissant le rêve de livrer Troyes (Tel Aviv) aux flammes de l’enfer.
Les communicants et les analystes de Tsahal ont une guerre de retard. Parler en la situation de l’efficacité du “Dôme de fer”, d’ “Iron Beam” et de la “fronde de David” est un combat d’arrière garde, car ils peuvent tant bien que mal arrêter la flèche mais pas l’archer.
Auteur : Bahassou Reda
* Bahassou Reda est écrivain franco-marocain. Il a fait des études de sociologie à l'Université de Lorraine et il est l'auteur de l'essai Nass El-Ghiwane, les Rolling Stones de l’Afrique, paru à "La Croisée des Chemins" au Maroc.
4 juin 2021 – Transmis par l’auteur.