Par Robert Fisk
C’est facile de penser que la guerre est finie. Jusqu’à ce que les mortiers d’el-Ghouta sifflent au-dessus de Damas et explosent dans l’ancienne zone chrétienne de Bab el-Roma avec ses épiceries et ses restaurants. Six morts. Ou quand un officier de l’armée vient et te dit avec désinvolture : « Tu te souviens du Capitaine Walid ? Il a été martyrisé il y a quatre jours. » Je me suis toujours senti mal à l’aise avec le mot « martyr » – qu’il concerne n’importe quel soldat ou civil, et où que ce soit.
Mais c’est ainsi que l’homme se référait au capitaine Walid Jabbour Khalil. C’était un correspondant de guerre de l’armée syrienne. Il portait un cahier, pas un fusil, et il avait un travail dangereux.
Je le connaissais, mais pas bien. L’année dernière, il couvrait la guerre sur les montagnes de Qalamoun au-dessus du Liban, un homme petit, gai, moustachu, qui, je le pensais, était plus heureux en tant que reporter militaire officiel que fantassin. Il avait raconté comment les corps des combattants d’al-Nosra gisaient sur le bord d’un escarpement tout juste conquis par l’armée et ses alliés du Hezbollah.
Les reporters officiels et les photographes russes et allemands avaient une courte espérance de vie pendant la Seconde Guerre mondiale – leurs adversaires alliés un peu plus – et ils ont tenté leur chance dans des batailles, cruelles et équitables, du côté des agresseurs ou des libérateurs. Walid Jabbour, comme ses collègues, faisait un bilan de la guerre de l’armée syrienne, une lutte sans pitié comme toute autre dans l’histoire récente du Moyen-Orient. Il a été abattu par un tireur d’élite – probablement d’al-Nosra – dans la bataille de Harasta, à l’est de Damas. Il portait un gilet pare-balles. La balle, très soigneusement tirée selon ses collègues, le frappa juste sous le côté inférieur gauche de l’armure de protection.
Par une de ces horribles ironies que la guerre réserve régulièrement, Jabbour et ses camarades réalisaient il y a deux semaines un documentaire sur leur propre travail. Sa mort, alors qu’il franchissait une porte, fut enregistrée par un de ses amis photographes. Il était chrétien – le genre de petites choses que nous devons consigner aujourd’hui, dans une guerre qui plaque ses autocollants sectaires multicolores sur le paysage de chaque carte syrienne. Il avait 38 ans, marié, avec un jeune fils. Son commandant, un général de Damas, assista à l’enterrement – musulman, c’était la fois qu’il assistait à une cérémonie religieuse dans une église chrétienne. Il prononça un discours sur le cercueil, et dit-il, fut étonné par la musique et les vêtements extraordinaires des prêtres.
Fadi Zidan, un martyr parmi tant d’autres
Le pouvoir d’Internet a envahi toutes les guerres maintenant et ce n’est pas seulement Jabbour dont la mort choque chaque famille. Il y a plus d’avis de décès pour les soldats du gouvernement syrien que pour les civils des deux camps – les chiffres des victimes de la guerre syrienne, entre 240 000 et 450 000 morts, atteignent maintenant des quantités pas fiables du tout. Pour ce que nous savons, ils pourraient même être plus près d’un demi-million, bien que ce soit peu probable.
Mais chaque Syrien connaît – et a revu en boucle – les images bouleversantes et émouvantes de la mort de Fadi Zidan, 19 ans, un cadet de la milice “Défense nationale”. Il s’était engagé en 2015 et quatre jours plus tard, il a été capturé par des combattants de l’EI à Palmyre. Et là, son destin terrible a été enregistré pour toujours – largement ignoré en Occident, bien sûr, mais considéré à l’intérieur de la Syrie avec toute la révérence (ou la haine, selon le point de vue) que les humains donnent à une icône religieuse.
Parce qu’il était alaouite – ou « nusairi », comme le qualifiaient ses bourreaux dans la vidéo – l’EI décida qu’il était hérétique ainsi que conducteur de char (chose impossible, puisqu’il n’avait revêtu l’uniforme que depuis quatre jours) et le visage glaçant d’une silhouette blanche derrière le jeune homme le condamna à être tué « comme tu le fais pour notre peuple ». Zidan apparaît vêtu de la combinaison d’infamie orange de Guantanamo et de l’EI, les pieds enchaînés. Et l’homme en blanc annonce qu’il sera écrasé par un char syrien capturé.
Les images suivantes montrent Zidan debout environ 20 mètres devant un tank rugissant qui fonce à pleins gaz. Il se tourne désespérément vers la droite, sautille dans ses chaînes pour éviter sa mort, mais la chenille gauche le rattrape. Les Syriens ont vu les images non éditées. Les lecteurs devraient être épargnés. Tout ce qui reste de lui sur les dernières images du film est une masse de chiffons écrasés de couleur orange sur la route derrière le char. Un groupe de soldats de l’EI crient « Allahu Akbar !” Les Serbes ont fait de même pour les Musulmans de la vallée Drina. C’est ainsi aussi que le général ouzbek Dustum a puni ses ennemis au nord de l’Afghanistan.
Mais comment contempler une telle barbarie ? Et continuer à accepter, de la manière nonchalante et facile comme nous le faisons en Occident, que les civils syriens soient détruits, gazés et affamés ? J’étais dans un village de pierre noire au nord-ouest de Hama la semaine dernière – détruit, bien sûr – quand un major de l’armée syrienne a déclaré : « Mon cousin a été martyrisé ici il y a trois ans. »
Peu à peu, de plus en plus de chiffres émergent. Dans le petit village d’Arabiyah, dans la même campagne, il y avait environ 350 cadavres d’hommes en uniforme – de l’armée syrienne ou des groupes de “Défense nationale”. L’énormité de la chose apparaît lorsque l’on se rend compte que le village, composée d’hommes, de femmes et d’enfants, ne compte qu’à peine 8 000 habitants.
En 2 000 km, je n’ai croisé aucun membre du Hezbollah, ni aucun garde révolutionnaire iranien
Combien de victimes dans les rangs de l’armée de Bachar al-Assad pendant cette guerre ? Je pense que le cap des 70 000 morts a été franchi il y a quelques mois. Quatre-vingt mille, peut-être. Quelles dédommagements leurs familles peuvent-elles attendre de tels sacrifices ? Il y aura des dettes à payer.
Je dois dire, cependant, qu’après une tournée de près de 2 000 kilomètres sur une bonne partie de la Syrie – pour la première fois ces tout derniers mois – je n’ai pas croisé un seul membre du Hezbollah, ou un garde révolutionnaire iranien. Puisque les dirigeants occidentaux croient que la Syrie est envahie par les Iraniens, la chose mérite d’être notée.
Je voyage là où je le souhaite – à part, bien sûr, dans les petites zones encore occupées par l’EI – et je repérerais rapidement un combattant du Hezbollah (généralement parce qu’ils viennent du Liban, où je vis, et que je connais certains d’entre eux). Mais il y a beaucoup de Russes qui patrouillent sur les autoroutes du désert, allant même jusqu’à faire passer des convois sur la principale route d’approvisionnement de Homs à Alep.
Pourtant, je ne peux pas oublier la rafale de mortiers qui s’est écrasée sur Bab Touma il y a quelques jours. Et, après avoir passé littéralement plus de 100 points de contrôle militaires, je trouve les soldats syriens un peu trop confiants en ce moment, trop prêts à croire que c’est presque fini. Les guerres peuvent être plus dangereuses lorsqu’elles sont proches de la fin.
* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.
1° février 2018 – The Independent – Traduction : Yetiblog – Pierrick Tillet