Chronique de Palestine: Leïla, pouvez-vous rapidement vous présenter et nous parler de votre spécialisation en tant qu’analyste traitant du Proche-Orient contemporain ?
Leïla Seurat: Née à Beyrouth en 1984 j’ai été dès l’enfance marquée au fer par le Proche-Orient et la guerre. Cette attache émotionnelle et affective avec le Liban mais aussi la Syrie, pays d’où ma mère est originaire, explique pourquoi j’ai choisi de consacrer mes premiers travaux à la Palestine.
L’objectivité totale n’existe pas, certes. Il y a là un consensus parmi les chercheurs. Toutefois, la neutralité doit rester notre fil d’Ariane et la Palestine incarnait pour moi le terrain idéal, suffisamment proche pour le comprendre, et suffisamment distant pour tenter de maintenir cette neutralité.
Je crois que mon engagement dans les sciences sociales est mû avant tout par deux choses : une curiosité au monde et un désir de décrypter les mécanismes d’une réalité sociale qui, par-delà le visible s’avère souvent bien éloignée des apparences – c’est pourquoi je pars souvent d’une idée préconçue ou communément admise pour tenter de la déconstruire – un engagement personnel, un moyen de mieux me connaître et de trouver ma place dans le monde.
Puis depuis la fin de mon doctorat en 2014 je m’intéresse au domaine de la sécurité et aux institutions policières au Moyen-Orient. Mon premier cas d’étude est consacré au Liban, que j’estime désormais être en mesure d’aborder ayant acquis une distance critique et une maturité intellectuelle.
CP: Dans votre ouvrage paru aux Editions du CNRS en 2015, “Le Hamas et le monde”, vous traitez de la politique internationale du mouvement Hamas. Pourquoi avoir choisi de mettre précisément l’accent sur cette question à propos de ce mouvement ?
LS: Pour deux raisons. La première est liée au blocus de 2006 : bien que boycotté et placé sur la liste des organisations terroristes, le Hamas parvient tout de même à mener une politique étrangère en usant de réseaux à la fois officieux et officiels, en donnant à voir tantôt les formes d’une contestation, tantôt de la conciliation.
Cette diplomatie que l’on peut qualifier d’hybride s’apparente en fin de compte à celles d’acteurs étatiques plus classiques. L’autre aspect particulièrement intéressant est celui de lien entre parrains extérieurs et autonomie de la décision en interne. Le cas palestinien illustre parfaitement cette dépendance des acteurs politiques vis-à-vis de puissances étrangères.
Si on présente souvent le Hamas comme un pion de l’Iran dans la région, au service des intérêts de la République islamique, on devrait aussi le faire pour le Fatah et l’Autorité palestinienne de Ramallah dont la dépendance vis-vis des bailleurs de fonds américain et européen affaiblit également son indépendance en terme de décision politique.
D’où le troisième intérêt de consacrer un travail à la politique étrangère qui n’est jamais autonome par rapport aux enjeux de politique intérieure.
CP: Dans sa gestion des relations extérieures, le Hamas “navigue-t-il à vue” dans le contexte aujourd’hui si explosif et chaotique du Proche-Orient ? Ou distinguez-vous une approche malgré tout constante dans sa politique extérieure ?
LS: Pièce maîtresse du « front de refus » aux côtés de l’Iran et la Syrie et du Hezbollah, le Hamas a vu sa place régionale fortement déstabilisée par le déclenchement des soulèvements dans le monde arabe.
Pris en tenaille entre sa solidarité affichée avec les précédentes révoltes tunisienne et égyptienne et sa volonté de demeurer en Syrie où le pôle extérieur du mouvement était installé depuis 2000, le Hamas fini par quitter Damas au risque d’y perdre son précieux allié iranien.
Depuis 2012, il tente de regagner les faveurs de la République islamique qui n’a cependant pas interrompu son soutien économique à la Résistance islamique. Le Hamas est donc plus que jamais isolé depuis l’été 2013, après la déposition du président Morsi et la contre-révolution en Égypte, le maintien de Bachar al-Assad en Syrie, le rapprochement qataro-saoudien, la réconciliation israélo-turque.
Le Hamas a anticipé la chute du régime syrien qui n’est jamais advenue et il n’a pas su prévoir le retour à l’ordre ancien au Caire. Il faut aussi souligner qu’il existe différentes tendances qui coexistent au sein du mouvement sur ces questions, entre un pôle gazaoui qui a le plus souvent appelé au maintien de l’alliance iranienne et un pôle extérieur qui, évoluant dans un environnement bien différent de celui de Gaza et, porteur d’intérêts propres, a cherché le soutien incertain du côté de puissances sunnites.
CP: Lors du court passage au pouvoir du Président égyptien Muhammad Morsi, pensez-vous que le Hamas a connu un véritable “appel d’air” ? A-t-il su exploiter au mieux cette courte période ?
LS: La présidence de Mohamed Morsi en Égypte n’a pas engagé, comme certains ont bien voulu le croire, un changement décisif de politique étrangère. Le président Morsi a joué exactement le même rôle que ces prédécesseurs lors de l’opération « piliers de défense » contre la bande de Gaza en novembre 2012.
Toutefois, il faut bien reconnaître que Morsi a souhaité témoigner de sa solidarité avec le Hamas en dépêchant son premier ministre à Gaza alors même que la guerre n’était pas encore terminée.
Autre signe qui peut également aller dans le sens d’une solidarité affective est l’organisation de la tenue des élections internes au Hamas au Caire, contre l’avis de l’armée.
Pour leur part, les accusations d’une collaboration entre les deux mouvements qui auraient cherché à faire du Sinaï une zone pour les Palestiniens restent non vérifiées.
CP: Le mouvement Hamas n’a-t-il pas fait le choix de s’adresser en priorité aux organisations (institutionnelles ou populaires) du monde islamique, plutôt qu’au monde occidental ?
LS: Le Hamas n’a pas cherché volontairement (exclusivement) à s’adresser aux acteurs du monde musulman. Bien au contraire, son objectif ultime est d’être reconnu par l’ensemble de la communauté internationale.
Ce sont bien les États-Unis, l’Union européenne, en bref le Quartet, qui ont refusé toute collaboration avec le mouvement.
CP: Comment expliquez-vous l’équilibre apparemment trouvé entre l’approche religieuse et celle plus pragmatique d’une organisation politique plus classique ?
LS: L’un des objectifs centraux de mon étude était justement de montrer qu’il n’y a pas nécessairement de dichotomie entre les intérêts politiques d’un mouvement et ses convictions idéologiques.
Ces dernières peuvent accompagner naturellement ses intérêts ou parfois s’y opposer. Dans ce deuxième cas de figure, le Hamas réussi le plus souvent à présenter son idéologie religieuse de façon à ce que celle-ci que celle-ci coïncide à ses priorités politiques contingentes.
La trêve (hudna) présentée comme une forme de résistance l’illustre parfaitement.
Ce succès est toutefois à relativiser. D’autres mouvements concurrents à Gaza n’acceptent pas nécessairement ces reformulations permanentes ou en profitent pour décrédibiliser le Hamas.
CP: Pensez-vous que le Hamas a su éviter les écueils des divisions inter-confessionnelles ?
LS: Le Hamas poursuit des objectifs politiques qui priment sur les considérations d’ordre idéologique ou confessionnels, comme l’atteste son alliance stratégique avec la République islamique d’Iran.
Afin d’en minimiser la contradiction idéologique, cette alliance est présentée comme une alliance musulmane, conforme au front islamique mondial puisqu’il n’y aurait « qu’un seul Coran, un seul islam ».
CP: Vous abordez la question de la concurrence imposée par le “Jihad islamique”, même si les deux organisations coopèrent apparemment étroitement en période de conflit ouvert avec l’occupant israélien. Comment expliquez-vous des choix stratégiques aussi différents dans le cas de cette organisation de la résistance, puisqu’elle ne vise pas de rôle institutionnel en Palestine et ne modifie en rien son alignement de fait sur l’axe sans doute improprement qualifié de “Axe chiite” ?
LS: Le Jihad islamique n’est pas, à l’inverse du Hamas dans une logique de prise du pouvoir politique.
Son attachement à la lutte armée constitue en ce sens une permanence idéologique contrairement au Hamas qui a adopté la lutte armée tardivement, résultat d’une approche plus opportuniste au moment du déclenchement de la première Intifada.
Le Jihad islamique, tout comme le Fatah, est d’ailleurs né d’une scission interne aux Frères musulmans qui restaient attachés à l’islamisation de la société et refusaient le passage à la lutte armée.
Cet attachement du Jihad islamique à la lutte armée n’est d’ailleurs pas sans lien avec la révolution iranienne qui a constitué dès 1979 un modèle à suivre pour le mouvement, contrairement au Hamas qui, jusqu’au début des années 1990, restait réticent et souhaitait demeurer fidèle à la pensée idéologique issue des Frères musulmans.
Récemment, plusieurs membres du Jihad islamique se sont même convertis au chiisme.
CP: Du point de vue des perspectives en Palestine, existe-t-il aujourd’hui, dans la totalité de la Palestine de 1948 comme dans la Diaspora palestinienne, un risque d’une concurrence et d’une influence significative de l’État islamique ? Dans quelle mesure L’État islamique n’est-il pas, pour une part, un avatar de l’occupation israélienne ?
LS: Aucune faction jihadiste n’a jusqu’à présent était officiellement reconnue par l’État islamique même si certains groupes s’en réclament. C’est le cas des partisans de l’État islamique à Jérusalem (Jamaat ansar al-Dawla al-Islamiya fi bayt al-Maqdis) qui, en mai 2015, revendique l’explosion du quartier général du Hamas à Gaza, après avoir lancé un ultimatum pour libérer les prisonniers jihadistes récemment arrêtés.
Si dans un premier temps rien ne permettait de penser que ce groupe était effectivement lié à Daech, les liens entre cette micro-cellule et l’État islamique ont été clarifiés depuis que son contingent militaire, le bataillon du cheikh Abou al-Nour al-Maqdisi, achemine des volontaires vers la Syrie et l’Irak.
En juin 2015, par la voix de deux combattants gazaouis à Alep, ils ont diffusé une vidéo dans laquelle ils appelaient à s’en prendre au Hamas, promettant de faire de Gaza un champ de bataille à l’instar du camp de réfugiés de Yarmouk. Cette menace touche donc avant tout le Hamas.
Toutefois, cela n’empêche pas ce dernier d’instrumentaliser le label « Daech » pour renforcer sa répression contre les groupes jihadistes traditionnels liés à al-Qaïda. Cette instrumentalisation explique la manifestation de dizaines de jihadistes porteurs du drapeau du l’EI devant l’enceinte de l’Institut français de Gaza, en janvier 2015, à la suite de l’attaque contre Charlie Hebdo.
Israël profite également de ce nouvel épouvantail pour justifier son blocus contre la bande de Gaza, considérant qu’il existe une alliance stratégique entre le Hamas et l’État islamique dans le Sinaï.
CP: Le Hamas étant un mouvement de résistance profondément ancré dans la société palestinienne, ne pensez-vous pas que son choix de la résistance face à l’occupation israélienne, était à un certain stade de son développement un choix inévitable ?
LS: Le Hamas n’a pas toujours adopté la résistance comme choix stratégique. Le mouvement des Frères musulmans est resté largement absent de la lutte armée contre Israël jusqu’au déclenchement de la première Intifada en 1987.
Son engagement dans la confrontation avec Israël procède donc en premier lieu d’un choix opportuniste : saisir l’occasion de répondre au soulèvement populaire afin de ne pas se retrouver marginalisé sur la scène palestinienne.
La résistance face à Israël a par la suite été un moyen utile de concurrencer son adversaire politique le Fatah ainsi que l’OLP au moment de l’instauration de l’Autorité Palestinienne en 1994. Les actions armées et tirs de roquettes doivent en ce sens aussi se lire dans le cadre de la compétition politique inter-palestinienne.
Depuis sa prise de Gaza par la force en juin 2007, le Hamas ne cesse de maintenir le calme, empêchant systématiquement les autres factions armées de Gaza comme le Jihad islamique ou les groupes jihadistes, de lancer des roquettes en direction d’Israël.
Juillet 2016 – Propos recueillis par Chronique de Palestine