Par Romana Rubeo
Si justice doit être rendue, ceux qui ont assassiné Giulio Regeni et des milliers d’Égyptiens innocents doivent être déférés devant un tribunal.
Cela a peut-être pris quatre ans, mais l’enquête menée par l’Italie sur le meurtre du jeune doctorant Giulio Regeni, en février 2016, a été concluante. Regeni a été tué par des membres de l’agence de sécurité égyptienne, ont conclu le 10 décembre 2020 les procureurs italiens. Mais l’affaire ne s’arrête pas là.
Depuis que le corps mutilé de Regeni a été découvert dans un fossé au bord d’une autoroute à la périphérie de la capitale égyptienne du Caire, les relations entre l’Italie et l’Egypte se sont détériorées, ou du moins, c’est ce qu’il semblait.
Mis sous pression par la couverture inlassable des médias italiens sur le meurtre macabre de cet étudiant brillant, le gouvernement italien a finalement été contraint d’agir, d’autant plus que le gouvernement égyptien a nié toute responsabilité ou connaissance des circonstances qui ont conduit au meurtre.
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En avril 2016, Rome a rappelé son ambassadeur au Caire en signe de fort mécontentement face à la réticence égyptienne à appréhender les auteurs du crime. Quelques semaines plus tard, le 29 avril, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Paolo Gentiloni, insistait dans un entretien avec la radio officielle RAI sur le fait que “le retour à la normale des relations dépend d’une collaboration sérieuse” sur l’affaire Regeni, ajoutant que l’Italie “maintenait une position d’insatisfaction”.
Ce qui semblait alors une position sans compromis est devenu flexible environ un an plus tard, lorsque le nouveau ministre des Affaires étrangères du pays, Angelino Alfano, déclarait en août 2017, “impossible pour des pays qui sont face à face de ne pas avoir de relations politiques et diplomatiques de haut niveau.”
Depuis lors, et malgré les déclarations publiques exprimant de l’indignation face à la réticence de l’Égypte à enquêter, et encore moins à assumer la responsabilité du meurtre de Regeni, les relations entre les deux pays ont été rapidement rétablies. En fait, elles ont même prospéré en termes de coopération dans le commerce militaire comme dans d’autres domaines.
Bien que l’Égypte soit constamment critiquée par les groupes internationaux de défense des droits de l’homme pour ses violations systématiques des droits de l’homme, elle reste l’un des principaux importateurs d’armes pour l’Italie.
Malgré un appel lancé par Human Rights Watch à l’Italie pour faire cesser les ventes d’armes à l’Égypte, le flux d’armes s’est poursuivi sans interruption. Le 11 juin 2020, par exemple, le gouvernement italien a approuvé la vente de deux navires de guerre à l’Égypte, décision qui a été confirmée en août, malgré les protestations.
Selon Carnegie Endowment for International Peace, «les ventes d’armes italiennes à l’Égypte ont triplé en 2019, et les projets d’une série d’accords d’armes pour 2020 totalisent 11 milliards d’euros».
En avril 2016, la mère de Khaled Said, une victime égyptienne dont l’assassinat aux mains des forces de police a été l’une des étincelles de la révolution égyptienne, a envoyé un message de solidarité à la mère de Giulio Regeni : « Je ressens ce que vous ressentez, je ressens votre douleur, tout comme je suis jusqu’à aujourd’hui toujours dans la douleur pour mon fils Khaled. » « Je vous remercie profondément parce que vous vous souciez des cas de torture en Égypte et que vous continuerez le chemin de votre fils. Que Dieu soit avec vous. Je ne sais quoi vous dire… parce que ce que je ressens est indescriptible.»
Cette hypocrisie dans le traitement de l’affaire Regeni par l’Italie devient plus évidente si l’on considère le bilan lamentable de l’Égypte en matière de droits humains. Les responsables et les médias italiens traitent désormais les deux questions, celle du commerce et des relations diplomatiques, d’une part, et le meurtre de Regeni et les violations des droits de l’homme, d’autre part, comme s’il s’agissait de deux questions distinctes.
Par exemple, lorsque le président français Emmanuel Macron a décerné la plus haute distinction française, la Grand-Croix de la Légion d’honneur au président Abdel Fattah al-Sisi début décembre, deux personnalités italiennes de premier plan, Giovanna Melandri, ancienne ministre de la Culture, et Corrado Augias, journaliste et ancien membre du Parlement européen – ont annoncé qu’ils rendaient leurs médailles françaises en signe de protestation, citant l’assassinat brutal de Regeni et l’indifférence de l’Égypte.
Si de telles positions morales sont hautement admirables, on se demande pourquoi cet exemple d’un accent indéfectible sur les mauvais résultats de l’Égypte en matière de droits de l’homme était absent des médias italiens et des intellectuels les plus en vue après le violent coup d’État militaire de 2013.
C’était alors que le dictateur égyptien, Sissi, avait renversait le président démocratiquement élu Mohammed Morsi, tuant alors des milliers de personnes et en emprisonnant des multitudes d’autres.
La même logique peut être appliquée à cette étrange séparation entre des questions intrinsèquement liées, en armant l’État même qui tire sa légitimité de la violence.
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L’Italie n’est pas la seule puissance occidentale à gérer ses relations de politique étrangère avec un évident double standard. L’ancien président américain Barack Obama avait lui aussi refusé à l’époque de qualifier l’éviction de Morsi de coup d’État militaire. L’Italie ne fait que suivre l’exemple.
Mais l’hypocrisie dans le cas italien est encore plus palpable, car la brutalité du régime et le refus de se conformer aux normes minimales de justice et de transparence ont affecté plus que les Égyptiens eux-mêmes, mais aussi un ressortissant italien.
Le gouvernement italien ne peut pas plaider l’ignorance, comme s’il n’était pas au fait de l’ampleur et la constance des violations des droits de l’homme en Égypte. En effet, ce pays du Moyen-Orient, mis à part Israël, est le pire violateur des droits de l’homme de toute la région.
Ce qui est arrivé à la victime italienne, Regeni, est précisément ce qui a accablé des milliers d’Égyptiens ces dernières années. «Malgré les demandes constantes adressées aux autorités égyptiennes sur la nécessité de mettre un terme à l’utilisation de la disparition forcée contre des citoyens en raison de ses graves effets négatifs sur les disparus et leurs familles, elles n’hésitent pas à étendre son utilisation à des segments plus larges de citoyens», a déclaré dans un récent rapport la Commission égyptienne des droits et des libertés (ECRF).
Auteur : Romana Rubeo
* Editrice du site internet Palestine Chronicle, Romana Rubeo est traductrice freelance et vit en Italie. Elle est titulaire d’une maîtrise en langues et littératures étrangères et spécialisée en traduction audiovisuelle et journalistique. Ses centre d'intérêt sont principalement la politique et la géopolitique.Suivez ses comptes Facebook et Twitter.
30 décembre 2020 – Politics Today – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah