Par Amena el-Ashkar
Ibrahim Mansour a passé six mois à chercher du travail. Il a fait tous les cafés du camp de réfugiés de Nahr al-Bared et de la ville libanaise voisine de Tripoli pour trouver un emploi. En vain.
« J’ai presque 30 ans et je n’ai toujours pas d’emploi régulier », a-t-il déclaré.
Le seul travail qu’il a trouvé ces dernières années a été celui d’ouvrier sur des chantiers de reconstruction des parties de Nahr al-Bared qui avaient été détruites en 2007.
Profondément désespéré, Mansour a décidé d’émigrer. Il a quitté Tripoli le mois dernier pour se rendre en Europe.
Le voyage s’est avéré désastreux. Surchargé, le bateau a coulé au large de Tartous, un port de Syrie.
Près de 100 personnes se sont noyées, dont 24 Palestiniens, et Ibrahim Mansour est l’un des rares survivants.
« Après avoir navigué pendant quatre heures, le moteur s’est arrêté au milieu de nulle part », a-t-il raconté. « Cette nuit-là, il y avait du vent, les vagues étaient hautes et elles grandissaient sans cesse. J’ai entendu crier des femmes et des enfants qui étaient à l’intérieur du bateau. Une forte vague a retourné le bateau d’un seul coup ».
Mansour et quelques autres ont réussi à redresser le bateau. Des passagers qui avaient des téléphones portables étanches ont essayé de contacter les garde-côtes.
Ils les ont attendu pendant environ huit heures mais ils ne sont jamais venus, alors Mansour a décidé d’essayer de rejoindre le rivage à la nage.
Deux autres hommes sont partis avec lui : Mahmoud Farghawi, aussi originaire de Nahr al-Bared, et un Syrien nommé Abed.
Ils ont adopté une sorte de routine. Pendant environ 30 minutes, ils nageaient, puis ils se laissaient flotter pour se reposer – ils avaient des gilets de sauvetage – pendant 20 autres minutes.
Cela a duré encore huit ou neuf heures, estime Mansour.
« Mais ensuite Abed a disparu », a-t-il dit. « Mahmoud était complètement épuisé et a commencé à avoir des hallucinations. Nous avions très soif. Il m’a demandé de l’aider à se maintenir à flot puis il m’a dit qu’il était trop fatigué pour nager. Je ne pouvais plus le porter car j’étais moi aussi trop fatigué. Je l’ai supplié d’essayer [de nager] davantage, mais il a refusé. Il m’a lâché et il a disparu dans les vagues ».
Mansour a continué à nager et il a réussi à se tirer d’affaire.
Certains rapports indiquent que des navires russes et syriens sont venus au secours des survivants.
« Pas d’autre choix »
Malgré cette épouvantable épreuve, Mansour a dit et redit : « Je n’avais pas d’autre choix » que de monter à bord du bateau pour partir.
« Je disais souvent à ma mère que de toute façon j’allais mourir, soit en mer pendant le voyage vers l’Europe, soit de dépression ici dans le camp », a-t-il ajouté.
La plupart des Palestiniens qui sont morts noyés dans le naufrage vivaient à Nahr al-Bared. Parmi eux, le capitaine du bateau, Osama Hasan, sa femme et leurs enfants.
Ibrahim Mansour connaissait personnellement Hasan. Il a identifié son corps lorsqu’il a été retrouvé.
Les habitants de Nahr al-Bared sont habitués à souffrir.
Le camp a été créé en 1949 pour accueillir les Palestiniens chassés de chez eux pendant la Nakba, le nettoyage ethnique à grande échelle mené par les forces sionistes avant, pendant et après la fondation d’Israël en 1948.
En 2007, le camp a été le théâtre d’interminables combats entre l’armée libanaise et le groupe armé Fatah al-Islam. Plus de 27 000 de ses résidents ont été contraints de quitter le camp, a déclaré l’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens.
Environ un cinquième de la population du camp n’a pas pu revenir.
Les destructions de 2007 ont aggravé les problèmes sociaux et économiques du camp.
Selon des données de septembre 2007, le taux de chômage à Nahr al-Bared s’élève à près de 80%, contre 29% avant les combats.
Wael Farghawi, 30 ans, avait représenté des habitants de Nahr al-Bared dans le cadre d’un projet international de reconstruction du camp. Son cousin Mahmoud Farghawi se trouvait sur le même bateau que lui.
Mahmoud fait partie du grand nombre de passagers qui n’ont pas encore été retrouvés, mais Ibrahim Mansour l’a vu se noyer.
« Mon cousin avait 23 ans et n’avait pas d’emploi », a déclaré Wael.
Mahmoud travaillait parfois comme pêcheur, bien que, en raison des restrictions imposées par le Liban, les Palestiniens n’aient pas le droit d’exercer le métier de pêcheurs, pas plus que beaucoup d’autres métiers dans le pays.
« Un avenir sombre et incertain »
Nahr al-Bared a été largement – mais pas complètement – reconstruit depuis la destruction de 2007.
L’armée libanaise exerce désormais un contrôle étroit sur le camp et limite les entrées et les sorties.
En conséquence, les Palestiniens ont perdu le sentiment d’autonomie dont ils jouissaient auparavant, selon Wael Farghawi.
« Le camp est dans un état terrible », a-t-il dit. « Je sais que le camp était beau juste après la reconstruction mais, pour être honnête, nous ne nous y sommes jamais sentis chez nous. »
D’ailleurs la reconstruction de Nahr al-Bared, en grande partie détruit en 2007, n’est toujours pas achevée.
Abd al-Rahman al-Sharif représente le Hamas à Nahr al-Bared. Il est chargé d’assurer la liaison entre les factions politiques palestiniennes et les organisations qui financent la reconstruction du camp.
Il comprend parfaitement que les résidents cherchent à quitter le camp, en proie au chômage et à de nombreux autres problèmes, pour chercher des opportunités à l’étranger.
« Je ne blâme pas les personnes qui ont décidé d’émigrer », a déclaré al-Sharif. « Notre avenir ici est sombre et incertain. Honnêtement, je ne sais pas où nous allons. Regardez nos jeunes gens. Ils sont assis dans les ruelles, à ne rien faire. »
« Nous n’avons pas assez d’eau, mais nous ne pouvons pas creuser de puits à cause des restrictions du gouvernement libanais », a-t-il ajouté.
« Nous n’avons pas assez de logements, mais nous ne sommes autorisés à construire que des immeubles de quatre étages. Ce n’est pas suffisant compte tenu de la population du camp. Il n’y a pas une seule maison à louer dans tout le camp. Nous n’avons pas non plus les moyens de vivre à l’extérieur. Qu’est-ce qu’ils veulent que nous fassions ? »
Auteur : Amena el-Ashkar
* Amena El-Ashkar est une journaliste et photographe qui vit dans le camp de réfugiés de Burj al-Barajne à Beyrouth.
20 octobre 2022 – The Electronic Intifada – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet