Par Romana Rubeo, Ramzy Baroud
Le président américain Donald Trump et le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu sont à la fois politiquement et juridiquement liés – le premier est soumis à une procédure de destitution et le second a sur le dos un acte d’accusation et une enquête du procureur général sur d’importants cas de corruption.
Désespérés, sans options et unis par une cause commune, les deux dirigeants étaient à la recherche d’un choc majeur – qui les placerait sous un jour positif dans les médias respectifs de leur pays – et ils l’ont trouvé.
L’assassinat du général de division iranien au sein du Corps des gardiens de la révolution islamique et commandant de sa force al-Qods, Soleimani, le 3 janvier, ainsi que plusieurs responsables militaires iraniens par un drone américain, témoigne du degré de ce désespoir américain et israélien.
Bien qu’il n’y ait eu aucune confirmation officielle ou déni du rôle israélien dans l’opération américaine, il est logique de supposer une implication israélienne indirecte ou même directe dans l’assassinat.
Au cours des derniers mois, la possibilité d’une guerre contre l’Iran a de nouveau pris de l’élan, se plaçant en tête de l’agenda des responsables de la politique étrangère d’Israël. Assiégé politiquement, Netanyahu a demandé à plusieurs reprises et sans relâche à ses amis de Washington d’augmenter la pression sur Téhéran.
“L’Iran intensifie son agression au moment où nous parlons”, a affirmé Netanyahu le 4 décembre, lors d’une réunion avec le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo. “Nous nous engageons activement à contrer cette agression.”
On ne peut que supposer ce que “engagement actif” du point de vue israélien, ouvertement vindicatif, peut éventuellement signifier dans ce contexte.
De plus, les empreintes du renseignement israélien, le Mossad, sont incontestablement présentes dans l’assassinat. Il est plausible que l’attaque contre le convoi de Suleimani près de l’aéroport international de Bagdad ait été une opération conjointe CIA-Mossad.
Il est bien connu qu’Israël a plus d’expérience dans les assassinats ciblés dans la région que tous les pays du Moyen-Orient réunis. Il a assassiné des centaines de militants palestiniens et arabes de cette façon. L’assassinat du responsable militaire du Hezbollah – le commandant en second du mouvement – Imad Mughniyah en février 2008, en Syrie, n’était que l’un des nombreux meurtres de ce type.
Ce n’est un secret pour personne qu’Israël veut absolument une guerre contre l’Iran. Pourtant, tous les efforts de Tel Aviv ont échoué à provoquer une guerre dirigée par les États-Unis, similaire à l’invasion de l’Irak en 2003. Le plus que Netanyahu a pu obtenir en termes de soutien américain à cet égard était une décision de l’administration Trump de revenir sur un engagement américain pris devant la communauté internationale, en se retirant du traité nucléaire iranien en mai 2018.
Cette guerre israélienne tant convoitée semblait assurée lorsque l’Iran, après diverses provocations venues de Washington par le biais de sanctions toujours plus nombreuses, a abattu un avion américain sans pilote qui, comme l’Iran l’a prouvé, a violé l’espace aérien du pays le 20 juin 2019.
Même alors, la réponse des États-Unis n’a pas conduit à la guerre totale que Netanyahu a si désespérément recherchée.
Mais beaucoup de choses se sont produites depuis lors, y compris une répétition de l’échec de Netanyahu à remporter des élections décisives, garantissant ainsi un nouveau mandat, aggravant la crainte pleinement justifiée du Premier ministre israélien qu’il pourrait finalement se retrouver derrière les barreaux pour avoir exploité un énorme racket de pots-de-vin et abus de pouvoir.
Trump, lui aussi, a ses propres problèmes politiques, donc ses propres raisons d’agir de manière erratique et irresponsable. Sa destitution officielle par la Chambre des représentants des États-Unis le 18 décembre était la dernière de ces mauvaises nouvelles. Lui aussi avait besoin d’augmenter la mise politique.
S’il y a une chose que de nombreux députés démocrates et républicains ont en commun, c’est leur désir de plus d’interventions militaires au Moyen-Orient et de maintenir une présence militaire plus forte dans cette région riche en pétrole et en gaz. Cela s’est reflété dans le ton presque festif que les responsables américains, les généraux et les commentateurs des médias ont utilisé après l’assassinat du commandant iranien à Bagdad.
Les responsables israéliens étaient eux aussi visiblement excités. Immédiatement après le meurtre du général Suleimani, les dirigeants et responsables israéliens ont publié des déclarations et des tweets en appui de l’action américaine.
Pour sa part, Netanyahu a déclaré qu’ “Israël a le droit de se défendre. Les États-Unis ont exactement le même droit.” “Suleimani”, a-t-il ajouté,« “est responsable de la mort de citoyens américains innocents et de bien d’autres. Il prévoyait de nouvelles attaques.”
La dernière déclaration en particulier – “il planifiait de nouvelles attaques” – souligne l’évident partage d’informations entre Washington et Tel Aviv.
Benny Gantz, présenté à tort comme un “centriste”, n’était pas moins violent dans ses propos. En matière de sécurité nationale, “il n’y a ni coalition ni opposition”, a-t-il déclaré.
“Le meurtre de Suleimani est un message adressé à tous les chefs de la terreur mondiale : ce sont vos têtes [qui sont menacées]”, a également ajouté le général israélien, responsable par ailleurs de la mort de milliers de Palestiniens innocents à Gaza et ailleurs.
L’Iran répliquera certainement, non seulement contre des cibles américaines mais aussi contre des cibles israéliennes, car Téhéran est convaincu qu’Israël a joué un rôle majeur dans l’opération. Les questions pressantes concernent davantage la nature et le calendrier de la réponse iranienne : jusqu’où ira-t-il pour envoyer un message encore plus fort à Washington et à Tel Aviv ? Et Téhéran pourrait-il envoyer un message décisif sans accorder à Netanyahu son souhait d’une guerre totale entre l’Iran et les États-Unis ?
Les récents événements en Irak – les manifestations de masse et la tentative de manifestants non armés de prendre d’assaut l’ambassade américaine à Bagdad le 31 décembre – ont, dans une certaine mesure, changé la donne.
Initialement, ces manifestations étaient considérées comme un signe de colère face aux dernières frappes aériennes américaines contre un groupe de milices soutenues par l’Iran, mais ces rassemblements ont également eu des conséquences inattendues, particulièrement dangereuses d’un point de vue militaire et stratégique pour les États-Unis.
Pour la première fois depuis le faux “retrait” américain d’Irak sous la précédente administration de Barack Obama en 2012, une nouvelle entente collective a commencé à mûrir parmi les Irakiens et leurs représentants selon laquelle les États-Unis devaient quitter le pays pour de bon.
Agissant rapidement, les États-Unis, avec une incitation israélienne palpable, ont assassiné Suleimani pour envoyer un message clair à l’Irak et à l’Iran selon lesquels exiger ou attendre un retrait américain est une ligne rouge qui ne peut pas être franchie – et à tout le Moyen-Orient que l’affaiblissement américain dans la région ne sera pas répété en Irak.
L’assassinat de Suleimani a été suivi par encore plus de frappes aériennes américaines contre les alliés de l’Iran en Irak, afin de souligner également le niveau de détermination des États-Unis pour aller vers une confrontation encore plus violente.
Alors que l’Iran pèse désormais ses réponses possibles, il doit également être conscient des conséquences géostratégiques de ses décisions. Une décision iranienne contre les intérêts américano-israéliens devrait être convaincante du point de vue de l’Iran et de ses alliés, mais, encore une fois, sans déboucher sur une guerre totale.
Quoi qu’il en soit, la prochaine décision de l’Iran définira les relations irano-américano-israéliennes dans la région pour les années à venir et intensifiera davantage le “Grand Jeu” régional et international en cours, qui sera pleinement déployé dans tout le Moyen-Orient.
L’assassinat de Suleimani pourrait également être compris comme un message clair à la fois à la Russie et à la Chine, que les États-Unis sont prêts à mettre le feu à toute la région afin de maintenir leur présence stratégique et servir leurs intérêts économiques – qui, pour la plupart, dépendent du pétrole et du gaz irakiens et arabes.
Cet assassinat s’est produit dans la foulée d’un exercice naval conjoint russe, chinois et iranien dans l’océan Indien et le golfe d’Oman, démarré le 27 décembre. La nouvelle des exercices militaires a dû être particulièrement alarmante pour le Pentagone, puisque l’Iran – destiné à être isolé et intimidé – devient de plus en plus un point d’accès régional pour les puissances militaires chinoise et russe, la première émergente et et la seconde de retour.
Suleimani était un général iranien, mais son large réseau et ses alliances militaires dans la région et au-delà ont fait de son assassinat un sanglant message envoyé par Washington et Tel Aviv selon lequel ils sont prêts à tout, quel qu’en soit le prix.
La balle est maintenant dans le camp de l’Iran et de ses alliés.
À en juger par les expériences passées, il est fort probable que Washington regrettera avant longtemps d’avoir assassiné le général iranien, et pour de nombreuses années.
* Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Son prochain livre est «The Last Earth: A Palestine Story» (Pluto Press). Baroud a un doctorat en études de la Palestine de l’Université d’Exeter et est chercheur associé au Centre Orfalea d’études mondiales et internationales, Université de Californie. Visitez son site web: www.ramzybaroud.net.
* Romana Rubeo est traductrice freelance et vit en Italie. Elle est titulaire d’une maîtrise en langues et littératures étrangères et spécialisée en traduction audiovisuelle et journalistique. Passionnée de lecture, elle s’intéresse à la musique, à la politique et à la géopolitique.
22 octobre 2019 – Middle East Monitor – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah