Par Jonathan Cook
Les capitales occidentales ne traitent pas Israël comme un État capable de massacrer des enfants, mais comme une cause sacrée. Et toute opposition doit donc devenir un blasphème.
On ressort de la consultation des médias de l’establishment avec l’impression qu’Israël et ses plus ardents défenseurs sont en train de mener une lutte désespérée contre une nouvelle vague d’antisémitisme en Occident.
Article après article, on nous explique qu’Israël et les instances dirigeantes juives occidentales s’alarment de l’augmentation des incidents haineux à l’encontre des Juifs et nous exhortent de nous en préoccuper et de nous en indigner. Des organisations telles que le Community Security Trust au Royaume-Uni et l’Anti-Defamation League aux États-Unis produisent de longs rapports sur l’augmentation incessante de l’antisémitisme, en particulier depuis le 7 octobre, et répètent qu’il est urgent d’agir.
Il ne fait aucun doute que l’antisémitisme constitue une menace réelle et, comme toujours, il provient essentiellement de l’extrême droite. Les actions d’Israël – et sa fausse prétention à représenter tous les Juifs – ne font que l’alimenter.
Mais cette panique morale a un objectif précis. Elle détourne notre attention des preuves concrètes et irréfutables qu’Israël commet un génocide à Gaza, en massacrant et mutilant des dizaines de milliers d’innocents.
Elle attire notre attention sur un soi-disant problème d’antisémitisme en hausse vertigineuse, dont les effets tangibles semblent en réalité limités et les preuves clairement exagérées.
Après tout, une augmentation de la « haine des Juifs » est presque inévitable si l’on redéfinit l’antisémitisme, comme l’ont fait récemment les responsables occidentaux par le biais de la nouvelle définition de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, pour y inclure l’antipathie à l’égard d’Israël – – et au moment où Israël apparaît, même aux yeux de la Cour mondiale, comme un génocidaire.
La logique d’Israël et de ses partisans est la suivante : beaucoup plus de gens que d’habitude expriment leur haine d’Israël, l’État autoproclamé du peuple juif. Il n’y a aucune raison de haïr Israël, à moins de haïr ceux qui y vivent et y règnent, c’est-à-dire les Juifs. L’antisémitisme est donc en hausse.
Cet argument est logique pour la plupart des Israéliens, pour leurs partisans et pour l’écrasante majorité des hommes politiques occidentaux et des journalistes de l’establishment soucieux de leur carrière. C’est-à-dire les mêmes personnes qui prétendent que les appels à l’égalité dans la Palestine historique – « du fleuve à la mer » – sous un appel au génocide des Juifs.
La chanteuse Charlotte Church, par exemple, s’est retrouvée accusée d’antisémitisme par l’ensemble des médias de l’establishment après avoir entonné un “chant pro-palestinien” pour collecter des fonds pour les enfants de Gaza affamés par le blocus israélien. La chanson incriminée contenait les paroles « From the river to the sea » (du fleuve à la mer), appelant à la libération des Palestiniens après des décennies d’oppression israélienne.
Le week-end dernier, le chancelier Jeremy Hunt a une nouvelle fois laissé entendre que les marches appelant à un cessez-le-feu étaient antisémites parce qu’elles « intimidaient » les Juifs. En réalité, beaucoup de Juifs participent à ces marches. Il voulait parler des sionistes qui justifient le massacre à Gaza.
De même, à la suite de la victoire écrasante « pour Gaza » de George Galloway aux élections partielles de Rochdale la semaine dernière, un journaliste de la BBC a reproché à l’ex-travailliste, Chris Williamson, d’avoir utilisé le mot « génocide » pour décrire les actions d’Israël.
Le journaliste craignait que le terme « puisse offenser certaines personnes », bien que la Cour Internationale de Justice ait jugé plausible l’accusation de génocide.
Un phénomène monstrueux
Mais les défenseurs d’Israël ne veulent pas seulement détourner l’attention du public, leur ambition va bien au-delà. Les dirigeants d’Israël et la plupart des citoyens de cet Etat n’ont apparemment pas honte de leur génocide, pas plus que leurs bailleurs de fonds à l’étranger.
Si je me fie à ce que je vois sur les médias sociaux, le massacre de Gaza ne déconcerte pas ces apologistes, et ne leur donne même pas à réfléchir. Ils semblent se flatter de leur soutien à Israël sous le regard horrifié du monde entier.
Chaque corps ensanglanté d’un enfant palestinien et l’indignation qu’il suscite chez les spectateurs alimentent leur certitude d’être dans le droit chemin. Ils campent sur leurs positions, rien ne les fait reculer.
Ils semblent trouver un étrange réconfort, voire une consolation, dans la colère et l’indignation de l’opinion publique devant l’assassinat de tant de jeunes vies.
Leur attitude est l’exact reflet de la réaction des responsables israéliens au verdict de la Cour internationale de Justice comme quoi il est plausible qu’Israël soit en train de commettre un génocide à Gaza.
De nombreux observateurs pensaient qu’Israël chercherait à rassurer les juges et l’opinion mondiale en réduisant ses crimes. Ils ne pouvaient pas se tromper davantage. Israël a défié le tribunal et redoublé d’impudence, comme en témoignent son horrible agression de l’hôpital Nasser le mois dernier et son attaque meurtrière des Palestiniens qui se pressaient autour d’un convoi d’aide humanitaire la semaine dernière.
Les crimes de guerre d’Israël – diffusés sur toutes les plateformes de médias sociaux, y compris par ses propres soldats – nous sautent encore plus à la figure qu’avant l’arrêt de la Cour Internationale de Justice.
Ce phénomène mérite une explication tant il paraît monstrueux. Mais il a une logique interne qui explique l’aveuglement de nombreux Juifs, à l’intérieur du pays et à l’étranger, quand il s’agit d’Israël.
Ce n’est pas seulement que les Juifs et les non-Juifs, qui adhèrent à l’idéologie sioniste, s’identifient à Israël. C’est encore plus profond. Ils sont totalement dépendants d’une vision du monde – qui leur est inculquée par Israël, par leurs propres leaders communautaires, et par les dirigeants occidentaux toujours avides de pétrole – qui fait d’Israël le centre de l’univers moral.
Ils sont devenus les adeptes d’une sorte de culte – et un culte très dangereux, comme le révèlent les horreurs de Gaza.
Pas un sanctuaire, un problème
La croyance qu’Israël est le sanctuaire qui protègera les Juifs contre les non-Juifs qui rêveraient soi-disant de se livrer à un nouveau génocide des Juifs, aurait dû voler en éclat au cours des cinq derniers mois.
Si pour être rassuré – pour avoir un refuge « au cas où » – il est nécessaire de massacrer et mutiler de dizaines de milliers d’enfants palestiniens, et d’affamer des centaines de milliers d’autres, alors ce refuge ne vaut pas la peine d’être préservé.
Ce n’est pas un sanctuaire, c’est un problème. C’est une tache. Il doit disparaître, pour être remplacé par quelque chose de mieux pour les Juifs et les Palestiniens dans la région, « du fleuve à la mer ».
Pourquoi donc ces partisans d’Israël n’ont-ils pas été capables de parvenir à une conclusion aussi évidente sur le plan moral pour tout le monde – ou du moins pour ceux qui ne sont pas asservis aux intérêts des élites occidentales ?
Parce que, comme tous les adeptes d’un culte, les sionistes purs et durs sont immunisés contre la logique. Leur raisonnement est circulaire.
Israël, avec la création du sionisme, ne se préoccupe pas le moins du monde de trouver une solution à l’antisémitisme, comme il le prétend. C’est tout le contraire. Il se nourrit de l’antisémitisme, il ne peut pas s’en passer.
L’antisémitisme est sa source de vie, la raison même de l’existence d’Israël. Sans l’antisémitisme, les Juifs n’auraient pas besoin d’Israël, pas besoin de sanctuaire.
Le culte serait terminé, tout comme l’aide militaire sans fin, les avantages commerciaux avec l’Occident, le vol de terres, les postes, les privilèges et le sentiment d’être exceptionnel, d’être une victime éternelle et unique, qui permet la déshumanisation des autres, en particulier des Palestiniens.
Comme tous les vrais croyants, les partisans d’Israël à l’étranger – qui se qualifient fièrement de « sionistes » mais font désormais pression sur les plateformes de médias sociaux pour qu’elles interdisent ce terme jugé antisémite, à mesure que les objectifs du mouvement deviennent plus transparents – ne peuvent pas se permettre de se remettre en question. Ils ont trop à y perdre.
La lutte contre l’antisémitisme doit à tout prix rester prioritaire, rien ne doit la supplanter, pas même un génocide. Ce qui signifie qu’il ne peut pas exister de mal plus grand aux yeux de quiconque, pas même l’assassinat en masse d’enfants. Aucune autre menace, quelle que soit son importance ou son urgence, ne peut passer devant.
Et pour qu’il n’y ait pas de doute sur sa primauté, il faut générer plus d’antisémitisme, plus de prétendues menaces existentielles.
La nouvelle cible du racisme
La plus grande difficulté à laquelle le sionisme a été confronté ces dernières années, a été que les vrais racistes – de droite, souvent au pouvoir dans les capitales occidentales – ont également été les plus grands alliés d’Israël. Leurs idéologies racistes traditionnelles – qui ont nourri l’antisémitisme et pourraient le faire à nouveau – ont pris une nouvelle forme : l’islamophobie.
L’accusation d’antisémitisme , une des armes israéliennes de prédilection
En Europe et aux États-Unis, les musulmans sont les nouveaux juifs.
C’est une situation idéale pour Israël et ses partisans. La prétendue « guerre de civilisation globale » – la couverture idéologique qui justifie la poursuite de la domination occidentale sur le Moyen-Orient riche en pétrole – place toujours Israël, le pitbull de la région, du côté des anges, c’est-à-dire des nationalistes blancs.
Comme Israël et ses apologistes ne peuvent pas dénoncer les vrais racistes et antisémites au pouvoir, ils doivent en créer de nouveaux. Ils ont fait évoluer la définition de l’antisémitisme, au point de la rendre méconnaissable, pour cibler ceux qui s’opposent au projet de domination coloniale dans lequel Israël est profondément intégré.
Avec cette vision du monde à l’envers, qui prévaut non seulement chez les partisans d’Israël mais aussi dans les capitales occidentales, nous sommes arrivés à un non-sens complet : rejeter l’oppression des Palestiniens par Israël – et maintenant même leur génocide – c’est se rendre coupable d’antisémitisme.
Des Palestiniens déshumanisés
C’est précisément la situation dans laquelle Francesca Albanese, rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, s’est retrouvée le mois dernier après avoir critiqué le président français Macron.
Ce qui a permis à Israël d’interdire à Francesca Albanese l’entrée dans les territoires occupés pour y enregistrer les violations des droits de l’homme.
Mais, comme l’a souligné Mme Albanese, cela n’avait rien de nouveau. Israël a banni tous les rapporteurs de l’ONU des territoires occupés depuis 16 années que dure le siège de Gaza, afin qu’ils ne puissent pas être témoins des crimes qui ont été au cœur de l’attaque du 7 octobre.
Le mois dernier, Macron a fait une déclaration manifestement absurde, bien qu’applaudie par Israël et prise au sérieux par les médias occidentaux. Il a qualifié l’attaque du Hamas contre Israël de « plus grand massacre antisémite de notre siècle », c’est-à-dire qu’il a affirmé qu’elle était motivée par la haine des Juifs.
On peut critiquer le Hamas pour la manière dont il a mené son attaque, comme l’a fait Mme Albanese : il ne fait aucun doute que ses combattants ont commis de nombreuses violations du droit international ce jour-là en tuant des civils et en les prenant en otage.
Il convient cependant de noter, dans un souci d’équilibre, que c’est exactement le même type de violations qu’Israël commet jour après jour depuis des décennies à l’encontre des Palestiniens contraints de vivre sous son occupation militaire.
Les prisonniers palestiniens, arrêtés par l’armée d’occupation israélienne au milieu de la nuit, détenus dans des prisons militaires et privés de procès en bonne et due forme, ne sont pas moins des otages.
Mais prétendre que l’antisémitisme est la motivation du Hamas a pour seul et unique but d’effacer ces nombreuses décennies d’oppression. Il s’agit de faire oublier les abus que subissent les Palestiniens, abus qui ont engendré la création du Hamas et des autres factions militantes palestiniennes, et leur résistance.
Ce droit de résistance à l’occupation militaire belligérante est inscrit dans le droit international, même si l’Occident le reconnaît rarement.
Ou comme l’a dit Mme Albanese : « Les victimes du massacre du 7 octobre n’ont pas été tuées en raison de leur judaïsme, mais en réponse à l’oppression israélienne. »
Avec sa remarque ridicule, Macron a également cherché à effacer les 17 dernières années du siège de Gaza – un génocide au ralenti qu’Israël a maintenant mis sous stéroïdes.
Et il l’a fait précisément parce que les intérêts coloniaux occidentaux et israéliens – à savoir la poursuite par l’Occident de la domination et du contrôle des ressources à l’ancienne au Moyen-Orient -nécessitent de rationaliser la déshumanisation des Palestiniens et de leurs soutiens, en les faisant passer pour des racistes et des barbares.
Mais c’est Mme Albanese, et non Macron, qui se bat aujourd’hui pour sauver sa réputation. C’est elle qui est traitée de raciste et d’antisémite. Par qui ? Par Israël et les dirigeants européens qui soutiennent le génocide.
Une cause sacrée
Israël a besoin de l’antisémitisme. Et l’arme que lui ont offerte ses alliés occidentaux, en adoptant la redéfinition grotesque qui qualifie de haine des Juifs toute opposition à ses crimes et tout rejet de ses prétentions malhonnêtes à l’ « autodéfense » alors même qu’il écrase la résistance à son occupation et à l’oppression des Palestiniens, ne fait que l’encourager à perpétrer toujours plus de crimes.
Chaque atrocité produit plus d’indignation, plus de ressentiment, plus d’ « antisémitisme ». Et plus il y a de ressentiment, plus il y a d’indignation, plus il y a d’antisémitisme, plus Israël et ses partisans peuvent présenter l’État juif autoproclamé comme un sanctuaire contre cet antisémitisme.
Israël n’est plus traité comme un État, ni comme un acteur politique capable de commettre des crimes et de massacrer des enfants, mais comme une religion. Il est transformé en un dogme dont il est interdit de douter. Il transcende la politique pour devenir une cause sacrée. Et toute opposition doit être condamnée comme impie, blasphématoire.
Voilà dans quel état la politique occidentale est tombée !
Cette lutte contre l’ « antisémitisme » ou plutôt la lutte que mène Israël et ses partisans – consiste à renverser le sens des mots, et les valeurs qu’ils incarnent. Le but est de rendre impossible toute solidarité avec le peuple palestinien pour qu’il se retrouve seul et sans soutien, face à la campagne de génocide d’Israël.
C’est un devoir moral de vaincre ces mercenaires de l’ « antisémitisme » et d’affirmer notre humanité commune – et le droit de tous à vivre dans la paix et la dignité – avant qu’Israël et ses apologistes ne pavent la voie à un massacre encore plus ignoble.
Auteur : Jonathan Cook
7 mars 2024 – Middle East Eye – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet