Par Ramzy Baroud
Nada Elia va droit au fait. Militante de principes et universitaire accomplie, elle écrit avec honnêteté et vigueur.
En entamant une tournée de conférences dans le monde entier, un article qu’elle a écrit il y a deux ans était présent dans mon esprit. Intitulé « Fini les types gentils : des militants israéliens blancs exploitent la solidarité avec la Palestine », cet article détaille un certain degré d’exploitation de la solidarité palestinienne par des intellectuels ex-sionistes qui demandent des défraiements élevés et un traitement spécial lorsqu’ils viennent parler de leur moralité, de leur prise de conscience et conversion idéologique.
En effet, certains de ces « gentils » extorquent tellement de revenus qu’ils ont transformé la solidarité en une affaire juteuse.
Pour mémoire, je ne demande jamais d’honoraires, et si / quand les honoraires sont proposés en raison des règles de certains instituts académiques ou de recherche, je demande que l’argent soit envoyé à une organisation caritative qui travaille pour rendre autonomes les communautés palestiniennes sur le terrain.
C’est une question de principe. L’argent a corrompu la cause palestinienne. L’argent des donateurs – les milliards de dollars reçus par l’Autorité Palestinienne (AP) à Ramallah – a transformé une révolution et un projet de libération nationale en un investissement massif avec de nombreux bienfaiteurs et de nombreux bénéficiaires. Cependant, la plupart des Palestiniens restent pauvres et le chômage monte en flèche.
Malgré les milliards récoltés par une AP corrompue depuis sa fondation en 1994, la plupart des Palestiniens dans les territoires occupés vivent toujours dans une incertitude économique désastreuse. Les femmes sont les plus durement touchées.
Un rapport récent de Harry Fawcett d’Al Jazeera parle d’une triste réalité en Cisjordanie et qui touche particulièrement les femmes. Alors que 13% de l’ensemble des femmes palestiniennes détiennent un diplôme universitaire (contre 9% des hommes), seulement 19% de l’ensemble des femmes en âge de travailler ont un emploi ou cherchent un emploi.
Bien que les femmes palestiniennes soient parmi les femmes les plus éduquées de la région, elles ont le moins d’opportunités d’emploi. Le taux d’emploi chez les femmes palestiniennes (19%) est nettement inférieur à celui des femmes actives dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, qui est actuellement de 25%, et encore plus faible en comparaison de la moyenne mondiale qui est de 51%.
Ce ne devrait pas être le cas, car 62% de tous les étudiants qui préparent actuellement un diplôme universitaire en Palestine sont des femmes.
Selon le rapport de Fawcett, la raison principale derrière les difficultés vécues par les femmes palestiniennes est l’occupation israélienne, qui a détruit les activités palestiniennes qui employaient traditionnellement des femmes, à savoir l’agriculture et les manufactures.
Revenons à l’article d’Elia – “No More Mr Nice Guy”. “J’en ai discuté avec de nombreux amis, toutes sauf une femme de couleur, et nous avons tous exprimé une extrême frustration face à l’opacité autour de ce sujet”, écrit-elle.
«Nous (les femmes de couleur) sommes généralement les intervenantes qui acceptons les honoraires les plus bas, plus sérieusement, nous sommes celles qui se voient offrir les honoraires les plus bas», explique Elia.
Comparez cela à “Mr Nice Guy”, qui reçoit un “traitement royal … A un taux fixe … Ne négocie pas, et obtient ce qu’il a demandé”.
“La différence dans les honoraires est plus évidente quand les militants pour la justice en Palestine célèbrent les juifs qui présentent bien – justement parce qu’ils sont décents”. Les “gentils” Israéliens sont dans une catégorie à part, placés sur un piédestal, considérés comme des héros simplement parce qu’ils ne sont pas violents, meurtriers et racistes”.
Il est choquant de penser que les femmes, en particulier les femmes palestiniennes, sont marginalisées même au sein du “mouvement de solidarité palestinien” au profit de l’intellectuel israélien mis en avant, dont le principal argument de vente est qu’il est un «antisioniste» conscient.
Penser que les femmes palestiniennes vivent une réalité similaire en Palestine – en étant éduquées mais désavantagées à cause de l’occupation israélienne – est remarquablement injuste.
Mais je vais pousser l’argument encore plus loin : l’intellectuel palestinien et le récit palestinien dans son ensemble sont également défavorisés, même par ceux qui soutiennent qu’ils se battent pour les droits et la liberté des Palestiniens.
Comment cela est arrivé est intéressant et multiforme. C’est le résultat de l’autocensure et de la position défensive inhérente aux militants occidentaux de la solidarité, souvent pétrifiés à l’idée d’être étiquetés comme «antisémites».
J’ai rarement éprouvés les mêmes sentiments lorsque je voyageais en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient et en Amérique du Sud. L’hémisphère sud se rapporte à la Palestine à un tout autre niveau : des expériences historiques uniques et partagées. Pour eux, la solidarité avec les Palestiniens est souvent ancrée dans leur propre histoire de luttes anti-colonialistes et anti-impérialistes.
La première réunion de solidarité avec les Palestiniens à laquelle j’ai assisté peu de temps après mon départ de la Palestine, il y a plus de deux décennies, s’est déroulée dans l’État de Washington. Le point de vue des Palestiniens n’y a guère été abordé.
Les militants les plus âgés – certains disant s’être battus pour la Palestine depuis des décennies – tenaient un discours pro-palestinien dépourvu d’une véritable compréhension de la réalité palestinienne, de l’histoire ou de la complexité de la culture, de la vie et des aspirations collectives palestiniennes.
La réunion s’est principalement concentrée sur la façon dont les soldats israéliens sont, eux aussi, victimes de l’occupation israélienne, puisqu’ils développeraient des troubles post-traumatiques et psychologiques qui font craindre pour leur famille et leur vie sociale…
Quand ils parlaient du peuple palestinien, ils le présentaient comme un victime – avec des chiffres, des croquis et des tableaux à l’appui – confrontée à la misère humaine et à un infini chagrin. Et bien sûr, ils dénonçaient les Palestiniens violents et condamnaient dûment toute forme de “terrorisme” et d’ “antisémitisme”.
Ces dernières années, le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) et le travail de nombreux militants et intellectuels palestiniens indépendants ont remis en question l’approche misérabiliste de la solidarité, en assumant une prise en main du mouvement et en présentant un discours volontaire centré sur la Palestine. Mais l’ancienne tendance est trop bien ancrée pour disparaître facilement.
Le principal défi pour le mouvement de solidarité est qu’il a été construit en réponse au récit sioniste, lequel est puissant et omniprésent en Occident. Ce discours a conditionné tout débat sur la Palestine, déterminé les priorités et le vocabulaire.
De nombreux groupes de solidarité avec la Palestine autour du monde, mais surtout en Occident, ont été construits pour combattre les fausses représentations et remettre en question la conception dominante qui avait fait du Palestinien un “terroriste” et le peuple palestinien un obstacle au progrès et à la civilisation, supposés représentés par Israël.
Cette attitude défensive du mouvement de solidarité avec la Palestine a fait que le débat et tout le discours sont presque entièrement, bien qu’inconsciemment, fixés par les priorités israéliennes et sionistes.
Pour eux, la culture palestinienne, l’histoire, la politique sont subordonnées à l’histoire sioniste et à la politique israélienne. Leur compréhension de la crise des réfugiés, par exemple, a été façonnée par l’historien israélien Benny Morris (un sioniste par excellence) et non par l’historien palestinien Salman Abu Sitta. Son dernier livre, Mapping My Return, devrait être une lecture obligatoire pour quiconque est vraiment désireux de comprendre ce que signifie le Droit au Retour.
Mais la Palestine n’a pas été inventée en 1948. Ce n’est pas l’installation par la force d’Israël sur les villes et villages ruinés de Palestine qui a donné naissance à un peuple appelé Palestiniens. L’identité nationale palestinienne n’est pas un fait accidentel qui aurait été produit par l’occupation israélienne.
Ceux qui insistent sur le droit au retour des réfugiés palestiniens parlent de la centralité de la Nakba de 1948, alors que ceux qui défendent la «solution des deux États» nient l’histoire des Palestiniens avant la guerre et l’occupation israélienne de 1967.
Cette exploitation commode de l’histoire palestinienne a fragmenté l’identité du Palestinien, dans l’esprit de beaucoup, et a par essence déshumanisé le peuple palestinien – un peuple ancien qui a existé et prospéré depuis des millénaires avant la naissance du mouvement sioniste à la fin du 19ème siècle.
“En tant que Palestinien, mon meilleur argument contre le sionisme est ma propre histoire, ma mémoire, mes souvenirs et l’histoire orale d’autres Palestiniens,” a écrit le professeur Rima Najjar.
Pourtant, la mémoire palestinienne est rarement le centre de la discussion, laquelle est focalisée depuis près de 25 ans sur le discours futile autour d’un «processus de paix», de «compromis douloureux», de «formule terre contre paix» et de la «solution à deux États», le tout n’ayant jamais eu l’objectif de résoudre quoi que ce soit.
Le discours – même celui défendu par certains éléments du mouvement de solidarité avec la Palestine – est souvent façonné par les sensibilités occidentales israéliennes. Il serait impensable, par exemple, qu’un groupe de solidarité de premier plan défende publiquement la résistance armée palestinienne ou les choix démocratiques du peuple palestinien lors des élections de 2006.
“La résistance culturelle (est) la seule résistance que nous puissions utiliser en tant que Palestiniens dont le chemin vers la résistance politique est effectivement bloqué”, a écrit Najjar. “Ceci, ajouté à la solidarité collective engendrée par le Mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS), est l’argument le plus fort contre les pratiques intolérables du Mouvement sioniste.”
Je suis d’accord. La Palestine n’est pas un tableau ou une présentation PowerPoint faite de chiffres et de statistiques. La Palestine ne peut être comprise à travers le discours du mouvement sioniste (qui était et reste dédié à l’effacement de l’identité palestinienne) ni le discours politique étouffant du «processus de paix» et autres prétentions.
Si le discours palestinien n’est pas diffusé d’une manière décisive, indépendante de la validation de l’Occident ou des Israéliens antisionistes, il n’acquerra jamais l’impact mondial qui pourrait potentiellement effacer du paysage le discours sioniste, basé sur les fabrications et les mensonges.
Pour que cela se produise, les nouveaux historiens, les représentants culturels et les militants palestiniens doivent prendre la parole et s’exprimer au nom de leur peuple et d’eux-mêmes. Leur rôle devrait aller au-delà des récits de la victimisation et de la misère. La Palestine est aussi un lieu de résistance, d’espoir et d’autonomisation, illustrant une culture forte et enracinée qui a survécu et vaincu de nombreux envahisseurs à travers le temps.
La nouvelle génération montante devrait se battre pour prendre la tête de ce processus. La Palestine a besoin de sang neuf, de femmes et d’hommes capables, à même de s’affirmer, qui doivent se réapproprier, voire libérer leur discours et leur lutte qui est des plus honorables.
* Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Son prochain livre est «The Last Earth: A Palestine Story» (Pluto Press). Baroud a un doctorat en études de la Palestine de l’Université d’Exeter et est chercheur associé au Centre Orfalea d’études mondiales et internationales, Université de Californie. Visitez son site web: www.ramzybaroud.net.
16 mars 2018 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah