Par Bahassou Reda
Depuis plusieurs années et par la voix de nombreux analystes, conseillers de l’ombre, ex militaires, écrivains, journalistes… le scénario d’un putsch militaire qui viendrait rebattre les cartes en Israël est évoqué avec insistance comme pour exorciser le mauvais sort sinon pour prévenir des conséquences fâcheuses d’une telle entreprise.
Dès 1984, au lendemain de l’invasion du Liban, dans les colonnes du Monde Diplo, Amnon Kapeliouk, journaliste et écrivain franco-israélien et cofondateur de l’organisation de défense des droits humains B’Tselem, traduisait le malaise de la société israélienne, isolée sur la scène internationale, en proie à une récession économique sans précédent qui a laissé sur les carreaux bon nombre de citoyens, polarisée politiquement et tiraillée entre plusieurs camps antagonistes: « extrémistes contre modérés, Sépharades contre Ashkénazes, juifs contre arabes, démunis contre nouveaux riches » plaidait-t-il.
Devant ce froid diagnostic digne de la médecine légale, Amnon Kapeliouk conclut à l’imminence d’un coup d’Etat qui induit la liquidation de la « démocratie ». Pour mieux appuyer son propos, il cite une longue enquête approfondie, s’étalant sur six pages. Illustré d’un char écrasant le Knesset, le titre du quotidien Haaretz en ce jour 27 janvier 1984, est sans appel: « Chars à la Knesset — coup d’Etat militaire en Israël ? »
Bientôt une guerre civile en Israël ? Alors que le meilleur gagne !
Passé la période de consternation et de flottement qui culmine par l’exécution sommaire de quelques fauteurs de troubles et la diffusion du communiqué n° 1 du haut commandement à la Maison de la télévision, le journal de gauche reproduit plusieurs entretiens avec des personnalités issues de différentes sensibilités, chacune dans son domaine d’expertise.
Le général de réserve Dov Tamari exclue dans l’immédiat cette prévision alarmiste, il ajoute toutefois que si la démocratie israélienne est menacée actuellement, « c’est par des éléments civils plus que par des militaires. »
Fin observateur de la vie politique, le général estime que le pluralisme politique est monnaie courante tant chez les simples soldats qu’au sein du corps des officiers israéliens. A l’inverse des réservistes (des civils mobilisés pendant onze mois de l’année), personne donc ne montera à l’assaut du parlement: « Un corps d’officiers inquiet du manque de ressources ne représente pas une menace pour la démocratie tant qu’il ne voit pas dans cette insuffisance de ressources une volonté délibérée d’affaiblir l’armée » conclut-il.
Si le professeur Youval Neeman, fondateur du parti d’extrême droite Tehiya (Renouveau) juge que la thèse d’un coup d’Etat est possible, seulement en cas de trouble grave à l’ordre public, son confrère, le député travailliste Shevah Weiss, en revanche n’écarte pas tout à fait cette possibilité, dans l’hypothèse d’un conflit ouvert avec la droite messianique au vu de ses revendications sur la Cisjordanie: « Maintenant, je suis dans l’embarras, et j’incline de plus en plus à croire que ce qui autrefois était pour moi invraisemblable dévient aujourd’hui une éventualité envisageable » avance t-il prudemment.
Le général Matti Peled, abonde également dans ce sens tout en nuançant le propos, il considère en effet que le danger qui guette « la démocratie électorale israélienne » [1] réside moins dans l’éventualité d’un coup d’Etat militaire, que l’instauration d’un cabinet d’urgence qui confisque tous les pouvoirs au nom des intérêts suprêmes de la nation. Un coup d’Etat légaliste, tient-il à préciser.
Expert en sciences politiques à l’université de Tel-Aviv, M. Yoram Peri (travailliste) juge que l’armée israélienne n’est pas une institution qui se situe en dehors du champ politique, soumise à un devoir de réserve et de discrétion, elle entretient au contraire des liens étroits avec l’appareil des partis, dans le cadre d’une collaboration politico-militaire active. Si la situation sécuritaire se détériore, l’armée se positionnera en faveur du gouvernement.
Directeur du département d’histoire de l’université de Tel-Aviv, le professeur Shlomo Ben-Ami regrette amèrement la fragilité de la démocratie, en l’absence de contre pouvoirs. La législation accorde fait la part belle aux lois d’urgence,de là à les appliquer, il y a qu’un pas« Tout est légal dans l’État d’Israël. Il ne faut pas envoyer les chars dans les rues. Cette situation existe déjà dans les territoires occupés, et il n’est pas très difficile de l’instaurer en Israël. »
Le professeur Weiss est beaucoup plus explicite : « Plus d’un million d’âmes (les Palestiniens) vivent depuis dix-sept ans déjà sous un régime militaire. Il n’est pas difficile d’appliquer les mêmes normes à trois millions de personnes de plus ». Des lois d’urgences répétées au fascisme, il y a qu’un pas (lire Agamben).
Les bruits de bottes, laissant présager l’imminence d’un coup d’Etat à Medinat Yisrael font souvent les gros titres.
L’impunité et le culte de la violence ont engendré le fascisme israélien
Dans un article intitulé « Risque de putsch en Israël ? » et publié dans les colonnes de l’Humanité en date du 17 octobre 1996, le Pr Zeev Maoz, un expert israélien des questions de défense, n’écarte pas l’hypothèse d’un coup d’État militaire en raison de l’entêtement du premier ministre Benyamin Netanyahu qui marginalise selon lui, la majorité des officiers supérieurs, pour leur prétendue sensibilité de gauche : « Si nous sommes confrontés à une crise internationale alors que la confiance fait défaut entre les échelons politiques et militaires, il y aura de bonnes raisons de s’inquiéter», confie-il à Haaretz et d’ajouter : « Les militaires sont privés de la possibilité d’influer sur la situation par le jeu politique, aussi la probabilité d’un putsch – action naturellement illégale – devient-elle à leurs yeux de plus en plus séduisante(…) ».
Les officiers supérieurs sont impliqués dans les grandes décisions depuis la création de l’Etat juif, en 1948, et nombre d’entre eux, comme Moshe Dayan et Yitzhak Rabin, ont effectué des carrières politiques de premier plan. Le cabinet de Benyamin Netanyahu comprend lui-même quatre généraux en retraite. Le chef du Likoud accuse ses prédécesseurs travaillistes d’avoir politisé à outrance l’armée en l’associant directement aux négociations avec les voisins arabes de l’Etat juif. Le maire de Haïfa, le général de réserve Amram Mitzna, a confirmé le fossé grandissant de méfiance entre politiques et militaires et souligné qu’il créait une « situation intenable ».
Les choses sont-elles différentes aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr
L’attaque du Hamas en ce jour du 7 octobre, 50 ans quasiment jour pour jour après la guerre du Kippour, intervient dans un contexte agité comme pour mieux accentuer des clivages préexistants, et affecter irrémédiablement le semblant de cohésion au sein de la société israélienne.
Etat spoliateur, né d’un viol, Israel est un miracle sociologique en raison de son assembage hétéroclite hasardeux qui comporte en lui les germes de sa propre décadence. Tiraillé par des dissensions tant structurelles comme cela a été mis en évidence plus haut que conjoncturelles, beaucoup d’observateurs spéculent sur sa dissolution imminente :
- En 2018, la Knesset a adopté une nouvelle loi fondamentale : « Israël, État-nation du peuple juif ». Ce texte prescrit au risque de faire voler en éclat le tissu social déjà mis à rude épreuve que « le droit d’exercer l’auto-détermination au sein de l’État d’Israël est réservé uniquement au peuple juif » et assimile le développement de l’implantation juive comme une valeur nationale… »
- Tout au long de l’année 2023 et jusqu’à la date fatidique du 7 octobre, des centaines de milliers d’Israéliens battaient le pavé tous les samedis soir boulevard Kaplan à Tel-Aviv contre un projet de réforme controversé du système judiciaire qui réduit sensiblement le pouvoir des magistrats au profit de l’exécutif.
- « Nous mourrons plutôt que de nous enrôler » ou encore : « À la Cour suprême : Nous sommes prêts à aller en prison pour [ne pas aller à] l’armée ». Tel est le mot d’ordre en signe de protestation contre les appels insistants à la mobilisation chez les Haredim, une faction de juifs ultra-orthodoxes (13 % de la population), exemptée jusqu’à ici du service militaire depuis Ben Gourion par se consacrer à l’étude de la Torah.
Devant ces atteintes aux libertés fondamentales dans « la seule démocratie du Moyen-Orient », on est en droit de se demander si Hersi Halevi, le chef actuel de l’État major ne serait-il pas tenté de renverser la table, endossant à nouveau le rôle de Phinéas, le grand prêtre des juifs, le redresseur des torts ?
Diplômé en administration des affaires et en philosophie de l’université hébraïque de Jérusalem, et formé à la prestigieuse université américaine de la défense nationale à Washington, Halevi – bien qu’il se rend à la synagogue sans porter la kippa – voit d’un mauvais oeil l’implication directe de Bezalel Smootrich, et d’Itamar Ben-Gvir, figures de proue du sionisme religieux dans les questions qui relèvent de la sécurité nationale, ce d’autant plus que tous les deux sont considérés dans les cercles fermés, comme des jobnik, autrement dit sans réelle expérience au combat, dans un contexte où israël est embarqué simultanément sur cinq théâtres d’opérations.
« Il y a un temps pour la paix et un temps pour la guerre », a martelé Netanyahu, citant un passage de la bible. N’a t-il pas promis au milieu des années 90 au rabbi Mendel Schneerson d’hâter la venue du Messie quitte à sacrifier ses concitoyens ?
Les divergences entre civils et militaires s’affichent à présent au grand jour que de nombreuses voix s’élèvent pour évoquer une possible guerre civile avec des références explicites à L’Altalena, un bateau affrété par l’Irgoun et envoyé par le fond sur ordre de Ben Gourion au cours d’un événement tragique qui matérialisa les scissions au sein du jeune Etat indépendant d’Israël.
L’écrivain israélien Amos Kenan avait envisagé les prémices d’une prise de pouvoir par la force des armes. Le roman Ein Harod est dédié à Amos Kenan, le père de l’auteur, et est tiré du nom d’un village collectiviste, d’inspiration socialiste initialement avant le virage liberal des années 90, qui a dévoyé la vocation révolutionnaire des premiers kibboutzim.
« Un combattant palestinien et un résistant israélien, fuyant après un coup d’Etat militaire, se trouvent contraints de marcher ensemble, à travers le pays, dont chacun conteste à l’autre la moindre parcelle. Le roman est écrit dans un hébreu littéraire moderne. »
Note :
[1] Le classement de l’Institu V-Dem fait passer Israël au statut de « démocratie électorale », en citant le déclin de la transparence et de la prévisibilité du droit, ainsi que les attaques du gouvernement contre le système judiciaire, The Times of Israël.
Auteur : Bahassou Reda
* Bahassou Reda est écrivain franco-marocain. Il a fait des études de sociologie à l'Université de Lorraine et il est l'auteur de l'essai Nass El-Ghiwane, les Rolling Stones de l’Afrique, paru à "La Croisée des Chemins" au Maroc.
21 juillet 2024 – Communiqué par l’auteur.