Par Aseel al-Balaawi
Un « refuge » s’avère insaisissable à Gaza, où vouloir éviter le danger signifie l’affronter de plein fouet.
7 octobre : le début
Samedi à 7 heures du matin, notre famille est réveillée par des bruits de bombes. Nous dormions tranquillement et ne savions pas que ce jour serait un tournant dans la vie de notre famille et dans celle de chaque personne à Gaza.
Nous ne connaissions ni la source ni la raison de ces bombes, nous savions seulement qu’elles étaient proches de nous, ici à Gaza mon lieu de naissance dans cette grande famille chaleureuse et aimante. Nous avons toujours vécu très proches les uns des autres, y compris avec mes quatre frères qui habitaient chacun avec sa famille dans un appartement séparé sur les différents étages de l’immeuble. C’était le seul lieu où je me sentais en sécurité. Jusqu’à ce moment là.
Nous nous rassemblons dans un des appartements, 30 personnes agglutinées autour de nos téléphones tentant de comprendre ce qui se passait par le biais des réseaux sociaux et des dernières nouvelles diffusées par les journaux en ligne. Nous apprenons que ces explosions sont des représailles, mais à quoi, on ne le sait pas. Nous savon juste que ces terribles explosions sont toute proches.
Tenant la clé de la maison familiale. Photo : Aseel Al-Balaawi
J’envoie un message à Amged, mon frère qui se trouve en Egypte, dans l’espoir qu’il nous donne des informations de l’extérieur mais il était aussi peu informé que nous. Il m’assure que tout irait bien et j’adhère avec empressement à son optimisme. Je me dis que cette menace passerait ou que, au moins, nous retournerions à l’adversité « normale » à laquelle nous étions habitués.
Mais les voix d’autres Gazaouis sur les réseaux sociaux ternissent mon espoir. Elles disent que les bombardements de 2001 (128 civils palestiniens tués, 113 000 déplacés), de 2014 (1400 morts, 520 000 céplacés) , de 2008 (1200 morts, 100 000 déplacés) reviendront – et à une échelle jamais connue auparavant.
Ces guerres sont seulement celles que je me rappelle dans mes 20 années de vie. Mon cœur bat douloureusement au rappel de ma peur et de ma panique chaque fois que nous quittons la maison, incertains qu’il y resterait quoi que ce soit pour revenir. Mon esprit bout de questions : fuirons-nous la maison ? Resterons-nous ensemble ? J’ai perdu ma tante dans la guerre de 2014 et j’ai peur de perdre encore une autre personne aimée.
Ces souvenirs commencent à s’accumuler et à écraser le petit espoir de sortir de cette douloureuse situation.
Nous voyons en ligne un ordre d’évacuation lancé par l’armée d’occupation israélienne qui déclare la ville de Gaza zone de combat. « Nous sommes coincés entre l’impossibilité de rester et le danger de partir », je dis à ma mère.
A travers les larmes, elle demande si nous devions obéir à l’avertissement ou mourir ici.
« Nous devons juste rester patients », je réponds.
8 octobre : premier exode
Il est clair maintenant que la décision de partir est une question de vie ou de mort.
Pour prendre abri dans la maison de mon oncle située à cinq kilomètres au nord de la ville de Gaza, j’empaquette mes vêtements d’été, pensant que nous allions assez vite revenir. Mais je prends aussi mon passeport pour me préparer au pire. De même que mon iPad, mon laptop et quelques romans que j’affectionne. Ce n’est pas la première fois que nous ramassons nos effets pour fuir mais l’expérience ainsi amassée ne rend pas les choses plus faciles.
Portant le sac de son père rempli de documents importants – Photo : Aseel Al-Balaawi
Ma famille et moi adorions le temps que nous passions ensemble dans cette maison, les fêtes d’anniversaires et autres commémorations. Ecrivaine et étudiante en pharmacie, entourée de l’amour et du soutien de ma famille, je rêve de de me tracer un chemin par delà la médecine.
Chaque partie de notre maison a sa place dans mon cœur. Ne mettre dans les sacs que les objets les plus importants en abandonnant les autres est comme arracher des parties de son cœur.
« Ne prends que les choses les plus importantes » me lance ma mère de l’autre chambre, « nous allons bientôt revenir à la maison ».
Ce ne sont pas que des choses, ce sont nos mémoires, nos rêves.
Gagnée maintenant par le sentiment que j’allais vers l’inconnu, je fondis en larmes, convaincue que c’était la dernière fois que je voyais ma chambre, mon bureau, notre chaleureuse maison. Je prie qu’ils soient toujours là quand nous reviendrons… si nous revenons.
13 octobre : deuxième exode.
Chaque matin, j’ouvre les yeux en espérant voir les murs de ma chambre décorée de papillons violets, plutôt que ce mur de béton gris et froid. Je revis le cauchemar de notre fuite vers la maison de notre oncle, mais notre séjour n’y a duré que six jours puisqu’elle aussi est devenue zone de combats. Nous devons aller vers le sud.
Une seconde fois, nous ramassons nos effets et roulons quatre kilomètres plus loin pour passer la nuit à Al Zawaida, près de Wadi Gaza, chez un ami de notre famille. Des gens merveilleux, des gens si chaleureux mais notre famille est trop grande pour leur modeste logis, surtout que nous n’étions pas les seuls à bénéficier de leur générosité. En dépit de leur grande bonté, nous devons partir.
14 octobre, troisième exode
Nous empaquetons encore une fois nos effets pour fuir vers le sud, vers Hamad, une banlieue de Khan Younes. L’occupation israélienne promet que le sud de Gaza serait un refuge mais il est difficile de rester optimiste quand on est sous la pluie. Et il est difficile de connaître la route la plus sûre quand l’électricité, internet et tous les moyens de communication cessent constamment de fonctionner.
Le chargement des voitures avant de devoir partir – Photo : Aseel Al-Balaawi
Nous nous sentons coupés du monde, je me sens coupée de mon frère en Egypte. Je n’ai pas parlé avec lui depuis ce matin-là des premières bombes. Je lui ai dit que je l’aimais et lui ai donné un message à transmettre à mon neveu préféré, au cas où quelque chose m’arriverait. Je n’ai pas encore rencontré sa femme et ses enfants et je prie Dieu qu’il m’accorde un jour cette joie.
Nous ne savons pas sur qui compter, nous devons donc deviner et tâtonner pour prendre des décisions qui peuvent signifier la mort. Est-ce que la ville de Hamad est vraiment sûre ? Y aura-t-il là-bas suffisamment d’eau, du gaz ?
Hamad n’est qu’à vingt kilomètres mais nous ne savons pas si nous avons assez de carburant pour y arriver. On nous a dit qu’il y avait une pompe à essence pas loin mais nous allons quand même tout droit. Nos voitures sont pleines à craquer, avec des bagages sur le toit et les côtés des voitures.
Quelques heures plus tard, nous arrivons à un petit appartement que nous emplissons vite avec tous les membres de la famille.
Armée de volonté de vivre et de désir de sauvegarder l’ambiance familiale, ma mère devient créative et de ses mains pétrissant l’argile mouillée, sort un four. Nous y mettons du bois et des cartons comme combustibles et nous avons du thé et du café. Pour la première fois depuis une semaine, nous vivons l’ambiance familiale- pour un temps très court.
2 décembre, quatrième exode
Vers 4 heures de l’après-midi, nous lisons dans la page Facebook de l’armée israélienne l’ordre d’évacuer la ville de Hamad. C’est le jour le plus difficile depuis le début de la guerre, parce qu’après six semaines sans déplacements forcés, j’avais laissé naître en moi l’espoir d’une fin de cette guerre et d’un retour chez nous.
Le sentiment de sécurité que j’entretenais se brise quand mes parents me disent de me préparer à repartir – mais pour aller où ? Ils ne savent pas.
La voiture chargée qui emmène la famille loin de chez elle – Photo : Aseel Al-Balaawi
Pendant que je j’empaquette mes livres pour la quatrième fois, je suis amenée à me rappeler que mes projets pour devenir pharmacienne ont volé en éclats il y a un mois quand j’ai vu en ligne une vidéo montrant l’Université d’Al Azhar méthodiquement transformée en gravats par l’armée israélienne dans une démolition contrôlée.
Aussi simple que cela, mes rêves et une partie de moi-même brisés devant mes yeux…
Mais ce qui me fait le plus mal est l’impuissance de faire quoi que ce soit pour aider ma famille accablée de fatigue et de confusion.
Je pose mon sac dans un coin et me mets à dire à moi-même à haute voix « Tout ira bien », attendant que les murs renvoient cette phrase chargée de la force dont moi-même et à ma famille avons besoin. Pendant de courts moments, mes pensées me disent qu’il est possible de nous réveiller de ce long et terrible cauchemar mais très vite, la réalité revient. Je regarde autour de moi, je regarde les miens et ils me regardent, peut-être qu’ils pensent que je suis perdue.
Le plan, a-t-il été convenu, est de revenir légèrement vers le nord, vers Nusseirat au centre de Gaza où, dit-on, il y a de la sécurité mais j’apprends vite que ce n’était qu’une partie du plan. Deux de mes frères, Naïm et Lou’ai vont aller vers le sud, à Rafah près de la frontière égyptienne.
Nous nous retrouvons dans une ville fantôme sans début ni fin, marchant vers nos voitures dans une rue très sombre et en direction du bruit des tanks et des obus. La perspective de séparer la famille nous cause une douleur que seule la mort peut faire cesser. Je m’effondre sur le rebord de la route et me mets à pleurer amèrement en suppliant mes frères et sœurs de venir avec nous à Nousseirat.
Protéger les biens entre deux déménagements – Photo : Aseel Al-Balaawi
Mon frère Naïm s’assied à côté de moi et me dit d’une voix douce « Voir tes larmes et celles de ma mère, c’est au dessus de mes forces, j’ai donc décidé d’aller avec vous ». Lou’ai aussi décide de nous suivre afin que nous restions tous ensemble.
Naïm m’aide à me relever et m’accompagne vers la voiture. Il y a trop de bagages et de passagers pour permettre le confort, je m’assieds donc comme une petit enfant effrayé sur les genoux de ma mère, pour aller vers l’inconnu. Elle récite l’Invocation du Soir doucement. « Nous sommes arrivés au soir et en ce moment, toute la souveraineté appartient à Dieu et toutes les louanges sont à Dieu », elle dit à voix basse.
Je me joins à sa prière adressée à Dieu afin qu’Il nous aide à traverser cette épreuve et nous préserve tous.
Nous arrivons à la maison d’un proche à Nousseirat à 9 heures mais sa maison est trop petite pour nous et nos bagages. Les hommes dorment dans les voitures pour protéger ce qu’il reste – probablement pour toujours – de nos biens. Nous savons maintenant que notre maison, située de l’autre côté de Gaza, a été massivement bombardée par l’armée israélienne. Il est certain que même s’il en reste quelque chose, elle ne sera pas habitable.
Je commence à accepter l’idée qu’il n’y a pas de retour à la maison puisqu’il n’y a plus de maison.
Etre à Nousseirat nous convient. C’était au départ un camp de réfugiés établi par des milliers de Palestinien chassés de leurs maisons pendant les 75 dernières années. Y chercher un appartement à Nousseirat pour toute notre famille nous prend deux jours.
Les trois prochaines semaines seront chargées de dures épreuves. Le peu de nourriture qu’il nous reste est cuit sur du bois amassé alentour. Je vois la faim et l’épuisement dans les visages des membres ma famille pendant qu’ils fixent le feu de leurs yeux vides.
26 décembre, cinquième et sixième exodes
L’Occupation a lâché aujourd’hui des tracts ordonnant l’évacuation. Le centre est devenu zone de combats et on nous pousse maintenant d’aller à Rafah, au sud, lieu sûr nous dit-on, pour rejoindre le million et demi de citoyens déplacés.
La mère d’Aseel fait du pain dans la rue après avoir attendu son tour – Photo : Aseel Al-Balaawi
Mais nous en savons plus, toute parcelle de terre est zone de combats quand on est Palestinien en Palestine.
Quand notre famille se réunit, nos conversations plongent vite dans le désespoir : aucun lieu n’est sûr et même dans le cas où l’un d’eux l’était, ce serait pour combien de temps ? Avec presque la moitié de la population entassée dans un espace minuscule, où peut-on trouver un abri ? Notre famille compte trente personnes, trois générations, comment s’abritera-t-elle ?
Maintenant, nous sommes contraints de diviser la famille. Un de mes frères va avec sa femme et ses enfants dans une zone de campement à Rafah alors que d’autres vont vivre dans une chambre offerte par des étrangers. Le reste, nous autres, continuons de rouler vers Rafah sans plan en tête.
Les routes maintenant sont si encombrées qu’elles deviennent dangereuses. Rafah est le dernier lieu de refuge qu’on nous a promis, mais je sais désormais qu’il ne faut plus croire à toute promesse de sécurité. Pendant trois mois, la sécurité s’est révélée au mieux, un mythe puisqu’il n’y avait plus de différence entre fuir un danger et aller tout droit à sa rencontre.
Apprécier une rare tasse de café, mais pas la vue sur Nuseirat – Photo : Aseel Al-Balaawi
Il nous a fallu quatre heures pour faire 20 kilomètres, en roulant à peu près aussi vite que ceux qui marchent sur le côté de la route. En chemin, mon frère a contacté un ami à lui qui a mis à notre disposition sa boutique de coiffeur à Rafah. Quelques mètres carrés pour 13 hommes, femmes et enfants, impossible, nous devons encore couper la famille en deux.
Huit d’entre nous dans un entrepôt mal aéré et sans fenêtre, une lutte pour respirer et voir. Et maintenant, une boutique de coiffeur.
Nous empaquetons, pleurons, déménageons. La boutique de coiffeur est à peine plus grande, à peine ventilée, à peine habitable.
18 mars 2024
Parce que nous devons garder l’entrée du garage fermée pour la sécurité, le soleil n’entre jamais. Nuit et jour, nous sommes dans l’obscurité, mais c’est notre maison depuis 79 jours, une maison où ne vivons pas mais survivons.
Auteur : Aseel al-Balaawi
* Aseel Al-Balaawi était étudiante à la faculté de pharmacie d'Al-Azhar, dans la ville de Gaza, avant d'être déplacée et que le campus universitaire ne soit détruit. Elle est actuellement (mars 2024) réfugiée à Rafah avec sa famille, qui l'a toujours encouragée à écrire sur le sort des Palestiniens. Aseel a reçu des distinctions académiques de l'Amideast Centre et du Genius Mind Program. Curieuse de nature, elle trouve son inspiration dans la découverte et la nouveauté.
22 mars 2024 – We Are Not Numbers – Traduction : Chronique de Palestine – Najib Aloui