Par Patrick Cockburn
Plus de 40 000 civils ont été tués dans la bataille dévastatrice pour reprendre Mosul des mains de l’Etat Islamique (EI), selon des rapports de renseignement révélés exclusivement à The Independent – un nombre de morts beaucoup plus élevé que les estimations précédentes.
Les résidents de la ville assiégée ont été tués par les forces terrestres irakiennes qui tentaient de déloger les militants, ainsi que par les frappes aériennes et les combattants de l’EI, selon les services de renseignement kurdes.
Hoshyar Zebari, jusqu’à récemment ministre à Bagdad, a déclaré à The Independent que de nombreux corps “sont encore enterrés sous les décombres”. “Le niveau de souffrance humaine est immense”, a-t-il déclaré.
“Les services kurdes de renseignement estiment que plus de 40 000 civils ont été tués à la suite d’une puissance énorme de feu utilisée contre eux, en particulier par la police fédérale, les frappes aériennes et l’EI lui-même”, a ajouté M. Zebari.
M. Zebari, originaire de Mossoul et haut fonctionnaire kurde qui a servi de ministre des finances dans le gouvernement irakien et auparavant comme ministre des Affaires étrangères, a souligné dans un entretien exclusif que l’implacable bombardement d’artillerie par des unités de la police fédérale irakienne – en réalité un véritable corps d’armée fortement équipé – avait causé une immense destruction et d’innombrables pertes de vies dans l’ouest de Mossoul.
Les chiffres indiqués par M. Zebari concernant le nombre de civils tués lors du siège long de de neuf mois sont beaucoup plus élevés que ceuxs précédemment rapportés, mais le service de renseignement du gouvernement régional du Kurdistan est réputé être extrêmement précis et bien informé. L’EI a empêché tout relevé des pertes humaines alors que les groupes extérieurs se sont principalement concentrés sur les frappes aériennes plutôt que sur l’artillerie et les missiles comme cause des décès de civils. Airwars – un des groupes faisant ces décomptes – avait estimé que des attaques auraient tué 5 805 non militaires dans la ville entre les 19 février et 19 juin.
Des images filmées par un drone montrent la dévastation dans la vieille ville de Mossoul, et la mosquée al-Nuri maintenant en ruines
M. Zebari accuse le gouvernement à Bagdad, dont il a récemment été membre, de ne pas faire assez pour soulager les souffrances. “Parfois, vous pourriez penser que le gouvernement est indifférent à ce qui s’est passé”, dit-il. Il doute que les Chrétiens, les Yazidis, les Kurdes et les autres minorités, qui ont vécu dans la région de Mossoul pendant des siècles, puissent se réconcilier avec la majorité arabe sunnite auxquels ils reprochent meurtres et viols. Il dit qu’il serait préférable de trouver une forme de solution fédérale pour une future gouvernance.
Se basant sur les rapports de renseignement kurdes, M. Zebari affirme qu’un niveau élevé de corruption parmi les forces militaires irakiennes occupant Mossoul porte atteinte aux mesures de sécurité devant permettre de supprimer toute présence de l’EI à la suite de sa défaite. Il dit que les personnes suspectes peuvent passer par des points de contrôle militaires en payant 1000 dollars US et peuvent traverser avec un véhicule en payant 1500 dollars. Il dit que ce type de corruption est particulièrement répandue dans les 16e et 9e divisions de l’armée irakienne et les bataillons de volontaires venus des tribus (Hashd al-Ashairi), tirés en partie de la minorité Shabak dans la plaine de Nineveh.
La capacité des militants de l’EI à rester libre ou à être libérés de prison en payant des pots de vin a entraîné un changement d’attitude chez les personnes à Mossoul que M. Zebari a déclaré “étaient précédemment disposés à donner aux forces de sécurité irakiennes des informations sur les membres de l’EI”. Ils se méfient maintenant, car ils voient des membres de l’EI, qu’ils avaient identifiés et qui avaient été arrêtés, revenir dans les rues et pouvant vouloir se venger de ceux qui les ont dénoncés.
Plusieurs opposanst à l’EI à Mossoul ont confirmé à The Independent que c’était effectivement le cas et qu’ils ont peur de ces revenants et des “cellules souterraines” de l’EI qui continuent d’exister.
Les civils de Mossoul disent qu’ils ne critiquent le comportement à leur égard des unités de combat qui ont subi le poids des combats, comme le Service de lutte contre le terrorisme, mais ils disent s’inquiéter de ce qu’il faut attendre de troupes peu disciplinées. La conviction que les combattants et les officiels de l’EI détenus à Mossoul pourraient plus tard être en mesure de soudoyer leur libération explique pourquoi les soldats, dont la plupart ne sont pas impliqués dans les réseaux de la corruption, ont exécuté sommairement des prisonniers de l’EI, parfois en les jetant du haut des bâtiments.
La corruption au sein des forces militaires occupantes prend différentes formes, selon les informations des services kurdes du renseignement et citées par M. Zebari. Certaines personnes doivent “s’acquitter de 100 dollars pour retirer un corps des décombres et d’autres de 500 pour réoccuper leur maison”, quand elle est encore debout. Les unités de l’armée et de la milice irakiennes ont toujours été notoirement connues pour extorquer de l’argent des civils en échange d’une protection, et les camions transportant des marchandises sur les routes sont une cible particulièrement rentable lorsqu’ils passent par des points de contrôle militaires.
Beaucoup de la responsabilité du niveau calamiteux de destruction dans l’ouest de Mossoul a été mis sur le compte des frappes aériennes, mais il est évident sur le terrain même que beaucoup des dommages ont été causés par les obus d’artillerie et les roquettes. Ceci est confirmé par un rapport d’Amnesty International publié la semaine dernière et intitulé “La bataille pour l’ouest de Mossoul : une catastrophe pour les civil”. Ce rapport souligne une utilisation encore plus large et plus aveugle de leur puissance de feu par les forces pro-gouvernementales dans les dernières étapes de l’attaque sur l’est de Mossoul, commencée en janvier 2017 et qui s’est poursuivie au cours des six mois suivants lors de l’attaque contre l’ouest de Mossoul.
Il dit que le gouvernement irakien et les forces de la coalition dirigées par les États-Unis “s’appuyaient fortement sur des armes explosives avec des effets étendus tels que les IRAM (Improvised Rocket Assisted Munitions). Avec leurs capacités de ciblage approximatives, ces armes ont causé des ravages dans l’ouest de Mossoul densément peuplé, où un très grand nombre de civils ont été piégés dans leurs maisons ou dans des refuges improvisés”. L’ONU a estimé que Mossoul avait 1,2 million d’habitants au début du siège.
En outre, les tireurs d’élite de l’EI ont tué un grand nombre de civils essayant de s’échapper. Le groupe militant utilisait les civils comme “boucliers humains”, même si leur présence leur assurait bien peu de protection. M. Zebari a déclaré que les services du renseignement avaient même intercepté des messages “des combattants de l’EI à leurs commandants disant qu’ils étaient las de tuer des civils”.
M. Zebari dit qu’il est déçu par l’absence de plans du gouvernement irakien pour reconstruire Mossoul. En tant que ministre des Finances à Bagdad jusqu’à la fin de l’année dernière, il avait prévu un budget de 500 millions de dollars pour reconstruire la ville. Il explique : “Je voulais 500 millions de dollars d’emblée pour encourager d’autres donateurs, mais maintenant, le gouvernement s’est retiré du fonds et a utilisé cet argent ailleurs. Ce n’est pas un signe encourageant.”
Même s’il y a une reconstruction, M. Zebari, qui a grandi à Mossoul et qui a encore une maison à l’est de la ville (depuis bien longtemps confisquée, d’abord par Saddam Hussein et plus tard par l’EI), se lamente que “l’âme de Mossoul est morte et que ses bâtiments emblématiques sont détruits”. Il dit qu’il ne peut pas imaginer Mossoul sans la mosquée de Nabi Yunus (le tombeau de Jonas) que l’EI a fait exploser comme “sanctuaire hérétique” en 2014, et sans la mosquée al-Nuri du XIIe siècle avec son minaret penché, que l’EI a détruite dans la dernière étape des combats pour empêcher sa capture par les forces gouvernementales. En outre, il existe “un niveau inimaginable de souffrance humaine avec plus d’un million de personnes déplacées”.
Il est d’accord pour dire que le gouvernement a gagné une grande victoire en détruisant l’EI en tant que structure étatique contrôlant un vaste territoire. Mais il avertit que le groupe militant a montré qu’il était capable de “s’adapter à de nouvelles réalités”. Selon lui, les armes et le matériel lourd de trois divisions de l’armée irakienne que l’EI avait capturés lors de la saisie de Mossoul en juin 2014 n’ont jamais été pleinement pris en compte. Il dit qu’il y a des rapports selon lesquels une grande partie [de ces équipements] a été cachée par l’EI dans des tunnels, dans les gorges et les vallées des terres arides du sud de l’Irak et de l’est de la Syrie. “C’est d’où ils sont venus quand ils ont lancé leurs attaques”, dit-il.
Interrogé pour savoir si le calife auto-déclaré Abu Bakr al-Baghdadi était vivant ou mort, M. Zebari répond qu’il ne le sait pas. Mais il ajoute que si Baghdadi était mort, il était alors étrange qu’aucun nouveau calife ou chef de l’EI n’ait été désigné, car une partie de l’idéologie de tels mouvements est qu’ils ne dépendent pas d’un seul être humain. Des successeurs ont été rapidement annoncés lorsque Abu Musab al-Zarqawi, le chef d’Al-Qaeda en Irak, a été tué lors d’une frappe aérienne américaine en 2006 et après qu’Osama bin Laden ait été abattu par des forces spéciales américaines au Pakistan en 2011. De plus, dit-il, “il n’y a eu aucun signe de changement dans la structure de commandement et de contrôle de l’EI”.
* Patrick Cockburn est un journaliste de The Independent spécialisé dans l’analyse de l’Irak, la Syrie et les guerres au Moyen-Orient. Il est l’auteur de Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Iraq et de Age of Jihad: Islamic State and the Great War for the Middle East.
19 juillet 2017 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah