Les Palestiniens ont tout perdu et transcendent leur humanité

Après 11 mois d'assauts continus des forces coloniales israéliennes, la quasi-totalité de la population de la bande de Gaza a été déplacée. Beaucoup vivent dans des camps de fortune sans accès aux infrastructures de base, à la nourriture ou à l'eau. La surpopulation a laissé peu d'espace pour les tentes, obligeant de nombreux Palestiniens à vivre au milieu des décombres, malgré la toxicité probable des munitions utilisées - Photo : Doaa Albaz / Activestills

Par Ali Abdel-Wahab

Cela fait dix mois que nous, Palestiniens de Gaza, vivons les affres d’un génocide, et quand nous pensons à ce qui nous reste de nos vies, nous nous demandons si nous pourrons un jour surmonter toutes nos pertes ? Quant à moi, je fais partie des quelques privilégiés qui ont réussi à échapper au génocide, en laissant derrière eux une famille, un monde détruit et les souvenirs de toute une vie. Maintenant que j’ai la chance d’être en sécurité, je me demande qui je suis et ce qu’il reste de moi, après toutes ces pertes et toutes ces souffrances.

On estime que 186 000 Palestiniens de Gaza ont été exterminés – directement ou indirectement, depuis le 7 octobre 2023 – par Israël. L’Etat hébreu assassine et affame la population, détruit les installations médicales, les installations de traitement des eaux usées et les stations d’eau potable, empêche l’arrivée des aides médicales de première nécessité, etc.

La destruction apocalyptique de tous les aspects de la vie à Gaza a également entraîné l’accumulation de milliers de tonnes d’ordures qui empoisonnent l’eau et ravivent des épidémies que l’on croyait disparues.

8 % de la population a été assassinée à Gaza, ce qui équivaut à 27 millions de citoyens américains, 5 400 000 citoyens britanniques, et 6 600 000 citoyens allemands. Au cours du neuvième mois de la guerre génocidaire menée par Israël contre Gaza, 150 000 logements ont été complètement détruits, 200 000 logements ont été partiellement détruits et 80 000 logements sont désormais inhabitables.

En moins d’un an, Israël a largué plus de 80 000 tonnes d’explosifs sur la bande de Gaza, et son ciblage délibéré du secteur de la santé de Gaza a détruit 32 hôpitaux et 64 centres de santé, et largement endommagé 161 autres établissements de santé.

Mais Israël ne s’est pas contenté d’anéantir les infrastructures vitales de Gaza ; dix mois après le début de la guerre, Israël a détruit 114 écoles et universités, et en a partiellement détruit 326 autres ; l’Etat d’occupation a détruit 609 mosquées, en a partiellement détruit 211, et a détruit trois églises.

Il est important de prendre conscience de l’ampleur des pertes. Mais il est essentiel de ne pas s’attarder sur des chiffres qui réduisent les Palestiniens et leur vie à des données quantifiables.

Il faut bien comprendre qu’il y a une histoire derrière chaque individu assassiné, mutilé, traumatisé et affamé. Chaque hôpital et chaque centre médical a sauvé et perdu des vies ; chaque école et chaque mosquée a nourri des esprits et servi de foyer aux réfugiés. La vie et les émotions humaines n’ont rien d’abstrait ; les chiffres ne peuvent pas rendre compte de la profondeur de la souffrance et de l’impact psychologique des pertes subies.

Maintenant que j’ai la chance de ne plus vivre sous la menace d’une mort imminente, je peux regarder les nouvelles, et je me pose des questions sur la couverture médiatique du génocide. En écoutant, aux informations et dans les médias sociaux, les responsables de la santé, rapporter le nombre de morts et de blessés graves causés par les monstrueux bombardements, je pense aux incalculables dégâts psychologiques qu’ils entraînent.

Comment peut-on les identifier ? Comment les mesurer au-delà des données quantitatives et statistiques ? Comment appréhender et interpréter l’expérience humaine intérieure et subjective de quelqu’un qui parvient à survivre aux massacres, à la faim, la soif et la maladie, pendant dix mois, en se déplaçant constamment sous les incessants bombardements, à l’intérieur d’une prison à ciel ouvert de 40 km de long où s’entassent deux millions de personnes ?

Entre la vie et la mort

Au 189e jour de la guerre, ma femme, notre fils et moi-même avons dû fuir notre maison située dans la ville de Gaza et, en octobre, nous avons été forcés de nous réfugiés à Rafah, après avoir passé trois mois à al-Maghazi chez des parents proches (j’ai raconté cela dans un autre article).

A notre arrivée à Rafah, je suis allé faire quelques courses. Dans la rue, j’ai vu un garçon tout seul sur le trottoir. Je me suis arrêté et je lui ai demandé comment il allait. Nous avons bavardé un peu et je lui ai demandé ce qu’il faisait de son temps. Il m’a répondu : « Cette année, tout ce que j’ai fait, c’est attendre, porter des sacs et rester dehors pour être prêt à s’enfuir ». Il avait neuf ans.

Quelques jours plus tard, je prenais un café avec des amis dans l’une des tentes-cafés installées le long de la plage. Nous échangions des souvenirs d’école et pouvions entendre les conversations autour de nous, à travers la fine étoffe de la tente. Un groupe d’adolescents était assis dans la tente voisine. J’ai écouté leur conversation en silence pendant un moment.

L’un d’eux a déclaré : « Avant, tout ce qui m’intéressait, c’était d’avoir une meilleure vie, d’épater mes copains et de flirter avec les filles. Et là, ça fait plus de 200 jours que je ne fais que chercher un endroit pour faire pipi tranquillement, et que je me demande quand je pourrai prendre une vraie douche. »

Un autre jour, alors que j’enquêtais sur le terrain avec une organisation humanitaire internationale, j’ai rencontré une mère avec ses trois enfants. Elle m’a dit : « Autrefois, je rendais visite à mes parents tous les week-ends et je voyais leur visages s’illuminer en voyant mes enfants. Ils sont morts sous les bombes et ils me manquent beaucoup. Je me fais un devoir de parler à mes enfants de mes parents et de l’amour qu’ils leur portaient. Je pense à la peine qu’ils auraient si je disparaissais moi aussi ».

Un peu plus tard, le même jour, j’ai rencontré un père avec cinq enfants dans une autre tente. « Je regrette d’avoir eu des enfants », a-t-il déclaré. « Je voulais qu’ils aient une plus belle vie que moi. Mais nous voilà, ici, sous une tente ».

Il montre du doigt l’un de ses enfants. « Je vois Hamada jouer parmi les tentes et je souffre de voir ce que sa vie est devenue. Il n’a plus rien de l’enfant qui voulait acheter des cahiers et des crayons de couleur, et qui pleurait pour que je lui achète le cartable qu’il voulait. Il ne sait pas ce qui l’attend ni ce que l’avenir lui réserve. Et moi non plus ».

Tous les habitants de Gaza qui ont survécu au génocide ont énormément perdu. Ils n’ont pas seulement perdu leur maison, leurs amis ou leur famille ; certains d’entre eux ont perdu un pied ou une main, voire les deux ; d’autres ont perdu la vue ou l’ouïe, et d’autres ont le visage et le corps brûlés. D’autres encore ont perdu tout cela à la fois au cours de cette dernière agression israélienne contre Gaza ou des précédentes.

L’expression WCNSF : Wounded Child, No Surviving Family (enfant blessé, seul survivant de toute la famille) décrit l’une des conséquences les plus douloureuses de ce génocide. Une expression horrible pour décrire toute l’horreur et la dévastation qu’endurent d’innombrables enfants palestiniens !

Tout le monde à Gaza a subi des pertes et des souffrances extrêmes, mais personne ne peut se permettre de faire son deuil pour le moment, car il faut survivre quoiqu’il en coûte. En dépit des 80 000 tonnes d’explosifs qui sont tombés du ciel, la vie continue à Gaza.

Les Palestiniens de Gaza ne sont pas seulement des êtres humains dont l’instinct de vie a dépassé toute attente ; leur souci n’est plus d’améliorer leur vie ou de contrôler leurs pulsions et leurs appétits. Pour survivre, les Palestiniens de Gaza s’accrochent à la vie comme personne d’autre ; ils se surpassent comme personne d’autre ; et ils parlent de l’avenir comme s’ils étaient immortels. Malgré cela, leur résilience, leur Sumud ne sera pas éternel.

Que signifie la perte à Gaza ?

La perte, c’est la perte du père qui m’a accueilli, à Rafah, avec son lumineux sourire de toujours, bien qu’il ait perdu la femme et les enfants qui partageaient sa vie depuis plus d’une décennie, avec toutes les émotions associées à la parentalité, au couple et à la famille. Ce père a retourné les pierres de leur maison détruite, pour trouver des restes de ses enfants et de sa femme. Il a sorti des décombres un os de cuisse, et a lutté désespérément pour recréer dans son esprit une belle image de sa famille, une image qui dépassait la réalité.

Il a réussi à se convaincre que ce qu’il avait entre les mains n’était qu’un os, et il a poursuivi sa mission d’enterrer sa famille. Les enterrer était la seule chose qu’il attendait encore de Dieu, de la nature et de l’univers tout entier. Lorsqu’un corps a été extrait des décombres de l’immeuble où sa famille avait été réduite en miettes, il s’est réjoui pour la famille du défunt en disant : « Quelle chance vous avez d’avoir trouvé son corps en une seul morceau ! »

La perte, c’est la perte du foyer qu’on avait créé, le havre de paix où l’on vivait avec les siens comme dans une sorte de paradis terrestre de souvenirs, et de rêves, et de ne plus pouvoir se le représenter que, de loin, à travers les images et les vidéos de sa destruction.

Mais le sentiment de perte est plus large encore. Comme beaucoup à Gaza, nous avons été contraints de quitter nos foyers à la hâte. Nous avons pris ce que nous pouvions, mais ce n’était pas grand-chose. Heureusement, nous avions une voiture ; la plupart des gens ne peuvent emporter que ce qu’ils peuvent porter sur le dos et dans des sacs ; à Gaza, les réfugiés se déplacent le plus souvent à pied.

Pour ceux qui n’ont plus rien et qui ont perdu des êtres chers dans les explosions et les incendies, le sentiment de perte est intensifié par la perte des objets usuels qui leur permettraient de se rappeler ceux qu’ils ont perdus, leurs goûts, leur odeur. Il est presque impossible de faire son deuil lorsqu’on est privé des affaires et des objets familiers des chers disparus, c’est cela aussi la perte.

En général, on guérit avec le temps et l’oubli, mais à Gaza, les Palestiniens ne veulent pas oublier. Qui d’entre nous a oublié ce qui s’est passé en 1948 ? Qui d’entre nous a oublié 2008/2009, 2012, 2014 ou 2021 ? La mémoire est notre héritage et notre plus grande forme de résistance.

Même ceux qui sont restés chez eux dans la ville de Gaza et dans le nord de la bande de Gaza ont énormément perdu. Ils pourraient avoir un sentiment de victoire, rien que pour avoir réussi, contre toute attente, à survivre au génocide dans leurs maisons en ruines et à démontrer ainsi la force et la puissance de leur Sumud. Mais dans la guerre d’Israël, le génocide humain est aussi un génocide matériel.

Il ne reste rien autour des survivants. Et que signifie survivre quand ceux qui restent sont privés de nourriture, d’eau et de médicaments ? Que signifie survivre quand ceux que le Sumud a maintenus en vie doivent voir leurs enfants, leurs frères et sœurs, leurs parents et leurs proches réduits en cendres ou mourir de faim et de maladies évitables ?

Les Palestiniens qui « survivent » dans le nord de Gaza, se retrouvent dans un état de conflit interne, de dissonance cognitive, qui les incite à fuir vers le sud. Mais lorsqu’ils entendent les informations sur les conditions de vie dans le sud, rester au nord – affamés, assoiffés et malades, à éviter les roquettes et les balles tout en essayant de surmonter neuf mois de perte et de chagrin inimaginables – paraît une meilleure idée que de fuir vers le sud ; au moins, dans le nord, ils sont toujours dans leurs maisons, leurs refuges.

Comprendre la perte est impossible. Elle est indicible, tout comme la douleur infinie des habitants de Gaza. Les Palestiniens de Gaza répètent un dicton à chaque nouveau massacre : « Qui meurt survit, qui survit meurt », un dicton qui a des implications à la fois internes et externes.

Sur le plan interne, cela signifie que ceux qui meurent n’ont plus à faire la queue pour avoir de l’eau ou de la nourriture, qu’ils ne sont plus terrorisés par les tapis de bombes et les assassinats ciblés, que leur souffrance a pris fin.

Sur le plan extérieur, cela signifie que ce monde n’est pas vivable, que la place centrale de l’homme dans l’univers n’est rien d’autre qu’une illusion et que le droit et la justice sont très relatifs.

Aucune condamnation internationale de la guerre génocidaire d’Israël, que ce soit par des États ou des tribunaux internationaux, n’a conduit à la justice, et encore moins à un cessez-le-feu. Même la morale est relative, jamais absolue. À quoi cela sert-il de vivre ? Les morts sont les vrais survivants de toutes ces illusions.

L’homme transcendé

Nietzsche a dit : « Vivre, c’est souffrir, survivre, c’est trouver un sens à la souffrance ». Si trouver un sens à la souffrance élève l’homme à un niveau supérieur, alors les Palestiniens de Gaza ne se sont pas seulement élevés, ils ont transcendé la condition humaine et les limites du corps et de l’esprit.

La question de savoir si les Palestiniens réussiront à vaincre les obstacles et à se rétablir au « lendemain » de la guerre réduit les habitants de Gaza à de simples humains ; elle ne permet pas de comprendre ce que les Palestiniens de Gaza sont devenus.

Les Palestiniens de Gaza sont libérés de leur humanité. Ils sont libérés des prisons intellectuelles humaines, de la mentalité de troupeau, qu’elle soit religieuse, politique ou idéologique.

En même temps qu’ils transcendent de plus en plus leur humanité avec chaque nouvelle journée de carnage, leur conscience se tourne vers le passé, vers l’époque lointaine où ils ne vivaient pas sous la botte d’occupants génocidaires.

Alors, la résilience, le Sumud, en tant que contrat national perd de son sens ; cette guerre en a fait un mythe, une illusion comme l’illusion de l’humanité, car cette guerre n’est pas comme celles qui l’ont précédée.

Cette guerre est une guerre d’extermination, et le seul espoir que peuvent encore avoir ceux qui n’ont pas encore été assassinés, est qu’un héros se lève et y mette fin, mette fin à ce massacre.

3 septembre 2024 – Palestine Studies – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet