Par Richard Falk
Les démocraties libérales restent honteusement complices d’Israël, malgré le génocide en cours du peuple palestinien.
Les spécialistes de la politique mondiale ont compris depuis longtemps que lorsque les intérêts stratégiques des principaux États sont en jeu, le droit international est marginalisé, à moins qu’il ne soit utile pour mener une guerre de propagande contre les adversaires.
En effet, l’Organisation des Nations Unies a été conçue de manière à prendre en compte cette caractéristique de la vie politique internationale. Sinon, accorder un droit de véto aux vainqueurs de la Deuxième guerre mondiale n’aurait eu aucun sens.
Une telle exonération du droit international était aussi évidente aux procès pour crimes de guerre qui se sont tenus à Nuremberg et à Tokyo, lors desquels seuls les crimes des vaincus furent examinés pour responsabilité juridique, et les crimes manifestes des vainqueurs – tels que le bombardement aveugle de Dresde et les attaques à la bombe atomique d’Hiroshima et Nagasaki – n’ont pas donné lieu à des poursuites judiciaires.
Encore aujourd’hui, pour des raisons compréhensibles, beaucoup de personnes au Japon pensent que l’utilisation d’armes de destruction massive contre les populations civiles de ces deux villes relève du génocide.
En même temps, les démocraties victorieuses après 1945 semblaient vraiment engagées à créer un ordre mondial stable, protecteur des droits humains, et respectueux des droits souverains des états plus faibles. Certes, la Guerre Froide a entravé de tels projets idéalistes, paralyser l’ONU dans le cadre du maintien de la paix et de la sécurité, et minimisé dans une large mesure l’adhésion au droit international.
Avec la fin de la Guerre Froide, incarnée par la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’Union Soviétique, il semblait que les valeurs de la démocratie libérale – dont le respect du droit international et des procédures mondiales – seraient promues et combleraient de manière responsable le vide géopolitique causé par la disparition de l’Union Soviétique, qui plaçait les Etats-Unis au rang de seule superpuissance.
Mais il ne devait pas en être ainsi. Les Etats-Unis investirent lourdement dans l’ordre mondial post guerre froide, mais le firent en s’appuyant principalement sur leur puissance économique et militaire, dans le but de forger un avenir articulé autour des marchés, des alliances et du militarisme. Ils ont négligé les occasions de renforcer l’ONU et de parvenir au désarmement nucléaire, et les moyens de combiner le statut géopolitique et une conception politique internationale durable basée sur le droit.
Occasions manquées
Ces occasions manquées d’améliorer l’ordre mondial en fusionnant les intérêts stratégiques avec une politique étrangère axée sur le droit n’ont jamais été sérieusement envisagées par les think tanks de Washington ou les élites de politique étrangère, car le militarisme intérieur était bien trop ancré dans l’économie, la culture politique et le consensus sécuritaire de la bureaucratie militarisée.
Les conséquences de la guerre froide ont mené à une ère d’unilatéralisme politique, qui accordait un soutien tangible à des alliés spéciaux, tels qu’Israël, Taiwan, et l’Ukraine, même s’ils défiaient le droit international et se soustrayaient aux procédures de résolution de conflit pacifique.
La montée en puissance de la Chine autocratique, combinant la violation des droits de l’homme à l’intérieur et son ascension rapide au statut de superpuissance, représentait un défi pour le centralisme préféré de l’OTAN dirigée par les EU et la vision de l’avenir dictée par le marché.
En 2021, avec l’arrivée aux commandes de la politique étrangère du couple Biden-Blinken, la Chine fut sévèrement rappelée à l’ordre et sommée de se conformer à « un ordre international basé sur des règles », que Beijing était accusée de violer dans sa façon de traiter les Tibétains et la minorité ouighour, par son encouragement des politiques répressives à Hong Kong, et la menace qu’elle faisait peser sur l’indépendance de Taiwan.
Étrangement, le Secrétaire d’État Antony Blinken n’a jamais fait de lien entre ces règles et le droit international et l’autorité onusienne. Cette exhortation à la gouvernance par des règles ressemblait davantage à une réaffirmation de la primauté géopolitique états-unienne, sans que le comportement de Washington en politique étrangère ne soient soumis à des contraintes.
Puis est survenue l’attaque de l’Ukraine par la Russie en février 2022, qui était sans conteste une violation de la l’interdiction légale d’agression, l’un des quelques principes juridiques de l’ordre mondial que les acteurs géopolitiques ont globalement respecté depuis 1945, et qui est soutenu par la plupart des états, comme l’a confirmé l’Assemblée Générale en condamnant à une majorité écrasante l’agression russe.
Washington, en tant que leader auto proclamé d’une alliance d’états démocratiques, semblait offrir au monde un respect au moins global des règles les plus fondamentales du droit international, malgré son propre brouillage des lignes rouges juridiques lors des guerres au Kosovo (1999) et en Irak (2003). Mais leurs prétextes légaux tant soit peu plausibles ont réduit au silence l’opposition des gouvernements, de l’ONU et de l’opinion publique, bien que dans le cas de l’Irak des millions de personnes aient protesté contre l’invasion menée par les Etats-Unis.
La réaction de l’opinion publique mondiale d’il y a 20 ans n’a été surpassée que par les réactions au long passé de brutalité d’Israël à l’égard du peuple palestinien, qui a atteint un paroxysme génocidaire au cours des six derniers mois de violence à Gaza.
Brouillage des lignes rouges
De toutes les lignes rouges, aucune n’a été plus largement reconnue que celle que constitue le « génocide », bien qu’il soit souvent difficile de la caractériser juridiquement en plein conflits ethniques ou lors de combats en temps de guerre. Le génocide est clairement proscrit par le droit international et fait l’objet de pressions diplomatiques, qui se sont accrues tandis que l’assaut israélien se poursuit, que l’indignation publique s’est intensifiée et que la complicité de l’Occident persiste obstinément.
L’autorité normative de qualification de génocide d’avant Gaza était si forte que l’ancien président des Etats-Unis Bill Clinton a interdit l’utilisation du mot dans le discours officiel en 1994, craignant que qualifier de « génocide » le carnage en cours au Rwanda ne fasse peser d’irrésistibles pressions sur les EU pour qu’ils agissent afin d’arrêter le massacre.
La politique de nettoyage ethnique de la Serbie du milieu des années 1990 lors de la guerre de Bosnie a fait l’objet d’une plainte auprès de la Cour Internationale de justice (CIJ) en tant que génocide, mais la difficulté de prouver l’intention s’est avérée trop grande. Plus récemment, la politique répressive du Myanmar à l’encontre des Rohingyas musulmans fut largement considérée comme relevant du génocide, menant à une plainte de la Gambie auprès de la CIJ dont l’instruction est toujours en cours.
Pendant des années, Israël a invoqué avec succès l’Holocauste pour obscurcir son propre processus de tactiques coercitives, assorti d’atrocités, visant à déposséder et expulser un maximum de la population autochtone palestinienne majoritaire lors du processus de création de l’état d’Israël en 1948 et de l’occupation de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et de gaza en 1967.
Il a réussi à décrédibiliser le chœur international des voix hostiles à sa politique d’occupation en le qualifiant d’expression « d’antisémitisme », et même actuellement il répond aux critiques de ses pratiques par l’argument spécieux selon lequel il ne peut être coupable de génocide, car il a lui-même été la victime du plus grand génocide de tous les temps – prétention qui rappelle le célèbre vers d’un poème de WH Auden, « ceux à qui le mal est fait rendent le mal en retour ».
Comment, alors, comprendre cette volonté des anciennes puissances coloniales occidentales de maintenir divers niveaux de soutien à Israël tandis qu’il commet, en temps réel, le plus transparent génocide de toute l’histoire humaine ?
Ce processus d’extermination a été scandaleusement justifié par un discours déshumanisant de la part des dirigeants israéliens au plus haut niveau, dont le premier ministre Benjamin Netanyahou, et le ministre de la défense Yoav Gallant. Depuis six mois, la violence aveugle et disproportionnée décime les 2,3 millions de civils palestiniens vivant à Gaza, détruisant leur habitat déjà démuni. Le génocide sert d’instrument coercitif pour induire une expulsion forcée de masse, mettant en œuvre la philosophie du colon « partez ou mourrez »
Soutien indéfectible
Le gouvernement de coalition Netanyahou qui a pris ses fonctions en Israël en janvier 2023 a été considéré, même en Occident, comme la direction la plus « extrémiste » de toute l’histoire d’Israël.
Ce qui le rend extrémiste – mis à part des postes ministériels attribués à des dirigeants du Jewish Power party (Itamar Ben Gvir) et du Religious Zionism (Bezalel Smotrich) – c’est le feu vert accordé immédiatement à la violence des colons en Cisjordanie occupée, l’effacement de toute entité politique palestinienne d’une carte du « Moyen-Orient » qu’a déroulée Netanyahu à l’ONU, et par-dessus tout, la détermination à peine déguisée d’amener à son terme le projet sioniste d’incorporer la Cisjordanie et si possible Gaza dans le « Grand Israël »
Plusieurs mois après la prise de pouvoir de ce gouvernement est survenue l’attaque du Hamas le 7 octobre. L’assaut israélien a suivi, atteignant le stade où des autorités internationales ont fait des déclarations suggérant qu’Israël se rendait coupable de génocide. La CIJ a jugé en janvier qu’il était « plausible » qu’Israël ait commis des actes de génocide à Gaza, la cour votant à 15 contre 2 pour ordonner à l’état d’Israël de prendre toutes les mesures possibles pour mettre fin à de tels actes.
De façon plus concluante, en mars, un rapport méticuleux de la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les territoires palestiniens occupées a trouvé des « motifs raisonnables de penser que le seuil indiquant la perpétration d’un génocide par Israël avait été franchi. »
Bien que les dirigeants israéliens n’aient dès le début fait aucun effort pour cacher leurs intentions génocidaires, et que les images diffusées quotidiennement à la télévision et sur les réseaux sociaux rendent ce génocide tangible aux yeux et oreilles du monde entier, il n’a étrangement pas incité les démocraties libérales du monde à adapter leur politique.
Et surtout les Etats-Unis sont restés inflexibles. Ils ont opposé leur véto à une série de résolutions en faveur d’un cessez-le-feu au Conseil de Sécurité de l’ONU, qualifié la plainte pour génocide à la CIJ « sans fondement », et ont écarté l’ impressionnant rapport analytique sur le génocide de la distinguée rapporteuse spéciale de l’ONU, Francesca Albanese, comme étant l’œuvre d’une antisémite, tout en insistant pour que le congrès approuve une aide militaire accrue (bombes et munitions) à destination d’Israël, lui assurant en même temps un soutien diplomatique indéfectible sur la scène internationale.
Tollé médiatique
Le gouvernement états-unien n’a finalement modéré sa posture sans compromis qu’après qu’il fut devenu évident qu’elle faisait du tort aux perspectives de réélection du président Joe Biden à la présidentielle de 2024, et après la réaction furieuse qui a suivi l’attaque ce mois-ci d’un convoi de la World Central Kitchen tuant sept travailleurs humanitaires (dont six étaient des Occidentaux) dont la tâche était d’apporter de la nourriture aux Palestiniens affamés.
Cet évènement a suscité en Occident un tollé médiatique si fort qu’il a amené Netanyahu à présenter de rares excuses. Cet incident tragique a aussi validé le soupçon que le meurtre d’Européens innocents avait une bien plus grande résonance en Occident que le meurtre de milliers de Palestiniens innocents, y compris des patients hospitalisés et le personnel hospitalier.
Comment expliquer cette complicité honteuse avec Israël, et ce rejet total du droit international, face à un génocide si transparent et cruel ? Si les Etats-Unis sont prêts à exonérer Israël du crime de génocide, le crime des crimes, d’une façon si flagrante, ils envoient le message au monde entier que même dans les circonstances les plus horribles, les affinités géopolitiques prévalent sur le droit et la moralité – même pour les démocraties libérales.
Il existe d’autres facteurs qui ont contribué à ce sombre virage dans la politique mondiale, dont la déshumanisation du peuple palestinien depuis des décennies reposant sur la présomption que toute la population de Gaza est contaminée par le Hamas ; la vision orientaliste que les Palestiniens et les Arabes musulmans sont d’une certaine manière sous-humains ; les grossières pressions exercées aux Etats-Unis par le lobby israélien ; et un sentiment persistant de culpabilité en Europe, surtout en Allemagne.
Mais phénomène plus profond peut-être , quoique moins visible, nous assistons à un choc des « civilisations » plus vaste, entre d’une part les anciennes puissances coloniales européennes et leurs dérivés colonisateurs de peuplement, et de l’autre les sociétés et mouvements islamiques, auxquels viennent s’ajouter de nombreuses anciennes colonies – sur le modèle de la prophétie de Samuel Huntington des années 1990 de « l’Occident contre le reste du monde »
En ce qui concerne Israël, les Etats-Unis sont depuis longtemps une démocratie qui n’offre aucun choix, dans laquelle deux partis politiques rivalisent en se vantant de leur crédibilité pro-Israël supérieure. Cette situation ne prendra fin que lorsque l’un au moins des partis ne fasse preuve d’un art de gouverner responsable, basé sur le respect du droit international et l’autorité de l’ONU.
En attendant, de sombres nuages menaçants vont planer au-dessus de la planète, et la victimisation cruelle du peuple palestinien va se poursuivre jusqu’à ce que de nouveaux horizons d’espoir n’apparaissent.
Auteur : Richard Falk
* Richard Falk est professeur émérite, détenteur de la chaire Albert G Milbank de droit international à l’université de Princeton et chercheur à Orfalea Center of Global Studies.Il a aussi été rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme palestiniens. Pour consulter son blog et son compte Twitter
12 avril 2024 – Middle East Eye – Traduction: Chronique de Palestine – MJB