Les vies brisées de Tulkarem

Les parents de Rahaf al-Ashqar, 21 ans, tuée le 9 février par un engin explosif israélien placé devant sa porte d'entrée dans le camp de réfugiés de Nur Shams, cherchent refuge chez des proches à Kafa, au sud-est de Tulkarem, après avoir été déplacés de force de leur domicile - Photo : Leila Warah

Par Leila Warah

A propos du bilan humain de la campagne israélienne de déplacement forcé dans les camps de réfugiés du nord de la Cisjordanie.

Le matin du 9 février, la famille al-Ashqar était assise terrifiée dans le silence alors que se répandait la nouvelle de l’avancée de l’armée israélienne dans leur quartier du camp de réfugiés de Nur Shams à Tulkarem.

À leur insu, les forces israéliennes avaient placé une bombe devant leur porte d’entrée, un engin explosif qui allait bientôt coûter la vie à Rahaf al-Ashqar, âgée de 21 ans, l’une des plus de 70 Palestiniens tués lors de l’actuelle offensive d’Israël dans le nord de la Cisjordanie.

Son père, Fuad al-Ashqar, a raconté à Mondoweiss comment Rahaf et lui étaient assis dans le salon lorsqu’elle lui a dit de regarder par la fenêtre. « Il y a des fils sur les piliers de la maison. Qu’est-ce que c’est que ces fils ? », avait demandé Rahaf.

Avant qu’il ne puisse répondre, elle bondit du canapé, paniquée, courant vers la porte en criant : « Baba, ils veulent faire exploser la maison ! »

Quelques instants plus tard, Rahaf était morte. Elle et son père avaient été tous deux projetés au sol avant que Fuad n’entende son dernier souffle.

Fuad, également blessé par l’explosion, a été laissé pour mort pendant plus d’une demi-heure en attendant une ambulance, retardée par la nécessité d’obtenir l’autorisation des Israéliens.

« Si nous avions attendu plus longtemps, [Fuad] serait mort aussi », a ajouté sa femme, Kifah al-Ashqar. « Il y avait tellement de sang qu’on aurait pu remplir un seau. »

Peu après, deux soldats sont entrés dans la maison.

« Ils se sont contentés de rester là, à regarder. J’étais terrifiée, mais à ce moment-là, j’ai commencé à leur crier dessus, en leur disant qu’ils avaient assassiné [Rahaf] », a-t-elle raconté. « Aucun d’entre eux n’a essayé d’aider mon mari. Ils l’ont laissé là, en train de se vider de son sang. »

Les militaires ont saccagé la maison, et plus tard, Kifah a lu dans un journal israélien « qu’ils avaient fait exploser la maison ‘par erreur’ ».

Sa colère et sa frustration étaient évidentes.

Après l’explosion, la famille a été contrainte de fuir le camp de réfugiés et de chercher refuge chez un parent. Dix-sept personnes se partagent désormais une maison de trois chambres dans le village de Kafa, au sud-est de Tulkarem.

Incapable de retourner au camp de réfugiés de Nur Shams pour l’enterrement de Rahaf sans l’autorisation des Israéliens, ses funérailles ont été retardées de neuf jours, pendant que son corps était conservé dans un congélateur.

« Opération Mur de fer » : la campagne israélienne de déplacement forcé

La famille al-Ashqar, déplacée de force avec 40 000 autres Palestiniens, est emblématique du coût humain de l’assaut militaire en cours d’Israël sur le nord de la Cisjordanie.

Surnommée « Opération Mur de fer », elle a débuté à Jénine le 21 janvier, s’est étendue à Tulkarem le 27 janvier et a atteint Tubas le 1er février.

L’assaut israélien a provoqué le plus grand déplacement de Palestiniens en Cisjordanie depuis la guerre de 1967, selon l’Office de secours et de travaux des Nations unies (UNRWA), l’armée vidant systématiquement des camps entiers de réfugiés.

Dans le camp de réfugiés de Nur Shams, l’armée israélienne a expulsé de force les Palestiniens de leurs maisons, sans donner d’avis d’évacuation et en « déplaçant maison par maison, vidant chacune d’entre elles avant d’avancer », explique Nihad al-Shweish, le responsable du Conseil populaire du camp de réfugiés de Nur Shams.

« Ainsi, finalement, rue par rue, le camp s’est vidé », dit-il à Mondoweiss.

Lorsque les militaires sont arrivés à sa porte, ils ont menacé de faire sauter sa maison alors qu’il était encore à l’intérieur s’il ne partait pas.

L’UNRWA rapporte que l’armée crée un « environnement de plus en plus dangereux et coercitif » en recourant à des frappes aériennes, des bulldozers blindés, des détonations contrôlées et des armes de pointe, ce que les organisations de défense des droits de l’homme décrivent comme une punition collective.

Des soldats israéliens avancent le long d’une route détruite par des bulldozers israéliens à la périphérie du camp de réfugiés de Tulkarem, en Cisjordanie occupée, au milieu de l’assaut militaire israélien en cours dans la région – Photo : Leila Warah

La destruction causée par les forces israéliennes dans les camps de réfugiés de Tulkarem et de Nur Shams a laissé les résidents déplacés dans une peur profonde, craignant que lorsque l’assaut militaire prendra fin, il ne restera plus rien où retourner.

Une Nakba qui se poursuit

L’histoire des réfugiés palestiniens vivant dans les camps rend la campagne de déplacement forcé menée par Israël dans le nord d’autant plus dévastatrice.

Les résidents sont issus de familles déplacées de force de leurs terres par les milices sionistes en 1948 pendant la Nakba, qui a ouvert la voie à la création de l’État sioniste.

« En 1948, nous avons monté des tentes, construit de petites maisons et lutté pour survivre », a déclaré al-Shweish à Mondowiess. « Mais nous avons toujours eu l’espoir que ce camp ne soit qu’une étape temporaire avant notre retour sur nos terres de 1948. »

Les récits de la Nakba trouvent aujourd’hui un écho à Tulkarem, où les Palestiniens cherchent refuge partout où ils le peuvent, que ce soit chez des proches, dans des écoles ou des mosquées.

À l’est de Tulkarem, dans le village de Kufr Labad, Ayad Ayed Abdullah, 31 ans, a trouvé refuge dans la salle des mariages Dhaya avec son mari, ses cinq enfants et une dizaine d’autres familles.

Assise sur une chaise en plastique avec sa fille de 2 ans sur les genoux et entourée d’autres femmes et enfants déplacés vivant dans la salle des mariages, Ayad a expliqué à Mondoweiss ce que signifie être la descendante des survivants de la Nakba à Tulkarem aujourd’hui.

« Pendant la Nakba, nos grands-parents ont été chassés de nos maisons [près de Haïfa], et ils ont prié pour que nous ne subissions jamais le même sort », a-t-elle déclaré. « Mais maintenant, nous sommes là. »

« Regardez le nombre de personnes présentes et les conditions que nous sommes obligés de supporter », a-t-elle poursuivi en désignant la salle, où des couvertures étaient suspendues au hasard pour créer un semblant d’intimité au milieu des nattes empilées et des piles de vêtements.

Lorsque l’armée israélienne a pris d’assaut sa maison dans le camp de réfugiés de Nur Shams le 10 février, son mari a demandé aux soldats : « Où sommes-nous censés aller ? Nous n’avons nulle part où aller à part notre maison. »

« Les soldats ont commencé à nous hurler dessus et ont frappé [mon mari] à la tête avec une arme », a déclaré Ayad, expliquant que l’armée avait donné trois minutes à la famille de sept personnes pour faire ses bagages et partir. « Que puis-je faire en trois minutes ? Je vais dans ma chambre et le soldat me suit ; je vais dans le salon et il me suit. Je ne pouvais rien faire. »

Ayad et sa famille ont fui à pied sous la pluie, avec sept autres familles, dont sa belle-mère âgée et plusieurs jeunes enfants, alors qu’ils regardaient d’autres unités militaires israéliennes entrer dans le camp.

Après avoir dormi pendant des semaines dans le hall surpeuplé, la famille a tenté de retourner chez elle dans le camp de réfugiés, expliquant qu’« ils voulaient passer le ramadan chez eux ».

À leur retour, ils ont constaté que « [les militaires] ont cassé nos téléviseurs, déchiré nos canapés, cassé nos assiettes et toutes les portes. Ils ont tout fouillé et ouvert ».

Après deux jours à vivre dans la peur et à sursauter à chaque bruit, les militaires israéliens sont revenus pour les expulser une fois de plus.

« Ils sont entrés en nous piétinant et en nous criant : « Pourquoi êtes-vous revenus ici ? Vous n’avez pas le droit de venir ici. Vous n’avez rien ici, c’est une zone militaire fermée. Quiconque vient ici verra sa maison brûlée. »

Netanyahu s’approprie une maison palestinienne pour en faire son quartier général

Israël présente son invasion en cours comme une « opération antiterroriste » visant à combattre les groupes de résistance palestiniens, que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a qualifiés de « terroristes » lors d’une rare visite à Tulkarem le 21 février.

Les groupes de résistance palestiniens dans les camps de réfugiés du nord de la Cisjordanie sont en grande partie composés de jeunes hommes aux ressources limitées qui luttent contre l’occupation de leurs terres par Israël.

Ils rejettent l’étiquette de « terroristes », préférant présenter leur lutte comme un combat pour la libération et le droit de retourner dans leurs foyers ancestraux.

Des enfants circulent entre des couvertures accrochées à la hâte pour créer un semblant d’intimité pour les dizaines de femmes et d’enfants qui partagent le couloir, après avoir été déplacés de force de leurs maisons dans le camp de réfugiés de Nur Shams il y a plus d’un mois, au milieu de l’assaut continu d’Israël sur le nord de la Cisjordanie occupée – Photo : Leila Warah

Un combattant de Tulkarem, dont la famille est originaire d’un village près de Haïfa, a déclaré à Mondoweiss en octobre : « Je combats l’occupation parce que je veux un jour retrouver ma terre. Chaque Palestinien, chaque personne, chaque réfugié rêve de retourner sur sa terre. »

Malgré les affirmations de l’armée israélienne selon lesquelles elle ne cible que les groupes de résistance armés, les habitants et les dirigeants politiques palestiniens insistent sur le fait que tout le monde et tout est une cible.

« L’armée [israélienne] utilise ici la même stratégie qu’à Gaza, en qualifiant les camps de réfugiés de foyers de résistance. Ils appellent ces zones des ‘foyers terroristes’ pour justifier leur destruction », déclare al-Shweish.

Lors de sa visite, M. Netanyahu a pris d’assaut la maison d’un civil palestinien située juste à l’extérieur du camp de réfugiés de Tulkarem, qui avait été saisie par l’armée israélienne et transformée en base de commandement pendant trois semaines.

La maison appartient à Abdul Lafit Amer, âgé de 45 ans, et à sa famille.

Le 14 mars, au lendemain du retrait de l’armée israélienne, la famille s’est réunie pour effacer les graffitis en hébreu sur les murs et nettoyer les ordures et imondices laissées par les forces israéliennes d’occupation.

Amer a déclaré à Mondoweiss qu’il avait été expulsé de force sous la menace des armes, avec sa famille, et que lorsqu’ils avaient finalement pu rentrer, ils avaient trouvé leur maison pillée et en ruines.

« C’était incroyable », a déclaré Amer, en montrant une photo de Netanyahu assis dans son salon. « Nous étions choqués. Quelqu’un comme ça assis dans ma maison. J’ai consacré toute ma vie à cette maison, et ce sale type vient s’y installer. »

La famille d’Amer vit désormais ailleurs, trop effrayée pour y revenir définitivement.

Al-Shweish estime que l’opération militaire israélienne n’est pas une question de sécurité, mais qu’elle s’inscrit dans un programme plus vaste visant à effacer les camps de réfugiés, qu’il considère comme un témoignage vivant de la Nakba et des crimes continus de l’occupation.

« En détruisant les camps, ils veulent effacer l’idée que les Palestiniens ont le droit de rentrer chez eux », a-t-il expliqué. « Mais même si le camp est en ruines, nous y planterons des tentes et nous y dormirons. C’est la position du peuple. Il ne s’agit pas seulement de bâtiments, de murs et de béton. Notre maison est une histoire, une cause. »

20 mars 2025 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine

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