Par Marion Kawas
Il y a 45 ans, au début des années 1970, le mouvement de résistance palestinienne était très différent. Le Liban avait offert au mouvement et aux militants internationaux qui le soutenaient un environnement idéal pour se regrouper et développer la lutte. Des organisations progressistes du monde entier, dont l’AIM (American Indian Movement), ont été accueillies par divers groupes palestiniens pour rendre visite à des administrations, des organisations caritatives, au Centre de recherche de l’OLP et bien sûr dans les camps de réfugiés palestiniens.
Comme j’étais une militante, j’ai été invitée à participer à ces rencontres et j’ai été très impressionnée par la profondeur et l’ampleur de ce qui se passait alors, en particulier en matière de recherche intellectuelle et de développement culturel. Ce qui transparaissait des camps de réfugiés de l’époque, c’était la fierté et la lutte des Palestiniens plutôt que la charité et la victimisation.
J’y suis retournée le mois dernier avec des sentiments mitigés… certes, les choses auraient changé, mais comment et de quelle façon ? Le cas du camp de Tel Zaatar et du Centre de recherche de l’OLP, tous deux aujourd’hui détruits et “invisibles”, rendent emblématique la manière dont l’histoire de cette période de la résistance palestinienne a été occultée.
De nombreux secteurs de Beyrouth et même du sud du Liban vivent une frénésie de surdéveloppement malgré des infrastructures défaillantes et un gouvernement central dysfonctionnel. Dans de nombreuses régions il ne reste aucune trace de de qui s’y trouvait il y a 45 ans, à cause notamment des destructions qui se sont produites pendant la terrible guerre civile et de l’invasion militaire israélienne de 1982.
Les camps de réfugiés palestiniens qui sont encore là (certains ont été détruits) font partie des rares endroits qui paraissent encore familiers, du fait notamment des restrictions officielles et discriminatoires en matière de construction. Et les ruelles étroites et humides, la toile d’araignée des fils électriques aériens, les magnifiques peintures murales à l’entrée de nombreux camps… tout cela rappelle des souvenirs. Mais, si ces camps sont toujours là, à Beyrouth, ils ne sont plus peuplés majoritairement de Palestiniens en raison de l’afflux récent de réfugiés syriens et de travailleurs étrangers ; le Liban a aujourd’hui la population de réfugiés par habitant la plus élevée au monde, une situation que les pays occidentaux ne pourraient ni accepter, ni gérer.
Nous avions, entre autres, pour objectif de retrouver la trace du camp de réfugiés de Tel Zaatar qui a été détruit au début de la guerre civile en 1976. C’était l’un des camps les plus militants et les mieux organisés, mais il a eu la malchance de se trouver dans la mauvaise “zone géographique” de Beyrouth ; je le connaissais bien et j’y avais même vécu pendant une courte période. La personne qui nous a reçus dans le camp de Burj al Barajneh nous a aidés dans notre recherche en interrogeant des passants qui pour la plupart ne savaient même qu’il y avait eu un camp ici.
Nous connaissions son emplacement approximatif, mais nous voulions retrouver le périmètre exact du camp rasé. C’est aujourd’hui un terrain vague couvert d’ordures. Tout signe de vie a été éradiqué. Il n’y a ni plaque commémorative, ni mémorial, aucun signe qu’un camp palestinien, vibrant de la vie de dizaines de milliers de personnes se soit trouvé cet endroit, et qu’au moins 2000 réfugiés y soient morts pendant les trois mois de siège brutal que le camp a subis. Au bout de plus plusieurs heures de recherche épuisantes, nous avons compris que nous ne parviendrions pas à réaliser une meilleure “cartographie” du lieu exact du camp. C’est un épisode supplémentaire de l’histoire palestinienne que le monde semble vouloir absolument effacer !
Ensuite nous sommes allés au camp de Shatila et au cimetière du martyr palestinien. C’est là que nous avons découvert par hasard ce qui constitue probablement le seul mémorial public dédié au camp de Tel Zaatar à Beyrouth, une grande pierre avec une plaque commémorative installée en 1977 par feu Yasser Arafat. Le cimetière contient également les tombes de nombreux dirigeants et intellectuels palestiniens assassinés par les forces spéciales israéliennes, dont Ghassan Khanafani, Kamal Nasser, Kamal Adwan, Muhammed Youssef Al-Najjar, et Majed Abu Sharar. En regardant les rangées de tombes et de pierres tombales, grandes et petites, on ne peut s’empêcher de se demander quelle valeur les dirigeants palestiniens d’aujourd’hui accordent à ces sacrifices.
Le Centre de recherche de l’OLP, autrefois un centre renommé d’analyse palestinienne et d’archivage de tout ce qui a été écrit sur la Palestine, a subi le même sort que Tel Zaatar. Il a été pillé par les forces d’invasion israéliennes en 1982 et il n’a retrouvé par la suite qu’une toute petite partie de ses archives et de ses moyens d’action. En 1983, la dernière institution palestinienne autorisée à rester à Beyrouth après la guerre civile, a été attaquée par une voiture piégée qui a tué 20 personnes et en a blessé beaucoup plus. Depuis, ce qui reste d’archives est laissé à l’abandon, parait-il, dans un camp militaire du désert algérien.
Pourquoi ces périodes essentielles de l’histoire palestinienne sont-elles aujourd’hui si oubliées, si difficiles à retracer et à célébrer? Il y a toujours eu au Liban des forces réactionnaires violemment hostiles aux Palestiniens dont les droits en matière d’emploi, d’éducation et dans d’autres domaines font d’ailleurs toujours l’objet de restrictions importantes. Mais l’Autorité palestinienne a également joué un rôle crucial, intentionnel ou pas, dans la disparition des archives et des récits de cette période de la lutte palestinienne. Les Archives nationales palestiniennes ont remplacé le Centre de recherche dès que l’Autorité palestinienne a pris le pouvoir à Ramallah.
L’objectif des Archives nationales palestiniennes était supposément la “construction de l’État” et le directeur a déclaré lors de son inauguration qu’ “un processus de construction institutionnelle a immédiatement commencé comme fondation d’un État libre et indépendant…”. Notre principale motivation [pour la construction du bâtiment des Archives nationales palestiniennes] est la ferme conviction qu’il est nécessaire de préserver la mémoire de notre peuple et celle du nouvel organe de direction que constitue l’Autorité nationale palestinienne.” Un discours auquel on pouvait prêter foi il y a environ 25 ans, mais qui fait aujourd’hui l’effet d’une plaisanterie cruelle et qui résonne comme une dénonciation du Processus d’Oslo et de son impact sur la lutte palestinienne.
Le récit historique de ce que le mouvement palestinien a réalisé à Beyrouth dans les années 1970 et les fruits de cette renaissance palestinienne incarnée par les meilleurs penseurs de l’époque, ne collent pas avec les nouveaux objectifs de l’AP. Cette période de la lutte était caractérisée par un dévouement et un courage qui font ressortir, par contraste, la honteuse collaboration ouverte de l’AP avec l’occupant. Les dirigeants palestiniens actuels refusent de célébrer cette période de la lutte palestinienne et essaient même de la faire oublier car cela soulèverait trop de questions gênantes sur la situation actuelle du mouvement palestinien et les leçons perdues sur le chemin de Beyrouth à Ramallah.
(Partie 2 à suivre – Le Sumoud vit dans les camps palestiniens au Liban)
* Marion Kawas est membre de l’Association Canada-Palestine et coanimatrice de Voice of Palestine. Visitez son site : www.cpavancouver.org.
15 décembre 2018 – The Palestine Chronicle – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet