Par Tareq S. Hajjaj
Rafah est tout ce qui reste à ceux qui sont encore debout.
Auparavant, je considérais les froides nuits d’hiver avec sympathie, les jours passés à siroter un café à la lueur des étoiles, à porter mes vêtements préférés dans mon endroit préféré avec mes personnes préférées.
Ces jours sont désormais révolus – pas seulement pour moi, mais pour toute une société.
Pourtant, même si la réalité qui nous entoure a été réduite à sa plus simple expression, nous ne nous contenterons pas d’aspirer à de petites choses. Nous voulons toujours tout, parce que, pour dire les choses simplement, nous ne cesserons jamais de vouloir tout ce que la vie peut offrir, quel que soit le nombre de déplacements que nous avons dû subir.
La majorité des personnes sont hébergées dans des abris connus, soit dans des écoles, soit dans des enceintes de l’UNRWA, ce qui signifie que la plupart des familles, qui comptent généralement au moins sept personnes, sont séparées d’autres familles de taille similaire par à peine plus qu’un drap ou une bâche en nylon.
Des rangées et des rangées de familles sont enfermées dans ces espaces restreints.
Il faut parfois deux jours de recherche incessante pour trouver des produits de première nécessité comme des couches ou du lait maternisé. La rue Al-Awda, le principal marché de Rafah, grouille de gens qui tentent de trouver de la nourriture, de l’eau ou quoi que ce soit pour subvenir aux besoins de leur famille.
Mais le simple fait d’avoir besoin de quelque chose pour survivre ne garantit pas que vous l’obtiendrez.
Ceux qui ont été déplacés de force à Rafah poursuivent cette guerre même s’ils n’y participent pas. Leur lutte quotidienne consiste à trouver un morceau de pain, alors que les produits les plus basiques restent des rêves.
Si vous vous promenez dans les marchés bondés avec un sac de farine, quelques sacs de chips ou des barres de chocolat, les gens vous demanderont immédiatement si ce que vous transportez est à vendre. Un jeune homme que j’ai vu porter trois sacs de farine et attendre sur le bord de la route qu’on vienne l’apporter à sa famille a dû crier fort aux badauds pendant qu’il attendait : « Ce n’est pas à vendre ! Pas à vendre ! »
Le prix de la liberté, le prix de la survie
Pour ceux qui vivent déjà dans des pays libérés et qui ne nous oublient pas dans leurs espoirs pour la nouvelle année, ou pour ceux qui espèrent un jour libérer leur propre patrie, nous devons vous dire à tous : la liberté a un prix élevé !
Mais une liberté qui est juste une survie face à un destin d’humiliation et de mort n’est pas une liberté, c’est une mort. Alors pourquoi une personne éprise de liberté n’échapperait-elle pas à cette mort ?
Tels sont les choix auxquels la population de Gaza est aujourd’hui confrontée.
Rafah est la troisième étape de notre déplacement, où l’armée israélienne d’occupation a ordonné aux habitants de se réfugier une fois de plus.
Mais le déplacement et la fuite ne signifient pas quitter un endroit pour en atteindre un autre ; c’est tout laisser derrière soi et accepter le fait que tout est temporaire, que vous n’avez aucun contrôle sur votre vie parce que la seule autre option qui s’offre à vous est la mort, l’humiliation et la perte de votre statut d’humain.
À tout moment, la zone dans laquelle nous nous trouvons peut recevoir des appels nous ordonnant de partir. Quiconque souhaite vivre devra suivre ces ordres, car toutes les autres alternatives ont été décidées pour nous, comme peuvent en témoigner tous ceux qui arrivent du nord de la bande de Gaza.
Vous trouverez de nombreuses personnes qui ont été déplacées une fois, deux fois, trois fois… jusqu’à sept fois. Vous trouverez ceux qui mènent leur famille derrière eux sur les marchés, mendiant un abri et un endroit où se tenir au chaud et au sec.
Les différentes régions de Gaza ont été coupées les unes des autres. Des villes entières ont été rasées et envahies. Leurs habitants ont été humiliés sous la menace des armes, obligés de se déshabiller dans le froid, tués en toute impunité.
Toute la bande de Gaza a subi ce traitement, et même Rafah, la ville la plus méridionale, qui abrite plus de 1,7 million de personnes déplacées, attend son tour.
C’est l’une des dernières villes du sud qui n’a pas encore vu l’entrée des forces terrestres israéliennes, bien que les avions de guerre aient déjà éviscéré de larges pans de son paysage urbain.
Les gens cherchent maintenant de la nourriture et des médicaments dans les décombres. Des tentes ont été dressées dans la zone de Salam, la plus proche de la frontière égyptienne, comme pour préparer leur déplacement éventuel et peut-être définitif.
Il y a ceux qui partiront à la pointe du canon d’un char, et ceux qui préféreraient partir avant que cela n’arrive, sachant que ceux qui ont attendu d’être chassés ont connu des souffrances et des humiliations inimaginables.
Mais la survie a aussi un prix, et le prix de la liberté elle-même est la perte de la patrie.
Il est à craindre que les batailles sanglantes atteignent Rafah, poussant les Palestiniens à partir et à redevenir des réfugiés, vivant dans des tentes au milieu du désert du Sinaï.
Là, l’UNRWA sera incapable de les aider, comme il l’a déjà déclaré, et le monde les abandonnera une fois de plus.
Le monde les a abandonnés la première fois quand leur sang coulait à Gaza, et le monde ne s’est souvenu d’eux qu’une fois leur sang tari. C’était à l’époque où l’élimination de familles entières était déjà devenue monnaie courante, un fait divers qui passe sans acoups.
Lorsque le monde appelle cela un « déplacement volontaire », jurant que les habitants de Gaza ne seront pas déplacés de force de leurs maisons, il se moque du sens de ce mot.
« J’ai vécu toute ma vie dans la constance et la résistance, en supportant tout », déclare l’un des irréductibles de Gaza. « Serai-je récompensé pour ma fermeté en étant tué ou humilié devant ma famille ? »
Il refuse cette possibilité et décide de se rendre en Égypte, le pays le plus proche de Gaza. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la « fuite volontaire », mais il n’y a rien de volontaire là-dedans quand rester signifie une mort ou une humiliation certaine.
Le départ pour l’Égypte a toujours été une option qui s’offrait à lui avant la guerre, mais il l’a refusée.
Les combats se poursuivent à l’approche de la nouvelle année, et rien n’indique que les choses puissent changer de sitôt. La mort est la chose la plus facile ici maintenant, plus facile que les fêtes de fin d’année ou l’anniversaire de mon fils. Mais il semble qu’avant son premier anniversaire, il sera déjà réfugié dans une autre partie du monde.
Au milieu de tout cela, les habitants de Rafah craignent que ce qui s’est passé dans d’autres lieux de Gaza ne se produise ici aussi. Qu’est-ce qui empêchera Israël d’envahir Rafah et d’ordonner à ses habitants de se rendre en Égypte ? Pour Israël, il s’agit d’une occasion historique de réaliser la deuxième Nakba.
Malgré cela, la résistance dans le nord de Gaza et à Khan Younis continue de se battre et l’armée israélienne subit de lourdes pertes.
Ces pertes indiquent qu’Israël n’a pas été en mesure de détruire la résistance de Gaza ou d’éliminer le Hamas, comme il le prétend. À l’heure où nous écrivons ces lignes, et au cours des deux derniers mois, Israël n’a pas été en mesure d’atteindre ne serait-ce qu’un seul des objectifs qu’il s’était fixé publiquement au début de la guerre.
Israël affirme avoir pris le contrôle du nord, qui a été complètement rasé, y compris la ville de Gaza, Beit Lahia, Beit Hanoun, Jabaliya et le camp de réfugiés de Jabaliya. À peine une maison ou un bâtiment a été laissé debout, et les forces israéliennes y opèrent depuis des mois, y compris les forces terrestres.
Pourtant, c’est précisément à partir de ces zones que de nouveaux barrages de roquettes continuent d’être lancés sur Israël.
C’est pourquoi les habitants de Rafah sont convaincus qu’Israël commencera à chercher des cibles plus faciles.
L’extension de l’offensive terrestre à Khan Younis et au sud de Gaza, où Israël a commis des massacres terrifiants, est considérée comme un indicateur de ce qui va se passer.
En fait, le sentiment qui prévaut à Rafah est que, puisqu’Israël n’a pas été en mesure de faire des progrès militaires significatifs pour gagner du terrain sur la résistance, il va déverser sa frustration sur les habitants de Rafah.
Et il vengera son orgueil blessé par des tueries aveugles, des massacres et le nettoyage ethnique de la population de Gaza dans le Sinaï.
Auteur : Tareq S. Hajjaj
* Tareq S. Hajjaj est un auteur et un membre de l'Union des écrivains palestiniens. Il a étudié la littérature anglaise à l'université Al-Azhar de Gaza. Il a débuté sa carrière dans le journalisme en 2015 en travaillant comme journaliste/traducteur au journal local Donia al-Watan, puis en écrivant en arabe et en anglais pour des organes internationaux tels que Elbadi, MEE et Al Monitor. Aujourd'hui, il écrit pour We Are Not Numbers et Mondoweiss.Son compte Twitter.
15 décembre 2023 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine