Par Issa Khalaf
La plupart des gens de bonne volonté et dotés d’un grand sens politique et moral qui recherchent la justice et l’équité, nous tous qui sommes tout simplement humains, souhaitons naturellement être cohérents dans notre façon d’évaluer et de juger le monde extérieur. Cependant, nous ne pouvons pas parler intelligemment sans reconnaître qu’il faut naviguer dans la tension inhérente à la cohérence morale et légale d’un côté, et le contexte et la véracité de l’autre.
Il ne manquait pas d’universitaires spécialistes de la théorie de la guerre juste, y compris au sein de la riche tradition catholique, pour soutenir, à l’époque, que l’invasion et l’anéantissement de l’Irak par les États-Unis en 2003, qui ont tué des centaines de milliers de personnes, pour la plupart des civils, et déplacé des millions d’Arabes sunnites pour la plupart (décimant le noyau de la classe moyenne éduquée, laïque et professionnelle), constituaient une guerre juste.
Nous ne pouvons qu’être émus et indignés de voir les forts tourmenter les faibles. Les Palestiniens, qui sont dans seconde catégorie depuis près de soixante-quinze ans, sont particulièrement conscients et sensibles à l’occupation, l’oppression, les réfugiés, la guerre.
Mais ce n’est pas la réalité complète de et en Ukraine. Oui, des civils souffrent et beaucoup s’échappent des zones de guerre active, quel que soit le contexte ou qui est en faute, qui est la victime. Il est rare qu’en temps de guerre, il y ait des bons et des mauvais côtés, des méchants et des héros.
Je ne discute pas non plus de la légalité ou non de l’offensive de la Russie en Ukraine, ni de la légalité de la guerre préventive, ni des mérites juridiques de la “responsabilité de protéger” de la Russie dans le Donbass. Et non, les civils ne devraient pas être punis pour la stupidité irresponsable de leurs dirigeants.
Ni la prémisse “la force fait le droit” des “réalistes” ni les dieux de la guerre de “l’ordre international libéral” ne sont moraux ou légaux. Pourtant, nous ne pouvons pas nous embourber dans l’exégèse des droits.
L’argument de la justice et de la victimisation présumée de l’État ukrainien, de son innocence et de son impuissance face à la puissance russe, sonne creux.
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Ce qui est particulièrement décevant, ce sont les Palestiniens et les Arabo-Américains qui semblent avoir accepté l’idée reçue – y compris les jeunes qui tweetent leur indignation, transférant leurs signaux de vertu à un endroit que beaucoup ne peuvent pas trouver sur une carte – d’un droit légal et moral de l’Ukraine.
En avançant des arguments de base sur les doubles standards et les incohérences dans l’application du droit et des normes internationales, en considérant l’Ukraine comme le destinataire d’une agression et d’une brutalité russes absolues, en soulignant que le droit international ne peut pas être appliqué de manière sélective à la Palestine et à l’Ukraine, ils prétendent convaincre ceux qui n’ont jamais fait ce qu’il fallait pour eux.
La Palestine n’obtiendra jamais réparation, ni justice de la part des États-Unis et de l’Union européenne, et certainement pas si les fanatiques au pouvoir en Israël, imprégnés de la folie idéologique sioniste, peuvent l’aider.
L’appel au droit international passe à côté de l’exactitude géopolitique essentielle du cas russe, de l’agresseur et de l’agressé, de l’aggravant et du lésé, mais aussi des implications pour la Palestine, le Moyen-Orient et le monde, des actions des États-Unis et de l’Occident : en particulier, à ce moment critique de l’histoire, la déstabilisation de l’ordre et de la sécurité internationaux, l’envenimement des conflits et des différends locaux, les guerres sans fin et l’appauvrissement continu des classes défavorisées du monde.
La Russie est bien sûr une grande puissance, avec une grande asymétrie de force entre elle et l’Ukraine, ce qui empêche toute autre comparaison critique, et encore moins toute nuance, tout examen ou tout contexte.
On peut dire que la Russie agit par défense, ce qui n’est pas le cas d’Israël. L’Ukraine, soutenue par l’expansion rampante et belliqueuse des États-Unis et de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie, qui a demandé à ses soutiens occidentaux avant la guerre d’acquérir une capacité nucléaire, représente un danger réel et actuel pour la sécurité nationale russe ; Israël, armé d’armes nucléaires, biologiques et chimiques, représente une menace dangereuse et déstabilisante pour la paix régionale et mondiale.
La Russie ne se bat pas contre un État sans défense, mais contre un État allié de facto et armé par les États-Unis et l’OTAN, dont les forces armées comptent environ 300.000 hommes, y compris les paramilitaires ; l’armée israélienne est peut-être la plus puissante du Moyen-Orient.
L’offensive russe n’est pas motivée par des motifs expansionnistes d’inspiration idéologique ; Israël est un État d’apartheid hyper-expansionniste et colonisateur. La Russie ne s’engage pas dans la dépossession et le nettoyage ethnique, Israël et l’Ukraine le font.
La Russie ne mène pas la guerre de manière criminelle ; Israël et l’Ukraine le font. La Russie aspire à un voisinage et à un monde sûrs, équitables et économiquement prospères, Israël y fait obstacle au niveau local et s’en moque au niveau mondial (pour les partisans extrêmement bien organisés et financés d’Israël – les lobbies – à Washington et dans d’autres capitales occidentales, il n’y a qu’un seul État qui passe en premier).
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La Russie n’a pas d’idéologie institutionnellement raciste et exclusiviste, Israël et l’Ukraine en ont une. La Russie n’est pas un État religio-ethnique ou ethnolinguistique, Israël et l’Ukraine le sont.
L’Ukraine n’est pas une population apatride, occupée, captive, la Palestine l’est. Israël souhaite utiliser le conflit ukrainien pour “rassembler” les Juifs ukrainiens afin de consolider son avance démographique et de faire disparaître la Palestine, ce que la Russie ne fait ni en Ukraine ni ailleurs.
Les régimes ukrainien et israélien bénéficient du soutien du même hégémon impérial et mondial, sont hostiles à leur(s) voisin(s) et sont des extrémistes inconscients du fait que leur survie à long terme, leur sécurité et leur prospérité dépendent de la paix et de la coexistence avec les autres en leur sein et autour d’eux. Tous deux souffrent d’une myopie suicidaire.
À l’exception de la souffrance de personnes innocentes, il y a peu d’équivalence politique ou morale entre la Palestine et l’Ukraine, y compris les discussions de cour d’école sur le droit de l’Ukraine à rejoindre l’OTAN.
Résidant aux États-Unis ou dans d’autres pays occidentaux, appréhendant les centres de pouvoir, saturés d’un récit monolithique, vous croiriez que le dirigeant russe est indiciblement mauvais, voire névrotiquement dément, hors de contrôle, le peuple russe méritant son châtiment.
La cruauté obscène des Russes, leurs méthodes grossières pour faire la guerre, le massacre aveugle de civils, femmes et enfants compris, voilà la propagande orwellienne dont on nous abreuve, et apparemment, des légions d’Américains et d’Européens ont intériorisé ces mensonges.
Il y a une autre facette de cette histoire racontée par des experts militaires qui vaut la peine d’être écoutée : l’offensive russe est conçue pour minimiser l’impact physique et immoral de la guerre, son mouvement est méthodique, patient, mesuré.
Elle mène simultanément la guerre et la diplomatie ; elle n’a pas ciblé les infrastructures physiques et sociales vitales, y compris les services publics ; elle a encerclé les villes sans les raser ; elle a créé des “chaudrons” autour des grandes formations militaires de l’ennemi au lieu de les anéantir pour obtenir leur reddition ; elle a ouvert partout des couloirs humanitaires pour permettre aux civils de sortir des villes, leur a fourni de la nourriture, de l’eau et des soins médicaux ; et elle s’est abstenue d’utiliser la force aérienne (jusqu’à présent) pour minimiser les dommages matériels.
L’objectif n’est pas de tuer et de détruire, mais de préserver. Kiev n’a pas été attaquée pour cette raison, les Russes cherchant à obtenir la satisfaction de leurs exigences politiques, notamment la neutralité et la démilitarisation, et à mettre ainsi fin à la guerre (reste à voir comment l’Ukraine sera organisée politiquement-territorialement-administrativement après la fin de celle-ci).
Il est étonnant que l’on ne puisse pas savoir tout cela. Le principal journal de référence et belliciste, le New York Times, bat le récit de la victime ukrainienne tout en insistant sur le fait que l’Ukraine est plus forte et la Russie plus faible que prévu dans cette guerre.
Que dis-je ? Que des gens sont effectivement tués et déracinés ; que des munitions perdues touchent des bâtiments civils ; que certains crimes de bas niveau peuvent se produire, mais que les tueries et les destructions commises par les militaires russes professionnels et disciplinés sont comparativement peu nombreuses et involontaires.
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Quelqu’un dans les médias américains a-t-il vérifié les affirmations ukrainiennes concernant la destruction de piscines, de théâtres, d’hôpitaux, de centres commerciaux et d’écoles d’art remplis de civils ou a-t-il enquêté sur la version russe ?
Non pas qu’il soit moralement défendable qu’une vie soit perdue, mais nous ne pouvons pas avoir d’attitude critique sans tenir compte des faits.
Comparez la guerre en Ukraine avec l’étalage ininterrompu de la barbarie israélienne : des meurtres aveugles depuis les airs, le sol et la mer contre des populations sans défense, Gaza étant le premier exemple ; l’utilisation d’armes terrifiantes allant des bombes à fragmentation aux bombes au phosphore ; la destruction d’écoles, d’hôpitaux, de systèmes d’approvisionnement en eau; l’imposition de sièges médiévaux pour punir les civils en les affamant ; l’utilisation de boucliers humains, de tirs embusqués sur des vieillards, des femmes et des enfants ; et toutes sortes de crimes contre l’humanité (sans parler des attaques non provoquées contre les États voisins)…
Ces crimes sont bien sûr bien documentés – y compris des dizaines de résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies concernant les violations flagrantes du droit international par l’occupation israélienne – avec l’absence de tout semblant de moralité.
Les Ukrainiens ne valent guère mieux. Outre leur guerre génocidaire contre les Russes ethniques, y compris une brutalité indescriptible dans le Donbass, leur armée et leurs formations remplis de nazis convaincus ont terrorisé et tué leurs propres compatriotes pour les empêcher d’emprunter les couloirs humanitaires (par exemple à Marioupol, où 125 000 civils sont retenus captifs par le bataillon meurtrier Azov).
Ils ont placé de l’artillerie et des armements dans les quartiers pris en otage pour éviter une attaque russe, se sont installés dans des bâtiments civils, ont utilisé des boucliers humains, ont assassiné des journalistes, des personnes jugées politiquement incorrectes envers la guerre et des personnalités de l’opposition, ont bombardé leurs propres installations civiles, vraisemblablement accidentellement, et ont imputé ces bombardements aux Russes…
Et au début de la guerre, les services de sécurité du régime ont assassiné l’un de ses propres négociateurs [dénoncé comme traître pour avoir adopté une attitude jugée trop conciliante – NdT].
Mettre fin à la guerre est de la plus haute urgence, mais le régime de Kiev, sous la pression des États-Unis et de ses propres extrémistes, enlise le conflit et même l’intensifie alors que son armée est dispersée et encerclée, l’impératif américain étant de maintenir le flux d’armes létales et de combattants néo-nazis et autres mercenaires du même acabit formés par la CIA (et les services secrets britannique) depuis au moins 2015.
Et ce régime fait assidûment des heures supplémentaires pour provoquer un bourbier russe même au risque croissant d’un cataclysme nucléaire.
Il faut le répéter : l’élite militaire/oligarchique/xénophobe au pouvoir en Ukraine est intensément corrompue, radicale de droite, chauvine et antidémocratique, imposant violemment son autorité à un pays aux identités largement divisées.
La base sociopolitique et culturelle de cette élite se trouve dans certaines parties de la moitié ouest du pays avec sa haine galicienne-polonaise anachronique envers la Russie et les Russes de souche en Ukraine, les nationalistes et les crypto-nazis considérant les Russes comme des bâtards asiatiques.
Bien qu’ils ne représentent, avec leurs partisans, qu’environ 10% de la population, les groupes néonazis et nazis à l’ancienne ont eu un effet énorme et démesuré sur l’État.
Beaucoup connaissent la citation d’un expert de premier plan, feu Stephen F. Cohen, selon laquelle Kiev a “encouragé” et “réhabilité” les néofascistes, “en commémorant même les collaborateurs ukrainiens et leurs dirigeants responsables avec les nazis des pogroms d’extermination commis pendant la Seconde Guerre mondiale, en renommant les rues en leur honneur, leur édifiant des monuments, réécrivant l’histoire pour les glorifier… »
Oui, nous parlons de monuments édifiés aux nazis ukrainiens de l’ouest, qui, avec cet autre État tout aussi violemment russophobe, la Pologne, ont collaboré sur leurs territoires avec l’occupation nazie allemande dans le meurtre de millions de Juifs pendant l’Holocauste.
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Dans le domaine raciste et suprémaciste, les régimes ukrainien et israélien ont ironiquement beaucoup en commun.
Outre les réalités matérielles et politiques de la guerre, il y a la question étonnante de la “guerre de l’information” – si étroitement contrôlée et orchestrée par l’Occident et qui laisse la Russie dans la poussière – qui fait que la plupart d’entre nous ne différencient pas la guerre de la paix, la criminalité de l’humanité, la victime de l’agresseur, le légal de l’illégal, le faux du réel.
L’intense propagande est dirigée vers les publics américains et occidentaux pour les convaincre de la justesse de la guerre et du sacrifice économique.
Le black-out de l’information et la manipulation émotionnelle frénétique par les médias de masse et sociaux, y compris un déluge de désinformation et d’histoires fabriquées de toutes pièces et de fausses images d’autres lieux et conflits, l’agression terrorisante contre les voix dissidentes dans un contexte de folie iconoclaste, la peur et la censure de la parole, rendent toute cette affaire pleine d’hypocrisie écœurante et horriblement effrayante.
Ce qui nous amène à Volodymyr Zelensky, cet ancien héros scénarisé dont le racisme envers les Palestiniens correspond exactement aux hurlements des racistes et des tueurs anti-palestiniens à la tête du gouvernement israélien.
On pourrait penser qu’un héros est empathique, altruiste, juste, désintéressé, honnête et bien plus encore. Au lieu de cela, Zelensky pense qu’Israël, envers lequel il ressent une affinité intime, est la victime et la victime des Palestiniens.
Quel mélange choquant et étrange de cynisme, d’immoralité, d’illégalité, et de duplicité :
- Un président-humoriste-acteur et un oligarque ukrainien-israélien, le plus riche d’Ukraine, qui a fait et enrichi Zelensky et financé son émission de télévision (ainsi que sa course à la présidence) dans laquelle il jouait le rôle du président et dont le message endoctrinant était un futur présenté comme merveilleux d’une adhésion à l’OTAN et à l’UE;
- Un président qui contrôle de manière très limitée les forces armées et les formations néo-nazies et les méthodes d’État policier du ministère de l’intérieur et des services de sécurité, assumant son poste aux côtés des nationalistes radicaux et de nombreux membres du régime qui détestent les juifs;
- Toutes les factions de ce régime sont super-racistes envers les Palestiniens et violemment anti-russes;
- Tel-Aviv faisant la navette pour l’alyah des juifs ukrainiens, pas pour les autres Ukrainiens;
- Israël impliqué dans l’armement des milices néonazies qui détestent le mélange racial et dans la formation d’éléments néfastes;
- les Israéliens qui vont et viennent, se sentent chez eux comme si l’Ukraine était leur terrain de jeu;
- Le tout étant encouragé par les États-Unis dirigés par des idéologues, son « État profond » projetant massivement sa rage impuissante, incapable d’empathie stratégique, apparemment disposé à faire sauter l’Europe plutôt que de se voir refuser un contrôle mondial.
Les victimes ici sont vraiment le peuple ukrainien maltraité de tous les côtés, suivi par le reste d’entre nous.
Auteur : Issa Khalaf
* Issa Khalaf est palestino-américain. Il est titulaire d'un doctorat en sciences politiques et études sur le Moyen-Orient de l'Université d'Oxford.
19 mars 2022 – The Palestine Chronicle – Traduction : ISM-France & Chronique de Palestine – MR, Lotfallah