C’était un après-midi de juillet torride, et l’onde choc des bombes était si intense que son corps semblait vibrer au même rythme. Elle n’a pas eu le temps de se demander si elle devait mettre son hidjab, quelles affaires elle devait emporter, ni même où elle allait se réfugier. Sans réfléchir, Amal a suivi ses voisins qui fuyaient en masse dans les rues d’al-Shujaiea, se poussant et se bousculant, sans même savoir où ils allaient.
Couverte de sueur, le cœur battant la chamade, Amal a tenté de se protéger des gaz lacrymogènes en se couvrant le nez et la bouche avec sa manche. Mais ça n’a pas marché et Amal, la gorge en feu, s’est mise à éternuer, tousser et cracher.
La scène que je viens de décrire se passait en 2014, pendant le dernier grand assaut de l’armée israélienne contre Gaza. Mais plus de quatre ans plus tard, Amal (*), 46 ans, continuait à souffrir de crises compulsives de toux et de crachats ; elle avait essayé de s’en guérir en mâchant du chewing-gum, mais ça n’avait pas marché. C’était particulièrement gênant lorsqu’Amal était en société. Malgré des visites répétées chez un oto-rhino-laryngologiste, sa gorge continuait à la faire souffrir.
Les médias internationaux passent à autre chose lorsqu’une guerre prend fin, mais les victimes continuent d’en subir les conséquences, tant visibles qu’invisibles, pendant des années. Il y a beaucoup d’autres Amals à Gaza, qui souffrent toujours des agressions israéliennes antérieures. L’Organisation mondiale de la santé estime qu’à la suite des violences de 2014, 20 % de la population de Gaza a développé des problèmes de santé mentale. De même, une étude sur les enfants menée par Abdelaziz Thabet en 2017 a révélé que près d’un tiers d’entre eux souffraient d’un trouble de stress post-traumatique (SSPT).
Les effets de la violence sont encore aggravés par la pression chronique du chômage et le manque d’espoir en un avenir meilleur. Aujourd’hui, la Palestine est le pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord où les habitants souffrent le plus de dépression et de troubles anxieux ; certaines estimations suggèrent que plus de 40 % des Palestiniens sont atteints de dépression clinique (1), ce qui est le taux le plus élevé du monde.
De nombreux malades ne demandent pas d’aide parce qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils sont atteints de cette pathologie ou en ont honte du fait de la stigmatisation associée au traitement psychiatrique dans une société conservatrice. On dispose de peu d’informations sur le nombre de suicides ou de tentatives de suicide, car les dirigeants ont peur de l’impact qu’elles auraient sur le moral des gens et de l’image que les médias occidentaux ou les factions d’opposition toujours prêtes à exploiter le moindre signe d’échec du leadership, donneraient d’eux.
Toutefois, les quelques statistiques disponibles montrent une tendance à la hausse. Selon un rapport, il y a eu 226 tentatives en 2010, 624 en 2015 et 208 rien qu’au premier trimestre de 2017. (Il est à noter que ces chiffres sont probablement sous-estimés, puisque de nombreuses tentatives ne sont pas signalées.)
Cependant, à mesure que le problème devient plus difficile à nier, de plus en plus de Gazaouis cherchent à se faire aider. Selon le Centre Al-Mezan pour les droits de l’homme, le nombre de patients envoyés à l’unique hôpital psychiatrique de la région a augmenté de 21 % depuis 2016. De même, le nombre de personnes qui se sont rendues dans des cliniques pour des troubles mentaux ou émotionnels a augmenté de 69 % au cours de la même période.
Amal est l’une d’entre elles. Après avoir appris qu’une parente avait réussi à s’en sortir, elle a finalement demandé l’aide du psychologue Sami Owaida. Il lui a diagnostiqué un trouble obsessionnel-compulsif (TOC) causé par le trauma de la guerre. Son subconscient est resté bloqué sur un nœud de souvenirs, ce qui fait qu’elle revit sans cesse les moments passés au milieu des corps carbonisés et des gaz suffocants. Elle a été soignée par une combinaison d’antidépresseurs, de thérapie cognitive comportementale et d’une technique appelée Exposition avec prévention de la réponse (ERP).
Owaida décrit comment, après avoir identifié la nature et la source de sa peur, il l’a aidée à la surmonter en la lui faisant revivre jusqu’à ce qu’elle devienne insensible aux souvenirs. “Elle a commencé la thérapie en octobre et aujourd’hui, elle est guérie à 90 %”, ajoute-t-il.
Owaida travaille pour le Programme privé de santé mentale communautaire de Gaza, créé en 1990, qui compte trois antennes dans la bande de Gaza. Il complète le système gouvernemental saturé qui a la charge d’une population de 2 millions d’habitants, et qui gère le seul hôpital spécialisé en santé mentale de toute la bande de Gaza. Il a ouvert ses portes en 1970, mais les services de santé mentale ont terriblement manqué de financement et de cohésion jusqu’en 2008, date à laquelle le gouvernement a établi une direction générale pour cette spécialité.
Aujourd’hui, le directorat gère également six centres communautaires de santé mentale. Parmi ses 149 employés, on compte 49 infirmières, 14 médecins, 25 psychologues, 17 travailleurs sociaux, 12 pharmaciens et 18 spécialistes en réadaptation. Après l’agression israélienne de 2014, un centre de jour a été ajouté.
Le traumatisme collectif altère le tissu social
Selon Samah Jabr, une psychothérapeute de Jérusalem qui dirige l’unité de santé mentale du ministère de la Santé de l’Autorité palestinienne, le stress post-traumatique (ESPT) est la maladie mentale la plus souvent diagnostiquée en Palestine. Cependant, elle dit que cette nomenclature ne rend pas bien compte de la nature de la condition palestinienne. Par exemple, “post” implique que le traumatisme initial a pris fin. Pourtant, pour les Palestiniens vivant sous occupation ou blocus, le traumatisme “est au contraire constamment aggravé. Il ne peut pas y avoir de sentiment de sécurité “post-traumatique”.
De même, la définition traditionnelle du “traumatisme” est trop étroite, dit-elle. En plus de la violence, les humiliations et la déshumanisation subies au quotidien, détruisent progressivement non seulement les personnes mais la société dans son ensemble.
“Tout comme le traumatisme individuel affecte les tissus cérébraux d’une personne, le traumatisme collectif affecte l’intégrité du tissu social : la capacité à développer des liens, la confiance, les normes, les visions du monde et les conventions morales”, dit Jabr.
Owaida opine et parle des manifestations hebdomadaires de la Grande Marche du retour à Gaza qui ont commencé le 30 mars et qui ont fait à ce jour 256 morts et plus de 28 000 blessés. Beaucoup de jeunes tués ou mutilés sont allés braver délibérément la mort à la clôture de séparation avec Israël, comme s’ils n’en avaient pas peur. Mais pour lui, la véritable raison de leur bravoure est différente : “Leurs actions peuvent sembler héroïques, mais en fait, elles montrent que nous avons un grave problème de santé psychique.”
Malheureusement, regrette-t-il, le traitement n’a que des effets limités, car les psychiatres ne peuvent pas s’attaquer au problème fondamental : l’écrasante occupation israélienne et le blocus.
“J’ai traité un enfant de 10 ans souffrant d’énurésie et d’autres symptômes post-traumatiques, comme le trouble de l’attention (TDA), l’anxiété et l’agressivité. J’ai travaillé avec lui, ses parents et ses enseignants dans un processus de collaboration systématique. Nous avons constaté des progrès jusqu’à ce qu’Israël lance sa troisième agression en 2014 et détruise sa maison. Alors son état s’est aggravé. J’ai dû repartir de zéro.”
Il y a aussi des obstacles locaux à la santé mentale. Les croyances culturelles découragent de nombreux Palestiniens d’avouer aux membres de leur famille, à leurs amis ou même à eux-mêmes qu’ils ont besoin d’une aide psychologique. C’est particulièrement vrai pour les jeunes femmes, qui craignent d’être considérées comme “folles”, ce qui découragerait leurs éventuels prétendants. C’est pourquoi la plupart des Gazaouis préfèrent se faire aider par un cheikh, ou un érudit religieux, qui leur lit des versets du Coran ou des prières de guérison appelées ruqya. Mais Owaida n’y croit pas, pour lui ce ne sont que “des vœux pieux”.
Jabr a constaté que, contrairement aux Occidentaux dont la culture est individualiste, les Palestiniens préfèrent des approches comme les réunions informelles où l’on peut faire de la thérapie de groupe. Comme Owaida, elle croit que la clé de la guérison est de permettre et d’encourager l’anamnèse (2), la clairvoyance et la solidarité. Elle cite la campagne #WeAreAllMary en faveur des femmes vivant à Jérusalem comme exemple d’une action de solidarité de groupe qui joue également le rôle de soutien psychologique.
“Le fait que des personnes, de Palestine ou d’ailleurs, se tiennent aux côtés des opprimés et de ceux qui souffrent est thérapeutique en lui-même”, conclut Jabr.
(*) Son vrai nom n’est pas utilisé à sa demande.
Notes :
(1) La dépression majeure, ou dépression clinique, ne se résume pas à une baisse de moral ou un sentiment de « ras-le-bol » sur une courte période. Une dépression sévère dure des semaines, des mois, voire des années.
(2) Retour à la mémoire du passé vécu et oublié ou refoulé.
* Hanin Alyan Elholy est diplômée en littérature anglaise et en éducation de l’Université islamique de Gaza, où elle poursuit actuellement une maîtrise en linguistique appliquée. En plus de contribuer régulièrement à WeAreNotNumbers, elle participe à plusieurs initiatives pour éduquer le public occidental sur la question de la Palestine.
30 avril 2019 – We Are Not Numbers – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet