Par Jonathan Cook
L’Europe craint de perdre l’accès aux marchés chinois, ce qui ferait encore plus grimper le coût de la vie et pourrait causer des troubles. Mais elle craint davantage l’ire de Washington.
L’Occident est en train d’écrire un scénario sur ses relations avec la Chine aussi bourré de fausses pistes qu’un roman d’Agatha Christie.
Ces derniers mois, des fonctionnaires américains et européens se sont précipités à Pékin pour de prétendues discussions, comme si nous étions en 1972 et que Richard Nixon était à la Maison Blanche.
Mais cette fois-ci, il n’y aura pas de pacte spectaculaire entre les États-Unis et la Chine, qui marquerait le début d’une nouvelle ère. Si les relations doivent changer, ce sera résolument pour le pire.
La politique à double visage de l’Occident à l’égard de la Chine a été illustrée de manière frappante la semaine dernière par la visite à Pékin du ministre britannique des affaires étrangères, James Cleverly – la première d’un haut fonctionnaire britannique depuis cinq ans.
Cleverly a vaguement parlé ensuite de l’importance de ne pas « se désengager » de la Chine et d’éviter « la défiance et les erreurs x, mais le parlement britannique a fait de son mieux pour saboter son message.
La commission des affaires étrangères a publié un rapport sur la politique britannique dans la région indo-pacifique qui parle de manière provocante des dirigeants chinois comme d’ « une menace pour le Royaume-Uni et ses intérêts ».
Dans une terminologie qui rompt avec la diplomatie traditionnelle, la commission a qualifié Taïwan – une île séparatiste qui, selon Pékin, doit un jour être « réunifiée » avec la Chine – de « pays indépendant ». Seuls 13 États reconnaissent l’indépendance de Taïwan.
La commission a exhorté le gouvernement britannique à faire pression sur ses alliés de l’OTAN pour qu’ils imposent des sanctions à la Chine.
Washington fait monter les enchères
Le Parlement britannique s’immisce imprudemment dans les affaires d’une puissance nucléaire située dans une zone de confrontation lointaine et qui a le potentiel d’escalade incendiaire le plus grand au monde en dehors de l’Ukraine.
Mais la Grande-Bretagne est loin d’être la seule. L’année dernière, pour la première fois, l’OTAN est sortie de sa sphère d’influence supposée – l’Atlantique Nord – pour déclarer que Pékin représentait un défi pour ses « intérêts, sa sécurité et ses valeurs ».
Il ne fait aucun doute que c’est Washington qui est la force motrice de cette escalade contre la Chine, un État qui ne représente aucune menace militaire pour l’Occident.
Il a fait monter les enchères de manière significative en renforçant sa présence militaire dans et autour du détroit de Taïwan – la voie navigable de 100 miles de large qui sépare la Chine de Taïwan et que Pékin considère comme son pas de porte.
De hauts fonctionnaires américains ont fait des visites spectaculaires à Taïwan, notamment Nancy Pelosi l’été dernier, alors qu’elle était présidente de la Chambre des représentants. Pendant ce temps, l’administration Biden arrose Taïwan de toutes sortes d’armes.
Comme si cela ne suffisait pas à enflammer la Chine, Washington incite les voisins de Pékin à s’engager plus avant dans des alliances militaires – telles qu’Aukus et la Quadrilatérale – afin d’isoler et d’alarmer la Chine.
Pour le président chinois, Xi Jinping, il s’agit là d’ « une politique globale d’endiguement, d’encerclement et de répression à notre encontre ».
Le mois dernier, le président Biden a accueilli le Japon et la Corée du Sud à Camp David, pour mettre en place un accord de sécurité trilatéral contre ce qu’ils appellent le « comportement dangereux et agressif » de la Chine.
Pendant ce temps, le budget de l’ « Initiative de défense du Pacifique » du Pentagone – principalement destiné à contenir et à encercler la Chine – ne cesse d’augmenter.
La semaine dernière, les États-Unis ont révélé qu’ils étaient en pourparlers avec Manille pour construire un port naval dans les îles philippines les plus au nord, à 125 miles de Taïwan, afin de renforcer « l’accès américain aux îles stratégiquement situées face à Taïwan ».
Il s’agira de la neuvième base philippine de l’armée américaine ; elle fait partie d’un réseau de quelque 450 bases opérant dans le Pacifique Sud.
Un double jeu sordide
Que se passe-t-il donc ? La Grande-Bretagne – ainsi que ses alliés de l’OTAN – souhaite-t-elle renforcer la confiance avec Pékin, comme l’affirme Cleverly, ou soutenir les manœuvres d’escalade de Washington contre une Chine dotée de l’arme nucléaire à propos d’un petit territoire situé à l’autre bout du monde, comme l’indique le parlement britannique ?
La présidente de la commission des affaires étrangères, Alicia Kearns, est allée droit au but. Elle a accusé le gouvernement britannique d’avoir une « stratégie chinoise discrète et insaisissable », une stratégie « enfouie au plus profond de Whitehall, dissimulée même aux ministres de haut rang ».
Et ce n’est pas un hasard.
Les dirigeants européens sont déchirés. Ils craignent de perdre l’accès aux biens et aux marchés chinois, ce qui plongerait leurs économies plus profondément dans la récession, après une crise du coût de la vie engendrée par la guerre en Ukraine. Mais la plupart d’entre eux ont encore plus peur d’irriter Washington, qui est déterminé à isoler et à contenir la Chine.
Ce conflit d’intérêts a été mis en évidence par le président français Macron à la suite d’une visite en Chine en avril, lorsqu’il a invoqué une « autonomie stratégique » de l’Europe vis-à-vis de Pékin.
« Est-il dans notre intérêt de déclencher [une crise] à Taïwan ? Non. Le pire serait de penser que nous, Européens, devons devenir des suiveurs sur ce sujet et nous inspirer de l’agenda américain et d’une réaction excessive de la Chine », a-t-il déclaré.
Macron a été vivement réprimandé à Washington et dans les capitales européennes.
Au lieu de suivre ces recommandations, l’Occident se livre à un abject double jeu. L’Occident fait des déclarations conciliantes à l’égard de Pékin, pendant que ses actions deviennent de plus en plus belliqueuses.
Cleverly lui-même a fait allusion à ce double-langage: « S’il y a une situation où nos préoccupations de sécurité sont en contradiction avec nos préoccupations économiques, ce sont nos préoccupations de sécurité qui l’emportent. »
Après l’Ukraine, Taïwan, nous dit-on, doit être le centre de l’intérêt sécuritaire insatiable de l’Occident.
L’intention de Cleverly est à peine voilée : l’intérêt économique évident de l’Europe à maintenir de bonnes relations avec Pékin doit passer après l’agenda hostile de Washington, déguisé en intérêts de sécurité de l’OTAN.
Oubliez l’ « autonomie » de Macron !
Ce jeu pervers du chat et de la souris s’inspire notamment du schéma qui a présidé à la longue montée en tension qui a conduit à la guerre en Ukraine.
Moscou acculé
Les politiciens et les médias occidentaux peuvent se permettre de répéter à l’envi l’affirmation grotesque selon laquelle l’invasion de l’Ukraine par la Russie a été « non provoquée », uniquement parce que l’Occident avait préalablement fabriqué une narrative pour couvrir ses provocations et autres manœuvres délétères, comme il le fait aujourd’hui avec la Chine.
J’ai déjà expliqué en détail la nature et la forme de ces provocations. Petit à petit, les administrations américaines ont érodé la neutralité de l’Ukraine et intégré le grand voisin de la Russie dans le giron de l’OTAN. Leur intention était d’en faire secrètement une base avancée, capable de positionner des missiles à tête nucléaire à quelques minutes de Moscou.
Washington a ignoré les avertissements de ses plus hauts fonctionnaires et des experts de la Russie selon lesquels le fait d’acculer Moscou finirait par provoquer une attaque préventive contre l’Ukraine. Pourquoi ? Parce que, semble-t-il, c’était le but recherché depuis le début.
L’invasion a servi de prétexte aux États-Unis pour imposer des sanctions et mener leur guerre par procuration actuelle, en utilisant les Ukrainiens comme chair à canon, afin de neutraliser la Russie militairement et économiquement – ou de l’ « affaiblir », selon le terme que le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, a employé pour désigner l’objectif clé de Washington dans la guerre d’Ukraine.
Moscou est, tout comme la Chine, un obstacle à la « domination mondiale absolue » des États-Unis, une doctrine qui s’est imposée après l’effondrement de l’Union soviétique il y a trente ans.
Avec l’Otan comme acolyte, Washington est déterminé à maintenir le monde unipolaire à n’importe quel prix. Il cherche désespérément à préserver sa puissance militaire et économique mondiale et impériale, alors même que son étoile décline. Dans de telles circonstances, les options de l’Europe pour une autonomie à la Macron sont nulles et non avenues.
La mascarade des pourparlers de paix
Il n’est guère surprenant que le public continue d’ignorer les innombrables provocations de l’OTAN à l’encontre de la Russie. Leur évocation est quasiment taboue dans les médias occidentaux.
Qui plus est, les manœuvres belliqueuses de l’Occident – comme celles qui sont actuellement menées contre la Chine – sont éclipsées par un discours qui prétend que ses (faux *) efforts diplomatiques auraient été repoussés par ce « fou » qu’est le président russe Vladimir Poutine.
Ce récit fallacieux a notamment servi de couverture au double jeu de l’Occident concernant les accords signés en 2014 et 2015 à Minsk, capitale de la Biélorussie, après des négociations entre Moscou et Kiev visant à mettre fin à une guerre civile sanglante dans la région orientale de l’Ukraine, le Donbass.
Les ultranationalistes ukrainiens et les séparatistes ukrainiens d’origine russe y ont commencé à s’affronter en 2014, immédiatement après des opérations secrètes d’ingérence : Washington a contribué au renversement d’un gouvernement ukrainien élu et favorable à Moscou. En réponse, les Russes ethniques ont exigé une plus grande autonomie de la part de Kiev.
L’histoire officielle est que, loin d’attiser le conflit, l’Occident aurait cherché à favoriser la paix avec la signature par l’Allemagne et la France des accords de Minsk.
Il y a peut-être d’autres raisons à l’échec de ces accords, mais après l’invasion russe, Angela Merkel, chancelière allemande à l’époque, a jeté un nouvel éclairage des plus troublants sur le contexte dans lequel ils s’inscrivaient.
En décembre dernier, elle a déclaré au journal Die Ziet que l’accord de Minsk de 2014 visait moins à instaurer la paix qu’à « donner du temps à l’Ukraine pour qu’elle puisse se renforcer, comme on le voit aujourd’hui. Poutine aurait pu facilement les envahir [les zones du Donbas], dès 2015. Et je doute fort que les pays de l’OTAN aient pu faire autant à l’époque pour aider l’Ukraine qu’aujourd’hui. »
Si la Russie était en capacité d’envahir l’Ukraine à tout moment à partir de 2014, pourquoi a-t-elle attendu huit ans, alors que son voisin se renforçait considérablement, avec l’aide de l’Occident ?
En supposant que Mme Merkel soit honnête, il semble que l’Allemagne n’ait jamais vraiment cru que le processus de paix qu’elle supervisait ait une chance d’aboutir. De deux choses l’une :
– soit l’initiative était une mascarade, négociée pour gagner du temps en vue de l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN, une voie qui ne pouvait que conduire à l’invasion de la Russie, comme le reconnaît Merkel : elle dit elle-même que le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN lancé en 2008 était « une mauvaise idée ».
– ou bien Merkel savait que les États-Unis collaboreraient avec le nouveau gouvernement pro-Washington de Kiev pour perturber le processus. L’Europe ne pouvait rien faire d’autre que de retarder le plus longtemps possible une guerre inévitable.
Aucune de ces deux possibilités ne correspond à la thèse de l’intervention « non provoquée ». Toutes deux suggèrent que Merkel a compris que la patience de Moscou finirait par s’épuiser.
Le théâtre des accords de Minsk était destiné à Moscou – qui, du coup, a retardé l’invasion en supposant que les pourparlers étaient de bonne foi – mais aussi aux opinions publiques occidentales.
Lorsque la Russie a finalement envahi l’Ukraine, il n’a pas été difficile de persuader le public que Poutine n’avait jamais eu l’intention d’accepter les ouvertures occidentales en faveur de la « paix ».
L’asphyxie économique
Comme dans le cas de l’Ukraine, les provocations de l’Occident contre la Chine ont été soigneusement dissimulées par Washington.
Des Européens comme Cleverly paradent autour de Pékin pour faire croire que l’Occident souhaite un engagement pacifique. Mais son seul véritable engagement est de mettre un nœud coulant militaire autour du cou de la Chine, tout comme ils ont essayé de le faire avec la Russie.
Cette fois-ci, la justification sécuritaire – la protection de la lointaine Taïwan – masque l’objectif moins respectable de Washington de renforcer la domination mondiale des États-Unis en écrasant toute menace économique ou technologique qui pourrait émaner de la Chine et de la Russie.
Washington ne pourra pas rester au sommet de la hiérarchie militaire s’il ne maintient pas également une mainmise sur l’économie mondiale pour financer le budget démesuré du Pentagone, qui équivaut aux dépenses combinées des dix nations listées ici.
On comprend les craintes de Washington quand on voit l’expansion rapide des Brics, un bloc de puissances économiques émergentes dirigé par la Chine et la Russie. Six nouveaux membres rejoindront les cinq actuels en janvier, et de nombreux autres attendent dans les coulisses.
Des Brics élargis offrent de nouveaux axes sécuritaires et économiques sur lesquels ces puissances émergentes peuvent s’appuyer, ce qui affaiblit profondément l’influence des États-Unis.
Les nouveaux membres sont l’Argentine, l’Éthiopie, l’Égypte, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. La Chine a déjà négocié une réconciliation inattendue entre les ennemis historiques que sont l’Iran et l’Arabie saoudite en mars, pour préparer leur adhésion.
Les Brics+ ne feront que renforcer leurs intérêts mutuels.
Cela alarme Washington. Les États-Unis ont longtemps attisé le conflit entre ces deux pays, dans le cadre d’une politique de division et de domination qui leur permettait de justifier leur ingérence continuelle au Moyen-Orient pour contrôler cette région riche en pétrole et soutenir Israël, le principal allié militaire de Washington dans la région.
Mais les Brics+ ne se contenteront pas de mettre fin au rôle des États-Unis dans l’élaboration des accords de sécurité mondiaux. Ils desserreront progressivement l’emprise de Washington sur l’économie mondiale, mettant fin à la domination du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale.
Les Brics+ contrôlent aujourd’hui la majorité des approvisionnements énergétiques de la planète et quelque 37 % du PIB mondial, soit plus que le G7 dirigé par les États-Unis. Les possibilités de commercer dans des monnaies autres que le dollar deviennent beaucoup plus faciles.
Comme l’a fait remarquer Paul Craig Roberts, ancien fonctionnaire du Trésor de Ronald Reagan : « La baisse de l’utilisation du dollar signifie une baisse de clients pour la dette américaine, ce qui signifie une pression sur la valeur de change du dollar et la perspective d’une hausse de l’inflation due à l’augmentation des prix des importations ».
En bref, avec l’affaiblissement du dollar, il leur sera de plus en plus difficile de menacer et de faire chanter le reste du monde.
Les États-Unis ne se laisseront probablement pas faire sans se battre. C’est pourquoi les Ukrainiens et les Russes meurent actuellement sur le champ de bataille. Et c’est pourquoi la Chine et le reste d’entre nous ont de bonnes raisons de redouter d’être les prochains.
Auteur : Jonathan Cook
8 septembre 2023 – Middle East Eye – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet