Par Jonathan Cook
Si la couverture médiatique des deux importantes audiences judiciaires de cette semaine – à Londres et à La Haye – était honnête, tout le monde se rendrait compte que l’ « ordre fondé sur des règles » des États-Unis est un faux-semblant.
Deux procès aux conséquences dangereuses pour nos libertés les plus fondamentales à l’échelle mondiale se sont déroulées respectivement en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas cette semaine. Pourtant, ces deux procès ont seulement fait l’objet d’une couverture superficielle dans les médias de l’Establishment occidental comme la BBC.
Dans le premier cas, il s’agit de l’ultime recours du fondateur de Wikileaks, Julian Assange, pour empêcher son extradition aux États-Unis qui veulent l’enfermer jusqu’à la fin de ses jours.
Selon l’administration Biden, le crime d’Assange est d’avoir publié des informations fuitées révélant une routine de crimes de guerre approuvés par les autorités américaines et britanniques en Irak et en Afghanistan. Le gouvernement britannique, ce qui n’est guère surprenant, a donné son accord à son extradition.
L’autre affaire a été présentée devant la Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye. Quelques semaines après que les juges de la Cour mondiale ont estimé plausible qu’Israël soit en train de perpétrer un génocide contre les Palestiniens de Gaza, l’État client des États-Unis s’est à nouveau retrouvé sur le banc des accusés dans une autre affaire.
L’Assemblée générale des Nations unies a demandé aux juges de rendre un avis consultatif sur la question de savoir si l’occupation et la colonisation des territoires palestiniens par Israël constituent une annexion illégale d’un territoire où le pays occupant a mis en place un régime d’apartheid.
Gaza : le journalisme occidental et colonialiste a signé son arrêt de mort
Par ailleurs, Israël doit également donner des preuves qu’il s’est conformé à la décision de la Cour lui enjoignant de cesser toute activité susceptible d’être assimilée à un génocide.
Si les cas d’Assange et d’Israël peuvent sembler avoir peu de choses en commun, ils sont en fait intimement liés – et d’une manière qui révèle toute l’hypocrisie du soi-disant « ordre fondé sur des règles » de l’Occident.
Le silence des médias
Un des points communs les plus frappants est la faible couverture médiatique dont chaque affaire a fait l’objet, malgré la gravité de l’enjeu. Le principal journal télévisé du soir de la BBC n’a consacré que quelques secondes au premier jour de l’audition d’Assange, et tout à la fin de son bulletin.
Si les États-Unis obtiennent gain de cause, les tribunaux donneront effectivement à la Maison Blanche le pouvoir d’arrêter tous les journalistes qui révèlent les crimes de l’État américain, puis de les faire disparaître dans son système d’incarcération draconien.
La requalification du journalisme d’investigation en espionnage a pour but d’étouffer encore davantage le journalisme critique et la liberté d’expression. Le sort cruel réservé à Assange a pour objectif de faire réfléchir tous les journalistes qui envisageraient de s’attaquer à ce que l’État étasunien appelle sa sécurité nationale.
Mais en vérité, une grande partie des médias de l’establishment ne semble même pas avoir besoin d’être menacés pour filer doux, comme le confirment les nombreuses années d’obéissance et de quasi-absence de reportages sur les mauvais traitements infligés à Assange par les autorités britanniques et américaines.
Si La Haye lui donne raison, Israël accélérera le vol et la colonisation des terres palestiniennes. Le nettoyage ethnique et l’oppression des Palestiniens s’intensifieront, avec le risque que les tensions régionales ne dégénèrent en une guerre plus vaste.
Une victoire d’Israël ferait voler en éclat le cadre juridique élaboré après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste, ce qui priverait les personnes faibles et vulnérables, de la protection que leur confèrent les droits humains. Par défaut, cela signalerait aux plus forts et aux plus belliqueux qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent.
L’horloge juridique serait ramenée huit décennies en arrière, voire plus.
Une hypocrisie hors de l’entendement
Curieusement, ces deux affaires capitales pour la préservation d’un ordre démocratique libéral moderne et de l’État de droit ont beaucoup moins intéressés les médias que la mort d’Alexei Navalny, un opposant du président russe Vladimir Poutine.
En affichant leurs inquiétudes au sujet de Navalny, les médias occidentaux se sont une fois de plus rendus complices de l’évidente hypocrisie des gouvernements occidentaux, au lieu de la dénoncer.
Le harcèlement de Julian Assange ne laisse aucun refuge au journalisme honnête
Le président américain Joe Biden a annoncé cette semaine des sanctions contre Moscou qu’il accuse d’avoir assassiné le dissident politique russe. C’est ce même Joe Biden qui veut aussi enfermer un journaliste australien dissident, Assange, pour une durée pouvant aller jusqu’à 175 ans, pour avoir porté à la connaissance du public les crimes de guerre des États-Unis.
Pendant des années, les médias occidentaux ont fait part de leur horreur face au traitement réservé à Navalny et aux diverses tentatives d’assassinat dont il a été victime et qu’ils attribuent toujours au Kremlin. Mais le projet que la CIA aurait eu en 2017 d’enlever et d’assassiner Assange ne les a pas dérangés le moins du monde.
Peu de gens ont souligné le fait qu’Assange a déjà subi un accident vasculaire cérébral dans le cadre de sa persécution et de son emprisonnement de 15 ans par les autorités américaines et britanniques. Il était trop malade pour assister aux audiences de cette semaine ou même pour suivre les débats via Internet.
L’ancien rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, alerte depuis longtemps sur le fait que M. Assange est lentement « broyé » par l’isolement et la torture psychologique, avec de graves conséquences pour sa santé.
Cette semaine, les avocats de M. Assange ont dit à la Haute Cour de Londres qu’il existait un risque sérieux que les États-Unis ajoutent d’autres chefs d’accusation une fois M. Assange extradé, y compris des chefs d’accusation justifiant la peine de mort.
Cette menace pour la vie d’un journaliste occidental est passée sous le radar des médias.
Selon des experts médicaux, et comme l’a reconnu le premier juge chargé de l’affaire d’extradition, M. Assange risque de se suicider s’il se retrouve dans l’isolement strict d’une prison de haute sécurité américaine. Les larmes des médias pour Navalny suitent l’hypocrisie…
Un chèque en blanc
Un autre point commun révélateur entre les affaires Assange et Israël est que toutes deux sont devant les tribunaux uniquement parce que Washington a refusé avec obstination d’appliquer le droit, malgré les éventuelles conséquences dramatiques d’un tel choix.
Un désastre pour le peuple afghan mais un succès pour le complexe militaro-industriel US
Si les États-Unis retiraient leur demande d’extradition, Assange pourrait être libéré immédiatement. Le nuage oppressant qui pèse sur l’avenir d’une société dite libre, c’est-à-dire une société qui a le droit et la capacité de demander à ses représentants de rendre des comptes pour leurs actes délictueux, se dissiperait instantanément.
Les libertés fondamentales, telles que celles consacrées par le premier amendement de la Constitution américaine, sont réduites à néant uniquement parce qu’un consensus règne au sein de la classe politique américaine – des démocrates aux républicains – pour étouffer ces droits.
De même, si les États-Unis insistaient pour que cesse le massacre des enfants à Gaza – plus de 12 000 sont morts à ce jour – les armes d’Israël se tairaient immédiatement.
Si les États-Unis exigeaient qu’Israël mette fin à son occupation des territoires palestiniens et à son siège de Gaza, qui dure depuis 17 ans, et s’ils adoptaient une approche véritablement impartiale des pourparlers de paix, le procès contre Israël à la Cour internationale serait inutile. Son avis serait superflu.
Washington, quoiqu’il en dise, a ce pouvoir. Ce sont les États-Unis et leurs alliés qui fournissent à Israël des bombes et des munitions. Ce sont les États-Unis et leurs alliés qui fournissent l’aide militaire et la couverture diplomatique qui permettent à Israël de se comporter comme un pitbull dans un Moyen-Orient riche en pétrole.
Israël serait obligé de renoncer, à contrecœur, à son intransigeance, son appétit pour la terre des autres, sa déshumanisation du peuple palestinien et son recours constant aux options militaires, si les États-Unis ne lui donnaient pas un chèque en blanc.
Hélas, les États-Unis ont opposé leur veto cette semaine au Conseil de sécurité, pour empêcher que soit imposé un cessez-le-feu qui mettrait fin au génocide. Le Royaume-Uni s’est abstenu.
Cette semaine également, des fonctionnaires américains ont déclaré aux juges de la Cour internationale qu’il ne fallait pas demander à Israël de mettre fin à son occupation. Les États-Unis ont qualifié, dans un langage digne d’Orwell, les décennies d’oppression violente par Israël et la colonisation illégale des terres palestiniennes de « besoins très réels d’Israël en matière de sécurité ».
Une campagne d’intimidation
Les deux affaires sont liées d’une autre manière encore.
Avec le cas d’Assange, les États-Unis tentent de créer un précédent juridique international qui leur permettra de traquer impitoyablement ceux qui les critiquent, ceux qui veulent lever le voile du secret sous lequel se dissimulent les responsables occidentaux pour ne pas avoir à répondre de leurs crimes.
Ils veulent réduire au silence ceux qui dénoncent leurs mensonges, leurs manipulations et leurs hypocrisies. Ils espèrent pouvoir faire disparaître dans leur système carcéral ceux qui cherchent à faire respecter l’engagement officiel de l’Occident en faveur d’un ordre démocratique et respectueux du droit.
Parallèlement, et pour des raisons similaires, Washington exige l’opposé pour lui-même et ses États clients tels qu’Israël. Il veut que lui-même et ses vassaux bénéficient d’une totale immunité juridique internationale, quoiqu’ils fassent.
Son veto au Conseil de sécurité est utilisé dans ce but, tout comme sa campagne d’intimidation contre les autorités judiciaires qui entretiennent l’idée fantaisiste que le droit international utilisé pour maîtriser les belligérants puisse s’appliquer d’une manière ou d’une autre à Washington et ses alliés.
Lorsque la cour sœur de la CIJ à La Haye, la Cour pénale internationale, a cherché à enquêter impartialement sur les États-Unis pour crimes de guerre en Afghanistan et sur Israël pour les atrocités commises dans les territoires palestiniens occupés, Washington s’est déchaîné.
Il a imposé des sanctions financières à des personnalités de la CPI et a bloqué l’accès à ses enquêteurs afin qu’ils ne puissent pas exercer leurs fonctions. De même, Israël a empêché une série de rapporteurs spéciaux des Nations unies d’entrer dans les territoires palestiniens occupés pour documenter les violations des droits humains.
L’hypocrisie de l’Occident sur le soulèvement de Gaza est à vomir
Tout comme la persécution d’Assange vise à terroriser d’autres journalistes pour qu’ils n’envisagent pas de demander des comptes aux responsables américains pour leurs crimes, l’intimidation des plus hautes autorités juridiques de la planète envoie un message clair aux systèmes judiciaires nationaux. Ce message semble avoir été très bien reçu à Londres.
Une information sélective
Un autre lien est peut-être le plus important. M. Assange a fait remarquer un jour : « Presque toutes les guerres déclenchées au cours des 50 dernières années ont été la conséquence des mensonges des médias ».
Ce n’est qu’en raison d’un manque d’informations complètes et véridiques – qu’elles aient été passées sous silence par les journalistes de peur de contrarier des acteurs puissants, ou dissimulées par ces mêmes acteurs puissants – que les États peuvent persuader leurs opinions publiques de soutenir les guerres et le pillage des ressources d’autres pays par la force.
Les seules personnes qui profitent de ces guerres sont une petite élite hyper-riche au sommet de la société. Trop souvent, ce sont les gens ordinaires qui en paient le prix, soit en perdant la vie, soit en perdant leurs moyens de vivre à cause de la destruction des secteurs de l’économie dont ils dépendent.
La guerre par procuration qui se poursuit en Ukraine – une guerre financée et armée par l’OTAN contre la Russie, qui utilise l’Ukraine comme champ de bataille – en est une parfaite illustration. Ce sont les Ukrainiens et les Russes ordinaires qui meurent.
L’Occident a encouragé l’effusion de sang, causant la destruction des économies européennes et l’accélération de la désindustrialisation, avec, en conséquence directe des combats, une nouvelle hausse des prix à la consommation qui a touché les plus vulnérables.
Mais quelques-uns – dont les grandes sociétés énergétiques et les fabricants d’armes, ainsi que leurs actionnaires – ont profité de la guerre pour engranger des bénéfices titanesques. C’est exactement le même jeu qui se joue à Gaza.
C’est aux médias qu’il incombe de relier les points entre eux pour les publics occidentaux en jouant leur rôle de contre-pouvoir. Mais une fois de plus, ils ont failli à leur devoir professionnel et moral le plus important. Les bandits ont une fois de plus échappé aux conséquences de leurs crimes.
Les criminels de guerre et les génocidaires de Washington sont libres, tandis qu’Assange est enfermé dans un donjon et que les habitants de Gaza meurent lentement de faim.
Le projet d’Assange visait à inverser la situation. Il s’agissait d’amener les criminels de guerre des capitales occidentales à rendre des comptes en toute vérité et transparence. Il s’agissait de lever le voile.
Si Assange était libéré et si sa libération délivrait de la peur les lanceurs d’alerte et les personnes de conscience qui circulent dans les allées du pouvoir, nous pourrions vivre dans une société où nos dirigeants n’oseraient pas armer et soutenir un état qui se livre à un génocide et affame deux millions de personnes.
Et voilà pourquoi les destins de la population de Gaza et de Julian Assange sont étroitement liés.
Auteur : Jonathan Cook
23 février 2024 – Jonathan-Cook.net – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet