Par Amjad Iraqi
Les militants palestiniens critiquent depuis longtemps l’utilisation du mot “frontière” pour décrire la ligne d’armistice de 1949 qui sépare Gaza d’Israël, et que les manifestants de la Grande Marche du Retour tentent de franchir au péril de leur vie.
Le terme de “frontière”, permet à Israël de donner à croire qu’il a légalement le droit de tirer sur les participants de la Marche du retour, pour défendre sa souveraineté et sa sécurité. Israël prétend en outre qu’il n’occupe plus la bande de Gaza depuis que son gouvernement a démantelé, en 2005, les colonies qu’il y avait installées, et qu’il n’est donc pas responsable de ce qui s’y passe.
Ce sont des arguments fallacieux. Le blocus et le contrôle d’Israël sur Gaza est total. Israël contrôle tous les points de passage terrestres à l’est et au nord ainsi que le rivage de la mer Méditerranée à l’ouest, tandis que l’Égypte contrôle le sud. Ce qu’Israël appelle “frontière” est en fait un réseau militarisé de navires de guerre, de fils barbelés, de barrières électroniques, de mortelles zones tampons et de systèmes de surveillance qui, tous ensemble, fonctionnent comme la clôture d’une prison à ciel ouvert.
En termes juridiques, Israël conserve le “contrôle effectif” de la bande (y compris celui de la circulation des personnes, de son espace aérien, de la circulation des marchandises et d’autres nécessités de la vie quotidienne), et reste donc sa puissance occupante.
Les associations de droits humains ont passé des années à analyser et documenter la nature de l’occupation israélienne au regard du droit international, et la responsabilité que les tiers ont d’y mettre fin. Cependant, le droit ne vaut que s’il est assorti de la volonté de le faire respecter ; et un demi-siècle plus tard, leurs efforts n’ont pas donné grand’ chose.
Les lois ne sont pas en cause, elles sont bien faites, mais elles n’ont pas réussi à provoquer de mobilisation politique, ni à affaiblir le régime militaire israélien.
Les ambiguïtés propres aux Palestiniens concernant la ligne verte ont encore compliqué les choses. Nous insistons sur les structures militaires qui ont vu le jour depuis 1967, tout en soulignant que le vrai problème est celui de 1948.
Nous insistons sur l’obligation d’Israël de respecter le droit international, mais nous reprochons à la loi d’être inutile dans la pratique. Nous décrivons la Nakba en cours comme un mélange de colonialisme, d’occupation et d’apartheid, mais nous arrivons à des conclusions différentes quant à la solution. Ces débats sont naturels, mais ils brouillent les enjeux de la lutte et le discours qui la justifie et l’encourage.
Israël a profité de cette confusion pour faire de Gaza une zone à la fois séparée et annexée sous le contrôle d’Israël. Il a transformé l’endroit en une sorte de purgatoire, un état intermédiaire qui lui permet tout à la fois d’échapper à ses responsabilités et de justifier ses violences. Cela a occulté un fait controversé et pourtant irréfutable : au bout de 51 ans, la bande de Gaza peut difficilement être considérée comme un “territoire occupé”.
C’est devenu une partie d’Israël qui subit un régime de ségrégation, d’exception et de privation ; la copie conforme des districts, townships et réserves dans lesquels étaient parquées les populations indigènes et les communautés de couleur dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, aux États-Unis et dans d’autres régimes coloniaux. En d’autres termes, les Palestiniens ne sont plus opprimés à l’extérieur de l’État d’Israël ; ils sont enfermés et brutalisés à l’intérieur de celui-ci.
La ligne verte a joué un rôle clé dans le camouflage de ce système complexe. Comme l’annexion de facto de la Cisjordanie – où la multiplication des colonies et la présence militaire d’Israël ont également effacé la “frontière” – dans les faits, Gaza est passée sous juridiction israélienne. Le Hamas, à l’instar de l’Autorité palestinienne, est considéré comme le pseudo-gouvernement d’un “pays ennemi” hostile, mais qu’Israël peut maintenir sous sa loi tant qu’il reste enfermé derrière une clôture et sous bonne garde.
Les milliers de participants à la Marche du retour ne sont pas des “infiltrés” qui tentent d’entrer de force dans un État souverain, mais des “citoyens” déplacés et privés de leurs droits, qui tentent de fuir le ghetto dans lequel cet État les enferme. L’armée ne résiste pas à des “envahisseurs étrangers”, mais elle tue et élimine ses propres natifs.
Ce recadrage est essentiel pour comprendre la hauteur, la largeur, la profondeur et la violence des politiques d’Israël, et pour élaborer des méthodes plus énergiques pour lutter contre l’injustice. En arrachant le masque de la Ligne verte, les Palestiniens et leurs alliés pourraient contrecarrer les efforts d’Israël pour isoler Gaza de la Cisjordanie et nier le droits des Palestiniens de retrouver leurs demeures ancestrales.
Ce qu’Israël craint plus encore qu’un État palestinien, c’est une population palestinienne qu’il ne peut pas désavouer, et le mythe selon lequel Gaza est “séparée” d’Israël lui permet de conjurer cette crainte. Il faut briser le mythe et exposer au grand jour la peur raciste d’Israël. Alors l’issue politique deviendra claire pour tout le monde : si les Palestiniens ne peuvent pas obtenir leur indépendance derrière la Ligne verte, ils exigeront d’être traités en égaux, ligne verte ou pas.
Briser ce mythe, c’est exactement ce que fait la Marche du retour.
Auteur : Amjad Iraqi
* Amjad Iraqi est membre de l'équipe de direction d'Amdallah, qui travaille à promouvoir et à défendre les droits des citoyens palestiniens arabes d'Israël. Amjad est diplômé de l'Université de Toronto en études sur la paix et les conflits, et achève actuellement un M.A. dans les études de gestion de la paix et des conflits à l'Université de Haïfa.Son compte twitter.
17 mai 2020 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet