Par Ruwan Teodros
J’ai passé frénétiquement au peigne fin les images des morts lors des bombardements incessants du Liban par les forces d’occupation israéliennes. J’ai examiné les sourires édentés et insouciants des enfants et les photos de famille prises devant les montagnes ou la mer.
Au début, je pleurais chaque fois que je voyais une photo d’une personne dont la vie avait été fauchée par Israël. Les chiffres n’ont cessé d’augmenter. Je suis devenue insensible. Je regardais fixement les images de familles entières rayées de la carte et je sentais le creux de mon estomac se creuser légèrement. Souvent, mes amis et moi partagions des vidéos de Megaphone News décrivant les personnes tuées lors de frappes aériennes.
Selon le ministère libanais de la santé, au 6 décembre, 4 100 personnes au Liban ont été assassinées par Israël depuis le 8 octobre 2023. L’une d’entre elles était Ibrahim Fawaz, propriétaire d’une agréable librairie de Beyrouth.
Le 23 novembre, à 4 heures du matin, alors que nous dormions tous, Israël a bombardé le quartier densément peuplé de Basta, plus précisément Bourj Abou Haidar. Ils ont utilisé des bombes dites « bunker buster » qui ont détruit plusieurs bâtiments résidentiels et tué 30 personnes. Je me suis réveillé en sursaut lorsque j’ai entendu ce bruit, pensant que le monde était en train d’être éviscéré de l’intérieur, comme si quelqu’un coupait une pomme. Le sol a tremblé pendant plusieurs secondes et j’ai frémi en écoutant le vrombissement des avions à réaction au-dessus de ma tête. Il est peu probable que j’oublie jamais ce son tant que je vivrai.
Le lendemain, alors que j’étais assise sur le canapé avec ma mère, celle-ci a appris par notre voisin qu’Ibrahim – l’homme qui tenait une librairie en face de chez moi à Ras Beirut – avait été tué lors de l’attaque de Basta al Fawqa. Avant même de comprendre ce qui se passait, j’ai fondu en larmes. Je n’avais pas pleuré depuis plus de deux mois, mais soudain, je ne pouvais plus respirer. Ibrahim n’était plus là.
Il y a cinquante-cinq ans, Ibrahim et son frère, originaires de Tebnine, dans le sud du Liban, ont ouvert leur petite mais puissante librairie, al-Maktaba al-Saghira (المكتبة الصغيرة, la petite librairie en arabe). On y trouvait des magazines internationaux, des billets de loterie et des livres en arabe. La librairie a traversé des tribulations, des guerres, des invasions, des bombardements et de graves crises économiques. Et pourtant, elle a survécu et a permis à Ibrahim d’élever et d’éduquer cinq enfants incroyables : Ghassan, Hassan, Malak, Hanaa et Mohammad.
Je connais Ibrahim depuis l’âge de huit ans. Il est connu sous le nom d’Abou Ghassan par la communauté ou de Jeddo Bob par ses petits-enfants. J’avais l’habitude d’attendre mon bus scolaire devant la petite librairie et de lui acheter du chocolat Twix. Je le voyais presque tous les jours et j’ai grandi en l’écoutant ouvrir sa librairie. Il connaissait bien mon grand-père. Il m’a récemment raconté une histoire touchante : mon grand-père lui avait acheté un téléphone pour le magasin, à l’époque où les téléphones commençaient à être utilisés en masse. Jeddo et Ibrahim avaient un lien spécial, qui a duré toute une vie.
Ma Teta Hiam et ma mère May ont connu Ibrahim toute leur vie. Lorsque Teta a appris sa mort, son visage s’est décomposé. Elle m’a dit qu’elle n’avait eu une conversation avec lui que récemment, alors qu’elle achetait ses cigarettes dans son magasin. Ils avaient ri ensemble d’une blague ou d’une autre. Lorsque Teta et Ibrahim sont devenus trop vieux pour monter et descendre les escaliers – et lorsque la crise de l’électricité à Beyrouth s’est aggravée – il a installé un panier et un fil de fer pour pouvoir livrer des cigarettes à ma Teta, sans qu’elle ait à descendre cinq étages. Ainsi, il était attentionné et créatif.
Ma mère m’a dit : « Ibrahim était un élément permanent de notre quartier. Tous les magasins ont changé autour de nous, et il était le seul à être permanent. Chaque jour, pendant des décennies, il a livré trois journaux à Teta et Jeddo. Il savait que Jeddo voulait lire chaque journal d’un bout à l’autre avant d’aller travailler. Il était l’un des derniers liens que Teta avait avec Jeddo. Je l’ai salué le jour de sa mort. J’aurais aimé savoir que c’était la dernière fois que je le voyais ».
Écrire sur la vie d’Ibrahim a été douloureux. Mais entrer en contact avec sa famille et découvrir sa vie a été cathartique. Cela m’a donné une mission : faire en sorte que personne n’oublie jamais qui était Ibrahim Fawaz.
Sa belle-fille Rana m’a dit : « Certaines personnes font des actes de bonté au hasard. Eamiy (oncle) faisait continuellement des actes de bonté envers des personnes au hasard, sans rien attendre en retour. En 30 ans, il ne s’est jamais mis en colère contre moi. Il était doux et gentil. Son sourire remplissait et illuminait toutes les pièces où il entrait ». Elle poursuit : « À partir de cette petite librairie, il a créé une famille qui a déployé ses ailes dans le monde entier. Et il était très fier de sa famille. »
Judy, l’une des filles de Hassan et Rana, a écrit : « Mon grand-père, Jeddo, était un homme d’habitudes et de douceur. Il se couchait à 18 heures et se réveillait vers 3 heures du matin. Dans le calme de l’aube, il priait, préparait sa journée et s’asseyait sur le balcon pour couper des fruits alors que tout le monde dormait encore. Puis il partait travailler dans sa petite librairie, al-Maktaba al-Saghira – son refuge, son havre de paix ».
Elle poursuit : « Jeddo [Ibrahim] montrait son amour à travers les gestes les plus simples, mais les plus beaux. Depuis notre enfance, il nous regardait avec son sourire tendre et nous demandait toujours : « Beddik bonboné ya Jeddo ? » (Tu veux des bonbons, Jeddo** ?) Je me souviens encore de la fois où je lui ai dit que j’aimais une marque de biscuits appelée Dabke. La prochaine fois que je l’ai vu, il m’a apporté une boîte entière. C’était ça, Jeddo : il écoutait, il se souvenait et il apportait de la joie, sans rien attendre en retour ».
Les histoires continuent. J’ai eu la chance de rencontrer Hassan, le deuxième fils d’Ibrahim, en personne, dans la librairie de son père. Hassan s’est souvenu de son père en s’asseyant sur la chaise dans laquelle il a passé la plus grande partie de sa vie. Il était entouré de membres de la famille élargie d’Ibrahim, ainsi que d’amis du quartier. Il décrit l’engagement d’Ibrahim envers la librairie comme « la joie de sa vie ».
« Il n’a jamais été question de travail – il appréciait sincèrement chaque jour passé dans sa librairie. Il avait l’habitude de passer une journée entière debout les jours où l’on vendait des billets de loterie, et il me disait que c’étaient ses meilleurs jours ». Il a également décrit l’attachement de son père aux traditions. « Il se rendait toujours à Tebnine pour l’Aïd et lisait les فَاتِحَةِ sur les tombes du grand-père et de la grand-mère de Hassan. Chaque Aïd Futr, lorsque toute la famille était réunie, ils l’accompagnaient au cimetière. Bien que le père d’Ibrahim soit mort alors qu’il n’avait que six mois, il l’a honoré de cette manière toute sa vie. Il répétait souvent à Hassan : « Habitue tes enfants à honorer les morts pour qu’ils t’honorent aussi quand tu seras parti ».
C’est pourquoi nous t’honorons, Ibrahim, comme tu l’as enseigné à ton fils. Que puis-je dire face à un tel chagrin d’amour ? Je prie pour que ta mort ait été rapide. J’espère que tu n’as pas souffert.
Quand je ferme les yeux, je pense à son visage souriant lorsqu’il me saluait le matin. Je me souviens du jour où Rania et moi avons fait* une photo devant sa librairie. Je me souviens qu’il me racontait son enfance dans le sud du Liban. Je pense à la merveilleuse famille qu’il laisse derrière lui, et à sa femme Leila, dont il a eu le coup de foudre à Tebnine il y a des décennies.
L’histoire raconte qu’il l’a rencontrée, elle et ses sœurs, en train de cultiver du tabac. Lorsqu’elle a levé les yeux vers lui après avoir travaillé la terre, il est tombé amoureux instantanément. Il l’a demandée en mariage peu de temps après et ils ont vécu ensemble dans le même immeuble à Bourj Abou Haidar pendant toute la durée de leur mariage.
Je sais qu’il est en paix maintenant, qu’il nous sourit et qu’il nous protège.
Sa petite-fille, Zyna – la fille de Rana et Hassan – a partagé avec moi un magnifique hommage à son Jeddo. Ses mots, écrits à l’origine en français et traduits ci-dessous, sont profondément émouvants :
« Tu veux des bonbons, Jeddo ? » C’est la phrase que mon grand-père me disait à chaque visite, jusqu’à ma dernière visite, quand j’avais 18 ans. Aujourd’hui, j’ai 20 ans. Ayant vécu à l’étranger presque toute ma vie, cela fait deux ans que je ne l’ai pas vu.
Le samedi 23 novembre, je me suis réveillée en sursaut lorsque ma mère m’a dit : « Ils ont frappé El Basta à 4 heures du matin. Ta grand-mère est à l’hôpital. Nous ne trouvons pas ton grand-père. » Depuis que le balcon a été démoli, et sachant que mon Jeddo Bob est une personne routinière qui prépare son petit déjeuner pour aller travailler à cette heure-là, une chose était sûre. Mon grand-père est mort. Mon grand-père a été tué.
L’injustice m’a envahi avant la tristesse. En me calmant, je me suis souvenu de ce qu’il disait quand je m’inquiétais pour lui pendant la guerre, quand je le suppliais de venir vivre avec nous en France. Il me répondait que sa maison est sa maison, que la terre est la sienne. Que s’il devait mourir, il mourrait chez lui, sur son sol.
Mon Jeddo avait une deuxième maison : sa librairie al-Maktaba al-Saghira (la petite librairie). Mais cette librairie est tout sauf petite. À l’âge de 86 ans, la communauté qu’il y a formée lui a donné la force de vivre. Tous ceux qui y ont acheté des livres, des bonbons, des chocolats, des journaux et joué à la loterie peuvent témoigner de sa gentillesse, de sa générosité et de sa bonté.
Il a ouvert cette librairie le jour de la naissance de mon père, il y a 55 ans. Bien qu’il n’ait pas dépassé l’école primaire, mon grand-père a réussi à éduquer ses cinq enfants grâce à cette librairie. Pour lui, l’éducation était très importante. Il était fier de moi, de ma sœur et de mes cousins pour tout ce que nous avons accompli sur le plan scolaire. Nous espérons continuer à le rendre fier.
Jeddo, je veux te dire que je t’aime. Si seulement je pouvais t’embrasser et te serrer dans mes bras une dernière fois. J’ai beaucoup de peine à l’idée que le Liban dans lequel je retournerai sera un Liban sans toi ».
Notes :
- * Le mot « fait » est utilisé à dessein, à la demande du photographe et de l’auteur.
- ** Dans la plupart des sociétés arabes, si ce n’est toutes, appeler un petit-enfant « grand-père/jeddo » ou « grand-mère/teta » ou un enfant « baba/père » ou « mama/mère » est une forme d’affection du grand-parent ou du parent à l’égard de sa famille.
Auteur : Ruwan Teodros
* Ruwan Teodros est une écrivaine, rédactrice et photographe libano-éthiopienne qui partage son temps entre le Liban et les États-Unis.Son site internet.
2 janvier 2025 – The Palestine Studies – Traduction : Chronique de Palestine – Éléa Asselineau
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