Par Adnan Abu Amer
La plupart des mouvements islamistes, dont le Hamas, adoptent un principe idéologique qui n’établit pas de séparation pas entre la religion et l’État, parce que l’Islam aborde toutes les questions de la société, qu’elles soient politiques, sociales ou économiques. Cela a donné aux objectifs de ces mouvements un caractère global.
Dans leurs réunions publiques, les Frères musulmans réitèrent l’idée que leur fondateur, Hassan al-Banna, formula ainsi : « Les enseignements de l’Islam sont complets. Ils englobent les affaires des gens dans ce monde comme dans le prochain. L’islam est une foi et un rituel, une nation et une nationalité, une religion et un État, l’esprit et l’action, un texte sacré et une épée ».
Mais le mouvement islamiste Ennahda en Tunisie, qui est l’un des plus importants mouvements islamistes, a pris une décision historique le 9 mai en séparant les activités politiques des activités religieuses, en décidant de se concentrer sur la politique et en limitant la prédication aux sociétés civiles.
La décision a soulevé des questions importantes sur ses objectifs. Pourquoi maintenant ? Est-ce que Ennahda a peur de subir le même sort que les Frères musulmans en Égypte, après le putsch de l’armée égyptienne en juillet 2013 ?
Il faut savoir que les membres des Frères musulmans en Égypte sont soit enfermés dans les prisons égyptiennes, soit pourchassés par les services de sécurité, soit vivant en exil par crainte des arrestation et des poursuites. La décision devrait-elle inciter d’autres mouvements islamistes – comme le Hamas – à faire de même, en dépit des circonstances et de l’environnement politique qui diffèrent ?
Saleh al-Raqab, l’ancien ministre des affaires religieuses et des dotations du gouvernement du Hamas et un érudit islamique de premier plan, a déclaré à Al-Monitor : « Pour évaluer la décision d’Ennahda de séparer la politique de la prédication, nous devons connaître la vérité derrière cette mesure. Si cela signifie vouloir séparer la religion et L’État, c’est alors catastrophique. Mais si cela est juste une question de procédure, c’est alors possible. Lorsque le Hamas a conduit le gouvernement [de Gaza] entre 2007 et 2014, il a décidé qu’aucun de ses ministres ne serait un membre de son bureau politique. Mais la décision d’Ennahda est clairement due à l’expérience subie par les Frères musulmans en Égypte et à la pression occidentale qui a suivi. Il semble que Ennahda a dû prendre cette décision, non par conviction politique ou souci de progrès intellectuel. Mais les pays occidentaux ne sont pas naïfs et ils n’imagineront pas que la décision de Ennahda soit le fait d’une réelle évolution. Ils pensent plutôt qu’il s’agit d’une mesure tactique pour faire baisser la pression. Ce que veut l’Occident, en fin de compte, c’est qu’ils abandonnent tout ».
Une source diplomatique européenne a commenté sous couvert d’anonymat, les dernières décisions d’Ennahda, en disant que cette décision de séparer ce qui est religieux de l’action politique était le résultat d’une absence de débats politiques sur les questions culturelles et religieuses. Selon la même source, Ennahda serait obsédé par l’idée de pouvoir convaincre l’Occident qu’ils sont différents des Frères musulmans égyptiens.
Le mouvement Ennahda préoccupe les milieux intellectuels et les médias au sein du Hamas. Des dizaines de messages et de discussions ont été partagés sur les médias sociaux, notamment sur Facebook. Certains ont préconisé la voie adoptée par Ennahda , considérant que le Hamas devait la suivre, tandis que d’autres sont strictement opposés à cette initiative et ont accusé Ennahda de renoncer peu à peu à l’Islam.
Un tiers des participants a exprimé un soutien seulement conditionnel, de peur que cette étape ne soit un prélude au renoncement par Ennahda à son programme islamiste. Une quatrième part, proche du Hamas, a exprimé des inquiétudes que Ennahda puisse être amené à abandonner les Frères musulmans qui est le groupe de référence de tous les mouvements islamistes dans le monde.
Zied Boumakhla, membre du Conseil de la Choura d’Ennahda, a déclaré à Al-Monitor : « La décision d’Ennahda de séparer les activités religieuses des activités politiques est le résultat de longues discussions plutôt que d’une quelconque pression. La meilleure décision est de séparer l’activité religieuse de l’action politique. Nous sommes un parti politique avec une autorité islamique. Nous mettons en œuvre nos programmes en répartissant nos ressources militantes dans plusieurs secteurs d’intervention, sans mélanger la politique avec la prédication et les activités religieuses. Nous avons demandé à des représentants de mouvements islamistes, dont le Hamas représenté par le responsable de ses relations internationales Osama Hamdan, d’assister à notre conférence qui s’est déroulée du 20 au 22 mai. Le travail politique devrait avoir un peu d’espace pour évoluer à l’écart des approches idéologiques étroites. Bien que le Hamas a sa particularité, il peut bénéficier de l’expérience ».
Nous ne pouvons pas étudier les répercussions de la décision d’Ennahda sans rappeler le fait que plusieurs responsables du Hamas ont été impressionnés par le caractère de son chef, Rachid Ghannouchi. Certains le considèrent comme plus progressiste que ses collègues dirigeants d’autres partis islamistes, puisqu’il place l’intérêt national avant l’intérêt partisan. En juillet 2013, Ennahda est sorti du gouvernement en Tunisie pour épargner au pays un conflit semblable à celui vécu dans d’autres pays arabes comme l’Égypte et la Libye.
Pourtant, Ghannouchi est allé très loin dans son discours le 20 mai, quand il a ouvertement appelé à éloigner la religion des batailles politiques et à conserver les mosquées à l’écart des rivalités politiques et des intérêts partisans afin qu’elles unissent les gens au lieu de les séparer.
Yahia Mousa du Hamas – président du Comité de surveillance et des droits de l’homme du Conseil législatif dans la bande de Gaza, responsable du Parti national Islamique et du Salut que le Hamas a établi en 1996 et qui a été dissous suite à l’Intifada Al-Aqsa en 2000 – a déclaré à Al-Monitor : « La voie choisie par Ennahda est adaptée à la situation de la Tunisie. Même si cette décision a été prise sous la pression étrangère, cela ne l’invalide pas pour autant. L’école de pensée dans le Maghreb entre les partis islamistes en Libye, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc, est plus développée que celle qui prévaut plus à l’Est en Syrie, au Liban, en Jordanie, en Palestine et en Égypte. Les intellectuels au Maghreb sont plus en contact avec l’Occident puisqu’ils y ont souvent vécu pendant des années. La situation palestinienne nécessite une direction générale pour le Parti islamiste, et sous cette direction, les autres domaines sont inclus – qu’ils soient économiques, politiques, militaires, sociaux ou religieux. Chaque domaine aura ses propres méthodes. »
Sari Orabi, un expert palestinien des partis islamistes, a déclaré à Al-Monitor : « Les islamistes de Palestine, en particulier le Hamas qui a suivi les évolutions d’Ennahda, s’est arrêté au slogan de séparer le religieux du politique plutôt que d’analyser son sens profond, quel que soit leur appui ou leur opposition à cette décision. »
« Les contre-révolutions ont pris les islamistes par surprise et les ont plongés dans des dilemmes intellectuels et politiques. Lorsque les membres du Hamas discutent de l’effet direct de la décision d’Ennahda, ils devraient se concentrer sur la confrontation avec Israël et la libération des territoires palestiniens plutôt que sur la question de favoriser un État laïque ou islamiste. Cela peut être discuté plus tard, après la libération. »
Les discussions sur la décision d’Ennahda ne se limitent pas aux cercles du Hamas et il ne semble pas qu’elles soient sur le point de cesser. Ennahda a jeté un pavé dans la mare parmi les cadres et les partisans du Hamas qui ont été éduqués sur le principe que la religion est le principal point de référence pour la politique.
Toutefois, cette perspective aura limité les choix du Hamas, parfois en raison de la jurisprudences de la charia qui peut-être n’englobe pas la situation politique dans tous ses aspects.
* Adnan Abu Amer est doyen de la Faculté des Arts et responsable de la Section Presse et Information à Al Oumma Open University Education, ainsi que Professeur spécialisé en Histoire de la question palestinienne, sécurité nationale, sciences politiques et civilisation islamique. Il a publié un certain nombre d’ouvrages et d’articles sur l’histoire contemporaine de la Palestine.
3 juin 2016 – Al-Monitor